• Le scepticisme avant montaigne

Rapporté à l’homme, le scepticisme fournit un moyen de plus de ruiner la dignitas hominis. Dans la philosophie scolastique aristotélicienne, le doute absolu passait pour une pusillanimité indigne des pouvoirs de la connaissance. Elle n’admet que le doute hodogétique, celui qui montre la voie, par une confrontation critique de textes d’origine biblique, patristique, antique, dont le but est d’harmoniser dialectiquement ce qui semble inconciliable. Ce doute est le moteur de la quête de la vérité, “un rejeton au pied de la vérité”, selon une expression de Dante. Montaigne ne connaît ni le doute préliminaire de la scolastique aristotélicienne, ni le doute méthodique de Descartes, qui procédera, à titre d’épreuve, à l’élimination de toutes les idées uniquement fondées sur l’autorité pour les réinventer par la certitude intime (“abattre pour rebâtir”, Discours de la méthode, p. 13 éd. Gilson). Car pour lui, ce n’est ni la certitude, ni la conscience d’une dignité intellectuelle qui lui tient à cœur.

  • Un scepticisme original

Le scepticisme de Montaigne, quand il se sert d’arguments traditionnels, puise dans le pyrrhonisme antique. Il le connaissait par les Hypotyposes de Sextus Empiricus, dans la traduction latine d’Henri Estienne. D’autres influences lui venaient, nous l’avons vu, des courants fidéistes du XVIe siècle, qui recouraient également aux idées pyrrhoniennes. Le traité Examen vanitatis de François Pic de la Mirandole (1510) fonde de cette manière l’insuffisance rationnelle des mystères de la Révélation. Erasme a professé le scepticisme sans équivoque. Le De incertitudine et vanitate scientiarum d’Agrippa von Nettesheim (1530) voit expressément un argument en faveur de la foi dans la ruine sceptique de toutes les sciences. Ce que Montaigne doit à Agrippa von Nettesheim reste douteux. Tout ce qu’on peut établir est qu’il lui a emprunté quelques anecdotes. La revue doxographique des doctrines, la relativité de l’idée de droit naturel démontrée par les variations historiques et ethnographiques et d’autres concordances entre les Essais et Agrippa von Nettesheim ne prouvent rien, tout cela se trouvant aussi chez Sextus Empiricus. En outre, il y a une différence profonde entre le tour posé et serein que prend le scepticisme de Montaigne et la sourde colère hypocondriaque de l’ouvrage d’Agrippa von Nettesheim. Des recherches récentes ont aussi établi que la terminologie de Montaigne ne correspond pas à la langue du scepticisme contemporain, mais à celle du scepticisme antique : il est ainsi d’autant plus probable, par ces raisons philologiques, que Sextus Emiricus est sa source principale. Toujours est-il qu’en associant étroitement le scepticisme pyrrhonien et l’esprit fidéiste, il suit une tendance foncière de son époque. En cela, il a peut-être été confirmé par son milieu d’origine ; à ce moment-là en effet, on constate à Bordeaux et à Toulouse une quantité frappante d’ouvrages inspirés par ce fidéisme sceptique.

  • La méthode sceptique élevée à son plus haut degré

Montaigne a fait du scepticisme un exposé assez fidèle (II, 12, p. 480 sq. ; 224 sq) Il a bien vu aussi le but moral qu’il se propose, obtenir le « calme de l’âme ». Il élargit son exposé par d’abondantes considérations personnelles, vibrant d’un curieux plaisir de se plonger lui-même dans l’incertitude flottante et de se laisser bercer de la « molle façon » qu’il prise dans la controverse pyrrhonienne (p. 483 à ; 227). Les additions ultérieures de l’Apologie apportent certes des modifications au style du scepticisme académique, mais n’en continuent pas moins ce même jeu d’opposer une raison à une autre, un non à chaque oui, et de rester en suspens entre les deux. Tout cela aboutit à la formule de 1588 qui servit malheureusement d’étiquette commode: “Que sçay-je ?“ (p. 508 b ; 262). Elle se trouve au milieu  d’un développement critique sur le langage. Elle cherche, par sa forme interrogative, à faire une ignorance de la prise de conscience de l’ignorance elle-même (“l’ignorance qui se sçait”, p. 482 a ; 226), et à éviter le caractère toujours assertorique d’un jugement même négatif (je ne sais pas), d’une manière générale la rigidité qui est l’effet du langage. A quoi il faut ajouter que la phrase qui l’introduit qualifie de “fantasie” le principe du doute. Le fait est que la méthode sceptique est ainsi élevée à son plus haut degré de puissance — et la condition humaine, déjà mise en question de tous les côtés, livrée au maximum d’incertitude.

  • De l'examen critique à la découverte

Un coup d’œil sur la richesse de pensée et de matière des Essais nous gardera du malentendu de ne voir dans leur scepticisme qu’une commodité, voire un nihilisme qui refuserait volontiers quelque acte intellectuel que ce soit. Ce scepticisme peut être ironique, mais il s’inclut lui-même dans son ironie. Il n’a rien du bon sens plat qui hausse les épaules à ce qu’il n’entend pas, tourne en dérision quiconque n’est pas de son avis. Au contraire, Montaigne est toujours prêt à prendre en considération tout ce qu’on a essayé, tout ce qu’on pourra encore essayer pour se faire une idée des choses. Son scepticisme ne paralyse pas, n’élève pas de barrières, il révèle. S’abstenant de prendre parti pour une des conceptions traditionnelles du monde, il découvre la richesse inventive de l’esprit humain. Et il découvre en outre la richesse du réel qui ne cesse d’échapper aux interprétations, tant par son évidence concrète que par ses racines métaphysiques. Il est en fait un regard aux aguets (… ), qui fait le tour de ce qui est avant que le langage, le concept et le jugement n’appauvrissent le perçu en le fixant. Il est à l’affût des métamorphoses mouvementées des esprits et de la profusion inépuisable de la réalité pour déverser ce qu’il vu dans d’innombrables anecdotes, récits et confessions. Il peut ainsi satisfaire un profond besoin de se laisser surprendre par le trait unique, inclassable, énigmatique, la singularité des choses et des êtres. Entre la richesse plastique de la matière des Essais et leur scepticisme il y a donc un lien productif. C’est là ce qui compte dans le scepticisme de Montaigne, ce passage de l’examen critique à la découverte, autrement dit de la dévaluation des doctrines confuses et indifférentes à l’observation de la réalité anthropologique et ontique. Tournant déjà amorcé, il est vrai, dans le pyrrhonisme lui-même. “Le sceptique suit sans préjugé l’observation de la vie”, lit-on dans Sextus Empiricus (Hypotyp., III, 24, 235). Mais cette observation prend une tout autre valeur dans les Essais, elle déploie la matière complexe de la vie pour elle-même et non plus seulement pour démontrer un principe d’école.

Hugo Friedrich, Montaigne (Gallimard, 1968)


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