1 - Des coches , un essai sur le Nouveau Monde:
Deux chapitres de Montaigne traitent du Nouveau Monde, « Des cannibales » et « Des coches ». On pourrait aisément dégager les thèmes qui leur sont communs ; du reste, Montaigne lui-même, dans le second chapitre (p. 911), renvoie au premier, pratique rare de sa part. Ce relevé conduirait à construire l’image montaignienne du Nouveau Monde à partir de deux idées principales : la bonté des hommes du Nouveau Monde, la cruauté des Occidentaux qui, dans leur avidité, ont travaillé à les détruire. Une lecture moins disponible l’admiration et à l’indignation pourrait observer que Montaigne, en élaborant l’image du bon sauvage — qui était appelée à un long avenir en Occident —, a aussi travaillé à cet esprit de relativité, et donc de tolérance, dont les variations sur l’idée de barbarie, dans le chapitre « Des cannibales », paraissent constituer la plus évidente illustration.
2 - Condamnation des Européens:
Montaigne condamne sans réserve les crimes des conquérants du Nouveau Monde. C’est trop souvent la seule signification que l’on attache à ce chapitre. Une lecture plus soucieuse du contexte historique et culturel conduit à deux observations, qui donnent un autre poids à cette condamnation. C’est d’abord que Montaigne écrit: « Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté [...] » ; « Si ne l’avons-nous fouetté et soumis à notre discipline par l’avantage de notre valeur [...] » ; etc. (p. 909). En un temps où les Espagnols sont mis en accusation, Montaigne étend le procès à tous les Occidentaux, à tous les hommes de « notre monde » (p. 908). Dès lors, les Espagnols ne sont plus que les envoyés de « notre monde », qu’ils représentent, pour ainsi dire. C’est notre monde qui, par leur entremise, soumet les habitants du Nouveau Monde au rituel du requerimiento, en leur faisant les « remontrances accoutumées » (p. 911), c’est-à-dire en les invitant, Par-devant notaire, à se reconnaître sujets d’un roi de « notre monde » et à accepter la religion de « notre monde ».
Deuxièmement, Montaigne ne retient presque rien de l’idée, chère aux polémistes anti-espagnols, selon laquelle Dieu aurait puni les Espagnols de leurs excès et de leurs cruautés. Une seule phrase use de cet argument:
« Dieu a méritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbés par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines de quoi ils se sont entremangés entre eux, et la plupart s’enterrèrent sur les lieux, sans aucun fruit de leur victoire » (p. 913).
Phrase isolée, qu’aucun autre propos ne vient amplifier, comme si, un instant, Montaigne empruntait aux critiques de la tyrannie espagnole leur discours sur les jugements de Dieu. Ce n’est sans doute qu’une manière de répondre en passant aux historiens espagnols de la Conquista, comme Gomara, puisque, quelques lignes plus haut, ayant rapporté quelques exemples des cruautés espagnoles, Montaigne notait : « Nous tenons d’eux- mêmes ces relations, car ils ne les avouent pas seulement, ils s’en vantent et les prêchent »; et Montaigne ajoutait: « Serait-ce pour témoignage de leur justice ou zèle envers la religion ? Certes ce sont voies trop diverses [contraires] et ennemies d’une si sainte fin. » En somme, Montaigne réplique à ces laudateurs avec un argument qu’ils puissent comprendre, puisqu’il est conforme à leur pensée.
Montaigne, pour sa part, ne soumet pas, dans ce chapitre, la morale à un sens supérieur. Le devoir d’être bon, honnête, loyal est un impératif catégorique. La vertu n’a d’autre fin qu’elle- même. Cette attitude n’a rien d’épicurien: la morale est rapportée par les Epicuriens à l’art d’être heureux. De cette conception on trouve trace dans la peinture du bonheur des Indiens ; mais le bonheur leur est donné comme par surcroît. L’essentiel reste la vertu, qui est une valeur en soi. Cette affirmation de l’autonomie de la morale interdit certes d’excuser les cruautés et les crimes en méditant sur les voies insondables de la Providence ; mais elle dispense également de recourir à une justification supérieure, quelle qu’elle soit. Si Montaigne ne récuse pas toute colonisation, ce n’est pas au nom d’une mission providentiellement impartie à l’Europe ; ce n’est qu’au nom du devoir d’éduquer, qui est un devoir d’homme.
