1. « Les Cannibales » : le sens du titre
Le mot de « cannibales » n’est pas fréquent sous la plume de Montaigne. En dehors de cette occurrence, on ne le trouve que trois fois dans les Essais. L’une d’elles se trouve au chapitre « Des coches, une autre n’est pas vraiment spécifique (I, 26, p. 157) et les cannibales n’y désignent que des habitants du bout du monde, quels qu’ils soient. La troisième occurrence, elle, regarde directement nos cannibales. Elle est dans l’Apologie (II, 12, p. 541), au cours d’une critique de la philosophie, dont Montaigne récuse une réponse trop simple, inacceptable à des esprits formés précisément par la philosophie, et qui ne serait bonne que «parmi les cannibales », gens simples, demeurés dans une bienheureuse ignorance, représentation qui peut s’accorder avec certaines pages du chapitre « Des cannibales », mais qui n’a évidemment pas la même portée dans l’Apologie où les cannibales restent dans leur éloignement et ne sont convoqués que pour sommer les philosophes de nous donner des réponses conformes à leur philosophie ; dans « Des cannibales », au contraire, il s’agit de savoir si nous sommes capables d’accéder à leur étrangeté.
Montaigne retient ce terme de « cannibales » pour intituler un chapitre où il va soutenir que « ces nations-là» ont une excellence qui surpasse les peintures de l’âge d’or et la République de Platon ! Non pas qu’il nie leur anthropophagie. Il décrit très précisément la capture des prisonniers et le soin qu’on prend d’eux, puis dépeint la cérémonie. Immédiatement après il rend compte de cette anthropophagie : « Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes: c’est pour représenter une extrême vengeance.»
Mais, sur le sens de cet acte, ne peuvent se tromper que ceux qui n’ont pas lu Thevet et Jean de Léry; dès 1557, Thevet soulignait « que ces Sauvages sont merveilleusement vindicatifs » et, en 1578, Léry s’attache à dégager le sens d’un acte commis « plus par vengeance que pour le goût ».
Ce qui est propre à Montaigne, c’est d’avoir annoncé ce propos par le titre provocateur de son chapitre, sans se soucier ensuite d’en justifier l’emploi, puisqu’il ne reprend plus le mot, comme s’il allait de soi qu’il convînt à tous les habitants du Nouveau Monde.
2. Topographie et cosmographie dans « Les Cannibales »
De fait, Montaigne étend implicitement à « cet autre monde [...] découvert en nostre siecle », à ce «pays infini» des « terres neuves» (p. 203-204) l’usage ainsi décrit, comme si la France Antarctique n’était que le nom du lieu qui permet d’y accéder et que tout ce qui y a été observé pût légitimement être dit de tout le territoire. Extrapolation téméraire si l’on remarque que l’information de Montaigne est très limitée et circonscrite : il déclare « [s]e contente[r] » des renseignements obtenus auprès de son simple informateur et de « plusieurs matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage » et lui a « fait voir à diverses fois » (p. 205), sans, précise-t-il, « m’enquérir de ce que les cosmographes en disent » (p. 205).
Même si l’on ignore que Thevet et Léry s’affrontent précisément sur ce point, on ne peut qu’être alerté par l’attaque explicite de Montaigne contre ces « topographes », qui « pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine », « veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde » (p. 205), attaque qui vise évidemment Thevet, auteur de la Cosmographie du Levant, et qui est démarquée de Jean de Léry : ce dernier, à la différence de Thevet, déclare vouloir, lui, parler, dit-il, «non pas de toute l’Amérique en général, mais seulement de l’endroit où j’ai demeuré environ un an» ; cette garantie que constitue l’expérience directe, ou autopsie, éventuellement complétée par des informations recueillies auprès de témoins directs et dignes de foi, Thevet est accusé de s’en prévaloir mensongèrement.
En outre, c’est en même temps que Montaigne assure ne dire que ce qu’il sait et laisse croire aussi que son information vaut pour un territoire immense, qu’il vient à noter, mais plus loin et en passant (p. 207), que les gens dont on lui a fait rapport « sont assis le long de la mer, et fermés du côté de la terre de grandes et hautes montagnes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d’étendue en large »! Cette voyante inconséquence, doublée d’une telle attaque contre les cosmographes — il est très rare que, dans les Essais, Montaigne soit à ce point agressif—, est un appel à la vigilance et nous invite à considérer la pratique même de Montaigne dans ce chapitre.
