Le temps des actrices

madame Champmesl

L'art de la déclamation : la Champmeslé

Phèdre fut créée par la troupe royale le premier janvier 1677 à l’Hôtel de Bourgogne. On sait peu de choses de la mise en scène alors proposée au public, sinon que les acteurs disposaient de la chaise exigée par la didascalie du vers 157 (« elle s’assied »), qu’un palais voûté était peint sur la toile de fond faisant face au spectateur et que Phèdre était vêtue en romaine.

Cependant, la performance de l’actrice incarnant Phèdre a durablement marqué les esprits : maîtresse de Racine, Marie Desmares Champmeslé était alors « la » tragédienne de son siècle, tant en raison de sa voix mélodieuse, que de son art de la déclamation. Il semble que Racine lui ait encore fait répéter son rôle vers après vers, de manière à lui faire atteindre l’idéal d’un certain « chant parlé », proche des récitatifs de l’opéra : loin de tout naturalisme, la performance de la Champmeslé privilégiait dès lors un jeu dont l’artifice servait la poésie de l’œuvre, tout en obligeant l’actrice à intérioriser les émotions requises par son rôle. Ce primat accordé au rôle de Phèdre a longtemps caractérisé les mises en scène de la pièce. Du fait de sa longueur (500 vers) et de la vaste palette d’émotions qu’il permet d’exprimer, le rôle s’est d’ailleurs vite imposé comme « le morceau de choix» - et le rite de passage obligé - des grandes tragédiennes élues par chaque époque: ainsi, Phèdre n’a longtemps été qu’une occasion de performance pour les « monstres sacrés » en jouant le rôle-titre.

Les affres de l'émotion : Mme Clairon

La Clairon, qui s’illustra dans Phèdre dès 1743, fut assurément l’un d’entre eux. Ses Mémoires témoignent de l’importance de sa réflexion sur la meilleure manière d’incarner le personnage, tantôt livré à la douleur majestueuse de ses larmes, tantôt abandonné à cette « espèce d’ivresse » et « de délire que peut offrir une somnambule conservant dans les bras du sommeil le souvenir du feu qui la consume en veillant». «Coups d’œil enflammés, et réprimés au même instant», gestes languides soulignés par une voix basse et tremblante, l’interprétation de la Clairon fut aussitôt saluée par un public sensible à l’expressivité avec laquelle se trouvaient ainsi traduits l’égarement et la détresse du personnage.

Un mime tragique : Rachel

Petite, maigre, le visage troué par deux yeux noirs étrangement magnétiques, la Phèdre incarnée par Rachel dès 1843 jouit également d’une faveur, voire d’un culte, considérable. Admirée par Musset qui la décrivit le visage «éclairé» par «le génie de Racine » au moment de déclamer son rôle ( Un souper chez mademoiselle Rachel, 1839), célébrée par Théophile Gautier, qui voyait en elle « la Phèdre d’Euripide, non plus celle de Racine » et «plutôt un mime tragique qu’une tragédienne dans le sens qu’on attache à ce mot», Rachel parvint, suivant un rituel immuable, à un parfait équilibre entre la grandeur mythologique du personnage et le réalisme des passions exprimées par celui-ci.

L’art de Sarah Bernhardt

Sarah Bernhardt, enfin, est sans doute la dernière Phèdre mythique du théâtre français. De 1874 à 1914, elle reprend régulièrement le rôle avec un éclatant succès. L’évoquant dans sa Recherche (1913), à travers le personnage de la Berma, Marcel Proust loua en elle non seulement son « timbre, d’une limpidité étrange, appropriée et froide», mais encore son «attitude en scène », faite « de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l’artiste, mais pour une donnée de la vie ».

Aussi les représentations de Phèdre semblaient-elles alors moins l’occasion de redécouvrir la pièce de Racine en tant que telle, que d’admirer, à travers l’interprétation de Sarah Bernhardt, « une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie ».

 

Le temps des metteurs en scène

Une « symphonie pour orchestre d'acteurs » : Barrault

Le XXe siècle marque une rupture dans la façon de représenter Phèdre au théâtre : l’importance du metteur en scène prend le pas sur celle de l’actrice jouant le rôle-titre et l’attention du spectateur est dès lors amenée à s’attacher aux autres personnages de la pièce.

La Phèdre de Jean-Louis Barrault (1946) est en ce sens pionnière. La mise en scène accorde tout d’abord une part prépondérante à l’éclairage : « projecteurs saignants » communiquant «l’impression brûlante» du soleil crétois, ombres «chaudes» enveloppant Phèdre et ses invocations à Vénus et, face aux yeux du spectateur, « un point lointain mais lumineux d'une sortie possible. Un coin de ciel comme un désir permanent» (J.-L. Barrault, Mise en scène de « Phèdre », Seuil, 1972). Autrefois concentré sur la seule héroïne de la pièce, l’œil du spectateur s’ouvre ainsi désormais à l’espace entier du plateau, et donc à ses différents occupants : au-delà de la simple attention portée au décor, un des grands mérites de la mise en scène de Barrault est en effet d’avoir montré qu’Œnone, Hippolyte et Aricie n’étaient pas de simples faire-valoir de l’épouse de Thésée. Ainsi «réentoilée», selon les mots de Paul Claudel, Phèdre pouvait alors redevenir la « tragédie à huit personnages » qu’elle avait trop rarement été jusque-là.

Des mises en scène engagées : Vitez, Delbée

À la suite de cette redécouverte et du renouveau des études raciniennes impulsé par la nouvelle critique, divers metteurs en scène ont proposé récemment des interprétations plus personnelles et plus engagées de la pièce.

Ouvertement politique apparaît par exemple la lecture risquée par Antoine Vitez en 1975 : en déplaçant l’ambiance délétère de la cour de Trézène dans le luxe compassé des salons de Versailles et en faisant du trône de Thésée (tantôt vide, tantôt renversé par Phèdre) un élément central du décor, Vitez montait clairement Phèdre comme une réflexion inquiète sur la monarchie absolue. Non moins contestable peut-être, mais aussi non moins stimulante, fut également la mise en scène d’Anne Delbée en 1995. Statues de chevaux cabrés figurant la force des passions, Thésée revenant d’entre les morts un chapelet au poing, Phèdre enfant du Soleil se roulant nue dans la neige, puis surgissant au dernier acte en bure blanche avec le scapulaire de Port-Royal : au moyen d’images fortes se trouvait dès lors clairement illustrée la tension supposée de la pièce entre l’exubérance des passions exprimées par le corps même de ses personnages et l’austère sévérité de son imaginaire janséniste.

Le langage de la chair : Delbée

Insistant à son tour sur l’importance des corps et de ses sécrétions dans le théâtre racinien (la salive de Phèdre, le sang d’Hippolyte...), la Phèdre de Patrice Chéreau (2003) prend ses distances avec la lecture « religieuse » de la pièce proposée par Anne Delbée. Le metteur en scène s’y attache en effet à retrouver la dimension tragique de l’œuvre, mais sans verser pour autant dans le hiératisme figé de la cérémonie antique. D’une part, les personnages sont régulièrement enfermés dans un halo de lumière dont ils ne peuvent s’échapper ; d’autre part, leur diction très naturelle de l’alexandrin ainsi que leurs déplacements au milieu même des spectateurs créent entre eux et le public un effet de grande proximité.

 

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