Considérer la morale comme autonome a pour corollaire une conception résolument « laïque » de l’action humaine, sans recours à nul sens transcendant. Ce sont les hommes qui font l’histoire ; et c’est pourquoi ils sont comptables de leurs actions. Mais il est trop facile de rejeter la faute sur les Espagnols et ainsi de se laver les mains : leurs fautes sont nos fautes. C’est pour « la négociation des perles et du poivre » (p. 910), pour s’emparer de l’or du Nouveau Monde, que les Espagnols ont agi, espérant ainsi accroître leur puissance. Mais cette avidité, source de ces « grands pillages » (p. 913), ne leur est pas propre. On la retrouve, sous le visage inverse de la prodigalité, chez les princes anciens et modernes qui, par ce moyen, s’emploient également à assurer leur pouvoir. Ce développement, d’abord donné pour une « autre fantaisie » (p. 902), incidemment introduite par la mention des coches étrangement attelés de certains empereurs romains, se trouve devenir un fil conducteur du chapitre, comme l’indiquera Montaigne (p. 914). Notons toutefois qu’il ne le signale qu’au moment de parler de la pompe et de la magnificence des Indiens, de tout autre sens : l’or est, par eux, employé « à l’ornement de leurs palais et de leurs temples » (p. 913)7 ; il n’est pas assujetti à un dessein de puissance. Pour mieux se faire comprendre, Montaigne propose une hypothèse:
« Imaginons que nos Rois amoncelassent ainsi tout l’or qu’ils pourraient trouver en plusieurs siècles, et le gardassent immobile » (p. 913).
3- La figure des Indiens dans « Des coches »
Ainsi distinguée, la figure des Indiens, rendus à leur singularité, se détache. Redevenus eux-mêmes, les Indiens ne sont plus seulement objets de discours, mais sujets : la réponse qu’ils font aux « remontrances accoutumées» des Espagnols, parce qu’elle a lieu dans le cadre du requerimiento, n’est plus seulement le discours anonyme de sages qui pourraient avoir été formés à l’école des grands sages de l’antiquité : elle est le discours d’hommes qui se recommandent de valeurs toutes différentes de celles de leurs interlocuteurs, mais parfaitement cohérentes. De la même manière, Montaigne invite son lecteur à concevoir « le juste étonnement qu’apportait à ces nations-là de voir» (p. 909) des hommes si différents d’eux par leur langage, leur religion, leurs mœurs aussi bien que leur technologie ; César même, ajoute-t-il, si on « l’en eût surpris autant inexpérimenté », en eût été troublé. C’est faire place à cette « vision des vaincus» qu’a analysée Nathan Wachtel.