3. Les Cannibales : Une imitation parodique
Cette pratique ne peut que surprendre de la part d’un homme qui appelle de ses vœux « des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été» (p. 205). Quel droit, en effet, Montaigne a-t-il de nous faire « narration particulière » des « terres neuves », lui qui n’y est point allé ? N’ayant nulle expérience directe d’aucun lopin du Nouveau Monde, il entreprend pourtant d’écrire de tout ce « pays infini » ! Incapable d’être topographe, il va jouer au cosmographe et se livrer à une imitation consciemment retorse de ces praticiens, avec un respect parodiquement scrupuleux des lois des genres qu’ils pratiquent.
Énumérons brièvement ces démarches. C’est d’abord sa prétendue volonté de se contenter de l’information recueillie auprès de ses témoins anonymes, sans rien devoir à ceux qui ont écrit des « terres neuves », alors qu’il ne cesse de piller ces derniers, comme tout lecteur informé de son temps pouvait le constater. C’est ensuite le recours prétendument exclusif à des témoins qui soient de simples gens de métier, un serviteur qui a pris part à l’expédition de Villegagnon — et qui, vu la durée de son séjour, était peut-être un truchement —, des matelots et des marchands. De cette sorte sont aussi les témoins par lesquels Thevet dit compléter son expérience directe. Et il pourrait prendre à son compte la justification de Montaigne:
«Cet homme que j’avais était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage : car les fines gens remarquent bien plus curieusement [soigneusement] et plus de choses, mais ils les glosent [...] ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu. » (p. 205).
C’est certes une règle que, dans le chapitre « Des livres » (II, 10, p. 417), Montaigne énonce en ce qui regarde les historiens qui ont sa faveur : «les simples, qui n’ont point de quoi y mêler quelque chose du leur » ; mais il les y met en balance avec les «historiens excellents » qui « ont la suffisance [capacité] de choisir ce qui est digne d’estre su» et « peuvent trier de deux rapports celui qui est le plus vraisemblable ». On dirait qu’en ce qui regarde les « terres neuves », il ne peut pas exister d’historiens « excellents » à côté des « simples », mais seulement de « fines gens », nécessairement suspects. Une telle distorsion, en même temps qu’elle conduit Montaigne à se modeler sur un Thevet, nous avertit de ne pas prendre cette déclaration du chapitre « Des cannibales » pour argent comptant.
De ses modèles récusés et insidieusement imités, Montaigne retient encore l’autorisation du discours qu’apporte la production d’objets-témoins, et dont notre homme précise qu’ils sont visibles en sa maison (p. 208). Comment ne pas croire que ces sauvages pratiquent la vaillance et l’amitié conjugale et qu’ils admettent l’immortalité de l’âme puisqu’entre ces deux informations prend place la mention d’objets dont la réalité est vérifiable dans le cabinet même de Montaigne?
Relève encore de l’imitation des modèles récusés la dernière page du chapitre, où Montaigne relate sa rencontre avec trois des hommes du Nouveau Monde qu’il lui fut donné de voir « à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était» (p. 213). Ce séjour (1562) est alors bien connu, et la rencontre, par Montaigne, de ces trois hommes vient, au terme du chapitre, lui apporter la garantie qui lui manquait, l’autopsie, puisqu’à défaut d’être allé chez eux, Montaigne a pu du moins les voir et les entendre chez lui. Pourtant, même en ce cas, Montaigne se conforme aux modèles qu’il récuse : des trois choses que ces hommes répondirent à ceux qui, comme nous dirions, leur demandaient leurs impressions, Montaigne déclare avoir « perdu la troisième » et en être « bien marri » (p. 213), aveu qui, par contrecoup, authentifie les deux réponses retenues et rapportées. Et, d’autre part, il achève en racontant s’être longuement entretenu avec l’un d’eux, mais non sans cette réserve que le truchement était d’une grande sottise (p. 214). Les relations de voyage font sans cesse état de cette difficulté de communiquer par l’intermédiaire de truchements à qui on reproche volontiers d’être trop grossiers pour bien comprendre, ou trop « fines gens » pour n’être pas suspects de duplicité. Cette observation finale sur le truchement de Rouen est peut- être une manière d’achever d’avertir le lecteur de ne pas prendre pour bon argent l’éloge que, plus haut, Montaigne a fait de son informateur principal.
