Situation du passage

La scène I,3 constitue la deuxième grande scène de l’exposi­tion, après la scène I,1 à laquelle elle fait écho, et qu’elle suit presque immédiatement. La pièce s’est en effet ouverte sur un moment critique, puisque Hippolyte a avoué à son confident Théramène sa décision de quitter Trézène : il fuit les charmes de la jeune captive Aricie, il souhaite partir à la recherche de son père Thésée, absent depuis de longs mois, et redoute, sans bien les cerner, les sentiments que nourrit à son égard Phèdre, sa belle-mère. Celle-ci, héroïne éponyme de la pièce, apparaît enfin, nimbée d’un halo de mystère, car les confidents l’ont décrite comme atteinte d’un mal inconnu (v. 45, 146). Seule avec sa confidente, elle s’apprête à lui confier les causes de son étrange maladie.

Projet de lecture

On montrera comment cette scène d’aveu associe, dès le début de la pièce, les thèmes de la passion et de la fatalité. En d’autres termes, comment l’amour s’exprimant ici fait-il pressentir la violence tragique qui est sur le point d’embraser Trézène ?

Composition du passage

La scène joue sur l’attente de la révélation ; son mouvement général est celui d’un crescendo : l’aveu de Phèdre se fait entendre peu à peu et culmine dans l’ardente tirade finale. À un premier mouvement d’abandon (v. 153-179) où Phèdre semble ne s’adresser qu’à elle-même succède un moment dominé par Œnone exhortant sa maîtresse à reprendre goût à la vie (v. 179- 216). Le troisième mouvement constitue l’aveu de Phèdre à pro­prement parler : celui-ci ne s’exprime d’abord que progressive­ment et péniblement, mais, pressée par Œnone, Phèdre se lance enfin dans une longue tirade exaltée où elle expose par étapes la naissance et le développement de sa passion maudite. Œnone joue dans cette progression un rôle capital : c’est elle qui exhorte sa maîtresse à parler, c’est elle qui, par sa question (v. 17g), pousse Phèdre à prendre conscience de son aliénation ; c’est elle, surtout, qui prononce le nom d’Hippolyte (v. 264), qui renverse le rythme de la scène et déclenche l’aveu.

Analyse du passage

Une scène d’exposition

La maîtresse et la confidente : un duo traditionnel ?

  • Confiance et affection de Phèdre pour Œnone (« chère Œnone », v. 153) ; dévouement indéfectible et maternel d’Œnone (v. 233- 236).
  • Œnone, entre questionnement et exhortation : modalité interrogative et usage de l’impératif présent.
  • Une relation dissymétrique : vouvoiement/tutoiement, apos­trophes (« Madame » / « Œnone »).
  • L’affrontement de deux mondes : antithèse mort/vie, passé/ avenir.

Apport d’informations sur la situation initiale

-Enjeux affectifs: la naissance de l’amour de Phèdre pour Hippolyte.

  • Enjeux politiques : vers 201-205,210-212.

Des effets d’annonce (valeur proleptique)

  • Figures d’opposition: antithèses, oxymores: le déchirement intérieur de Phèdre annonce une action avant tout psychologique. -Champs sémantiques de la mort et du sacrifice: Phèdre se présente elle-même comme la victime à sacrifier. Œnone annonce qu’elle mourra la première (v. 230).
  • D’où une scène d’exposition atypique. D’une part, la tragédie ne sera finalement que l’attente d’un geste annoncé dès le départ et suspendu pendant cinq actes (le suicide de l’héroïne). D’autre part, ce piétinement est mimé par la structure circulaire de cette scène, encadrée par deux annonces de la mort de Phèdre (v. 154,316).

La passion racinienne

  • Une maladie physique : la passion comme souffrance (patior). Le champ sémantique de la maladie.

Les symptômes du corps mourant. Unique didascalie de la pièce (v. 157): «elle s’assied»: épuisement: asthénie (faiblesse, v. 154-155), aphasie (incapacité de parler, v. 275), insomnie (v. 191-192), anorexie (v. 193-194), suffocation (v. 297).

Des sensations contradictoires : les vers 273-276 signalent une scission de l’être.

Le corps trahissant la faute: le thème de la rougeur (v. 182, 185,273).

  • Une maladie mentale

« Un trouble » (v. 274) : « mon âme éperdue » (v. 274), « ma rai­son égarée » (v. 282) (désignations du moi par des synecdoques qui soulignent la schizophrénie s’emparant de Phèdre).

Un comportement incohérent : vers 162-168.

Un repli du je sur lui-même: Phèdre ne répond pas d’abord à Œnone, mais s’adresse à elle-même, au Soleil, aux dieux. Omni­présence du je dans la tirade finale.

  • Un amour idolâtre : vers 285-286,288,293. Là encore, synecdo­ques des vers 284-285.

Dépossession de soi, scission du moi : autres synecdoques (v. 184,221,222,240,290). Le je passionné est aussi passif.

Le rôle central du regard : vers 272-275,290,303 notamment. Transition: ces caractéristiques se retrouvent chez d’autres grands amoureux raciniens mais elles sont chez Phèdre portées à un point d’incandescence et de violence maximales, car la passion dont il s’agit ici est maudite : née du désordre et de la monstruosité, elle ne peut mener qu’au désordre et à la mons­truosité.

L’irruption du tragique

Terreur et pitié

  • Intensité dramatique et émotive : la rhétorique du haut degré (hyperboles et superlatifs), la brièveté de nombreuses répliques (proches de la stichomythie), l’abondance de modalités exclamatives et interrogatives, les apostrophes.

Pitié : les pleurs d’Œnone (v. 243).

Terreur : vers 238,261. C’est la parole qui déclenche l’horreur. Hérédité et destin

La famille du Soleil : vers 169-172 et la haine de Vénus (v. 249).

  • Le thème du sang maudit (v. 278) annonce le poison qui coulera dans les veines de Phèdre (v. 190) et associe ainsi les thèmes de la mort et de la parenté.

Le feu et le sang : le lien entre amour et malédiction. Les « feux redoutables » (v. 277) riment avec les « tourments inévitables » (v. 278).

Crime et châtiment : vers 163,217,219,221,281 notamment.

  • Une passion invincible : vers 277-290 (imparfaits itératifs, plu­riels, multiplication des verbes d’action), 301. Expression de l’échec: vers 283 (préfixes privatifs exprimant l’incapacité, chiasme syntaxique suggérant l’enfermement de l’héroïne).

Conclusion

Plus que jamais, la parole est ici action puisque, dans cette scène d’exposition, la parole passionnée, en se libérant, enclenche le processus tragique. Phèdre est donc bien « la tragédie de la parole enfermée» (Barthes), nécessaire mais impossible: au début de la scène, le silence menait Phèdre à la mort, mais la parole proférée à la fin de la scène à l’instigation d’Œnone, instrument du destin, conduira à une catastrophe plus terrible encore.

Autres textes à expliquer

  • Phèdre, acte II, scène 5 : lecture analytique de cette scène de déclaration.
  • Phèdre, acte IV, scène 6 : lecture analytique de cette confron­tation décisive.
  • Phèdre, acte V, scène 6 : lecture analytique du monologue de Théramène.
  • Phèdre, acte V, scène 7 : lecture analytique de ce dénoue­ment.

 

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