Le style de ce chapitre est, lui aussi, conforme en partie à celui des modèles récusés, notamment par l’usage étendu des listes qui, juxtaposant sans ordre ni transition des énoncés relatifs à des usages, des pratiques et des croyances, relèvent du e style nu » de la narration et créent ainsi l’illusion d’une factualité protégée des surcharges de la glose et des sollicitations de l’interprétation.
Enfin, au lecteur qui tarderait à voir le caractère parodique de cette imitation, Montaigne offre quelques indices plus voyants : les contradictions explicites de son discours. L’une d’elles est particulièrement frappante. Quand Montaigne fait l’éloge de « ces nations », il s’imagine répliquant à Platon qu’en celles-ci il n’y a «nul nom de magistrat, ny de supériorité politique » (p. 206). Mais, quand il rapporte s’être entretenu à Rouen avec l’un de ces « sauvages », il dit lui avoir demandé « quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens », « car, précise Montaigne dans une parenthèse, c’était un Capitaine, et nos matelots le nommaient Roi» (p. 214).
4. L’insaisissable nouveauté des « Cannibales »
Quelle est la fonction et quelle est la signification de cette imitation ? Léry disait que la vérité des Brésiliens était à peu près indicible : «A cause de leurs gestes et contenances du tout [entièrement] dissemblables des nôtres, je confesse qu’il est malaisé de les bien représenter, ni par écrit, ni même par peinture. Par quoi pour en avoir le plaisir, il les faut voir et visiter en leur pays. » Léry, pourtant, ne renonçait pas à être «topographe » de ce pays. Montaigne, lui, s’interroge sur la légitimité d’une telle entreprise, comme on peut le voir en observant la marche de ce chapitre.
Immédiatement après son titre provocateur, Montaigne rapporte l’anecdote du roi Pyrrhus qui, passant en Italie et voyant l’ordonnance de l’armée romaine, déclara, selon Plutarque (Pyrrhus, chap. XXXIV) : « Je ne sais quels barbares sont ceux-ci (car, note Montaigne entre parenthèses, les Grecs appelaient ainsi toutes nations étrangères), mais la disposition de cette armée que je vois n’est aucunement barbare » (p. 202). En somme, Pyrrhus, rencontrant ces barbares, ne leur retirait pas ce nom puisque c’était par cette appellation que les Grecs — Montaigne l’a souligné — désignaient « toutes nations étrangères », mais il en récusait les connotations. Ainsi cette anecdote explicite et confirme le sens du titre. Tout se passe comme si nous étions, pour parler, nécessairement tributaires d’un langage historiquement surchargé de sens et ne pouvions, pour désigner une réalité nouvelle, que tenter de rectifier ce langage sans pouvoir nous abstenir d’y recourir.
Puis, sans transition, Montaigne présente son informateur (p. 203). Mais ce n’est pas de la valeur des informations ainsi obtenues qu’il nous entretient d’abord; c’est de « cet autre monde » et de sa découverte:
« Je ne sais si je me puis répondre qu’il ne s’en fasse à l’avenir quelque autre, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en cette-ci. J’ai peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité » (p. 203).
Et, immédiatement après, Montaigne rapporte l’hypothèse de l’Atlantide et celle des colonies carthaginoises et, dans les deux cas, refuse de les rapporter à «nos terres neuves ». Ces deux développements sont empruntés à Chauveton. Si, comme lui, Montaigrie rejette ces hypothèses, ce n’est pourtant pas, comme lui, pour dénier aux Espagnols des droits sur le Nouveau Monde, mais pour indiquer que cette tentative de réduction de l’inconnu au connu est prête à s’autoriser des plus médiocres preuves— pour l’Atlantide, un récit de Platon rapportant un récit de Solon reproduisant un récit de prêtres égyptiens ; pour les colonies de Carthage, un livret douteusement prêté à Aristote —, de peur de se trouver face à une réalité absolument neuve.
De plus, ces deux développements sont disposés avant et après des réflexions de Montaigne sur les déplacements de la Dordogne et sur les empiètements, dans sa région, de la mer sur les terres, qui pourraient, à l’inverse de ce que dit Montaigne, conduire à penser que l’Atlantide a pu être ainsi repoussée de plus de douze cents lieues, puisqu’à l’en croire, si la Dordogne avait toujours suivi le train qu’on lui voit depuis vingt ans ou devait le continuer, « la figure du monde serait renversée » (p. 204). Montaigne n’est-il pas en train, successivement, d’affirmer la totale nouveauté du Nouveau Monde et de s’employer à la réduire ? Mais n’est-ce pas ce que font les cosmographes et topographes ? Léry rattache les gens du Nouveau Monde à la descendance maudite de Cham, alors même qu’il dit quasi indicible la nouveauté du Nouveau Monde.
C’est après ces deux grandes pages sur l’Atlantide et les colonies de Carthage que Montaigne revient à son informateur, cette fois pour lui reconnaître les qualités d’un bon témoin, dire qu’il est décidé à se contenter des informations qu’il tient de lui et lancer son attaque contre les cosmographes. Entre la présentation de l’informateur et l’affirmation de son aptitude à « représenter > « les choses pures» (p. 205), Montaigne a inséré deux pages où il a pris nettement parti, mais avec les ruses que l’on a dites, sur des hypothèses à ses yeux irrecevables, ce qui peut s’appeler «gloser», comme font les « fines gens », et non pas représenter « les choses pures»!
Mais n’est-ce pas parce que cet idéal est irréalisable ? Comment puis-je aborder la nouveauté sans la réduire, ne serait- ce que parce qu’il me faut bien la penser et la dire dans mes mots, la confronter à ma réalité pour la concevoir, qu’on n’aborde rien qu’on ne s’approprie d’une manière ou d’une autre ? La forme la plus simple de cette appropriation est la comparaison, à quoi Montaigne recourt aussi abondamment et aussi diversement que les cosmographes, soit qu’elle ait pour fonction, pédagogique, d’aider le lecteur à se représenter les réalités nouvelles dont on l’entretient, soit que — fonction critique — elle l’invite à se retourner vers lui-même pour juger ses manières propres. Quelques exemples suffiront à illustrer ce double usage de la comparaison. Sur le premier, notons, dans les listes, ces remarques : « Leurs bâtiments sont [...] à la mode d’aucunes de nos granges » ; leurs lits sont « suspendus contre le toit, comme ceux de nos navires»; leur breuvage « est de la couleur de nos vins clairets ». Si aucune comparaison satisfaisante n’est possible, c’est l’information elle- même qui devient incommunicable « Ils ont grande abondance de poissons et de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nôtres» (p. 207). Pour ce (lui est de la fonction critique de la comparaison, il n’est pas nécessaire de l’illustrer, tant elle est volontiers — et trop souvent exclusivement — relevée. Il peut arriver, du reste, que le même fait donne lieu aux deux sortes de comparaisons. Ainsi de la polygamie de cette nation, où « la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l’amitié et bienveillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquérir » (p. 212), « vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut étage », comme le prouvent, « en la Bible, Lia, Rachel, Sara et les femmes de Jacob» (p. 213).
N’est-ce pas à pousser jusqu’au bout l’appropriation que travaille — ou s’amuse — Montaigne quand il affirme que « ce que nous voyons par expérience en ces nations-là surpasse, non seulement les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré, et toutes les inventions à feindre [imaginer] une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir mesme de la philosophie » (p. 206), tels qu’on en trouve l’expression dans la République de Platon ? Si, en effet, ces comparaisons sont données pour peu satisfaisantes, c’est seulement parce que « ces nations- là» sont d’une perfection supérieure. User d’une comparaison en la disant insuffisante, c’est encore comparer ; et comparer, c’est permettre de se former une idée d’une réalité posée pourtant comme radicalement nouvelle, inouïe, inconcevable. Dire qu’un temps indéfini n’est pas l’éternité, c’est récuser la comparaison des deux termes tout en recourant au premier pour donner une idée du second.
Mais, en même temps que Montaigne fait cet usage de la comparaison, il semble bien qu’il le dénonce. C’est précisément sur le sujet de l’anthropophagie — par quoi le titre nous a fait entrer en propos — qu’il nous convie à méditer sur l’inadéquation foncière de toute comparaison. C’est sur ce sujet, en effet, qu’il accumule le plus grand nombre de comparaisons pour nous inviter à ne pas nous indigner simplement de cette pratique. S’il distingue l’anthropophagie de ces « nations » de celle des Scythes qui ne songeaient qu’à se nourrir ainsi, il la trouve moins horrible que la nôtre, à nous qui n’hésitons pas à torturer un corps vivant, à « le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux », au lieu seulement « de le rôtir et manger après qu’il est trépassé » (p. 209) ; puis il admet, avec Chrysippe et Zénon, qu’il n’y a pas de mal à « se servir de notre charogne », comme cela est arrivé, en raison de la famine, au siège d’Alésia, et comme le font les médecins qui en usent comme remède. Ces comparaisons-là, on les trouve sous la plume des cosmographes, notamment de Thevet. Quant à l’idée qu’ « il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort », elle se rencontre en substance chez Jean de Léry. Montaigne, en ramassant ces discours, en découvre l’impertinence. Quel rapport, malgré Thevet, entre l’anthropophagie, à valeur symbolique, des « sauvages » et l’anthropophagie obsidionale ? Quel rapport encore entre l’esprit d’« extrême vengeance » qui s’exprime dans l’anthropophagie des « sauvages» et l’usage médicinal des momies?
Un indice textuel signale l’impertinence de ces comparaisons; comme il se doit, il se trouve exactement au point où Montaigne commence à en dévider le fil (p. 209). Torturer un vivant, le déchirer, «le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux »: c’est en quoi consiste l’acte barbare que Montaigne appelle «manger un homme vivant» ! Le problème n’est pas de savoir si, oui ou non, on a mangé des hommes vivants pendant les guerres de religion. Il est ici de mesurer l’écart qui sépare l’annonce du fait et la description qui en est ensuite proposée. L’annonce, «Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort », fait attendre la description d’une terrible anthropophagie cannibale ; mais celle- ci se résout en des actes certes cruels, mais qui ne consistent pas proprement à manger vivant son semblable, alors que la deuxième partie de l’annonce — « qu’à le manger mort » — trouve son écho exact à la fin de la phrase : «que de le rôtir et manger apres qu’il est trespassé ». Tout se passe donc comme si, pour mieux stigmatiser la « barbarie » des Européens, Montaigne avait forcé les termes de la comparaison et établi un parallélisme factice et truqué. On répliquera peut-être qu’il ne s’agit que d’une hyperbole, suggérée par l’indignation. Mais cette hyperbole est nécessaire pour fonder la comparaison, qui sans elle serait impossible : par là, elle Cette phrase rend attentif aux « dérives » qui suivent. Comment accepter le rapprochement avec l’avis de Chrysippe et de Zénon estimant licite de « se servir de notre charogne » pour en tirer de la nourriture », puisqu’on nous a dit, il y a peu, que les sauvages, à la différence des Scythes, ne mangent pas leurs prisonniers « pour s’en nourrir » ? Et comment accepter que le meurtre et la manducation d’un combattant ennemi pris au combat soient rapprochés de l’anthropophagie obsidionale, puisque Montaigne a soin de préciser qu’à Alésia on se résolut à « soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat » (p. 209)?
Dénoncer l’inadéquation des comparaisons par lesquelles on prétend prouver son propos, c’est dire qu’on ne peut jamais tout à fait s’approprier la vérité de l’autre. Même si j’enlevais mon haut- de-chausses, l’autre resterait pour moi étranger, autre. Il vaut la peine que Montaigne ait choisi, pour le dire, de peindre « ces nations-là » comme des peuples d’une extrême perfection. Une peinture aussi laudative aide à montrer que, pour s’approcher de l’autre, une sorte de bienveillance de principe ne suffit pas, qu’accepter l’autre ne suffit pas à le comprendre, encore moins à le dire. Peut-être l’un des derniers mots de ce chapitre est-il dans l’un des propos liminaires:
«Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent» (p. 203).
L’un des derniers mots, ou le dernier ? Ailleurs (III, Ix, p. 1035), Montaigne prend parti coutre ceux qui croient toute vérité totalement inaccessible. Le chapitre «Des cannibales » peut, lui aussi, être lu de ce point de vue. Certes la vérité de l’autre ne peut être possédée par moi, je ne puis me l’approprier ; mais du moins puis-je l’approcher en revenant sans cesse sur mes affirmations pour en déceler les outrances, les insuffisances, les impropriétés, travail dont la trace la plus apparente dans le chapitre est la suite, souvent commentée, des variations du sens de « barbarie » et de « sauvagerie ». La figure, initiale, de l’informateur et celle, finale, du truchement montrent qu’on ne renonce ni à s’informer, ni à traduire, c’est-à-dire interpréter ; mais elles montrent aussi que le discours que je tiens se déploie toujours entre les deux écueils de la bêtise, myope à la vérité, et de la finesse, tentée de l’altérer. Le discours sur l’autre est un discours toujours instable, toujours titubant. Mais c’est à ce prix seulement qu’il est possible de rester disponible à la nouveauté de l’autre.
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