L’image de l’Indien reste pourtant tributaire, dans ce chapitre, du double discours qui le traverse. D’une part, en effet, la philosophie de l’histoire d’inspiration épicurienne qui s’y exprime conduit à tenir le Nouveau Monde pour le lieu où s’épanouit la vigueur maintenant défaillante « par deçà ». D’autre part, l’affirmation du devoir moral des Occidentaux à l’égard de ce peuple jeune, ou, pour mieux dire, de ce « monde enfant » (p. 909), pousse à le représenter comme tout près du dépouillement originel. De là vient, semble-t-il, l’image peu cohérente de l’indien qui se dégage de ce chapitre. On le voit capable d’une « pompe » et d’une « magnificence » avec lesquelles ni la Grèce, ni Rome, ni l’Egypte ne sauraient se mesurer (p. 914) ; nous sommes priés d’admirer « l’épouvantable magnificence des villes de Cuzco et de Mexico» (p. 909), le jardin d’or du roi et « la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture », qui « montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie » (ibid.). Mais en même temps, nous assure Montaigne, ce monde est « si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c : il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesures, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu au giron, et ne vivait encore que des moyens de sa mère nourrice [la terre]» (p. 908). Un peu plus loin (p. 909), Montaigne parlera encore de « ces peuples nus »
Il semble que Montaigne superpose à l’image des Indiens de la partie occidentale du continent sud-américain celle des Brésiliens orientaux dont traite le chapitre « Des cannibales ». Comme beaucoup de ses contemporains, il semble avoir une idée vague de la configuration du continent comme de son peuplement et en méconnaître la diversité. Une seule phrase laisse penser qu’il en a le soupçon: « Ceux du royaume de Mexico étaient aucunement [quelque peu] plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de là » (p. 913) ; et encore n’en donne-t-il pour preuve que les mythes mexicains sur les révolutions successives du monde. Pour le reste, il les montre tous indistinctement à la fois comme capables de merveilleuses prouesses techniques et tout à fait ignorants, comme habiles à confectionner des ouvrages de plume et de coton et « nus, si ce n’est où l’invention était arrivée de quelque tissu de coton » (p. 909). Il est probable que cette contradiction se résout, pour Montaigne, dans l’idée que ces peuples enfants avaient tout autant les faiblesses de l’enfance que son charme et ses promesses, ces « si beaux commencements naturels » dont il parle au moment où il les imagine sous la tutelle éducative des anciens Grecs et Romains (p. 910). Du reste, lui- même l’indique quand, après les avoir donnés pour des enfants encore au giron de leur mère, il leur confie la parole pour répliquer au requerimiento et conclut ironiquement : «Voilà un exemple de la balbutie de cette enfance» (p. 911).
4- « Des coches» : Un essai
Mais on aurait tort de s’arrêter à cette seule image disparate des Indiens. Ainsi qu’il a été indiqué, elle reflète le double discours qui traverse ce chapitre. C’est la concurrence de ces deux discours qui fait du chapitre un essai. L’un des deux discours fait de l’homme un pur instrument du mouvement qui conduit le monde, mouvement instable, ponctué de destructions et de catastrophes, mouvement angoissant mais grisant aussi, chacun se croyant emporté dans le flux universel, si bien représenté dans les jeux changeants de l’Amphithéâtre, quitte à méditer sentencieusement sur la mobilité de toute chose. L’autre discours lui assigne la charge, par le jugement et le contrôle de soi, de conduire son action, au nom d’exigences morales impérieuses. On peut de ce point de vue relire le récit de la chute d’Atahualpa : c’est sans doute un symbole de l’instabilité du monde qui précipite à bas les plus grandes choses ; mais, pour que le roi du Pérou tombât de sa chaise d’or, il a fallu qu’ « un homme cheval l’allât saisir au corps et l’avalât par terre » (p. 915). C’est sur ces mots que s’achève le chapitre. Un déplacement en coche avait pu, au début, communiquer le sentiment confus et troublant de l’instabilité universelle, à travers pourtant une banale expérience, mais irréductible à une explication rationnelle simple ; mais « retombons à nos coches », et nous découvrons, au terme du chapitre, que la chute de l’Inca résulte d’une politique délibérée, calculée, dont les hommes ont la pleine et claire responsabilité.
Il est donc très possible que Montaigne ait à dessein donné une image disparate de l’Indien: ainsi il rendait plus visible la concurrence de ces deux discours et il montrait que le visage de l’autre est toujours modelé, qu’on le veuille ou non, d’après l’idée implicite qui en guide la description. L’objectivité est une illusion. Si je me laisse conduire par la philosophie lucrétienne, je pourrai souligner surtout l’inventivité et la splendeur des civilisations indiennes. Si je me pose en pédagogue du Nouveau Monde, je marquerai surtout son ignorance et sa nudité. Il se trouve que le Nouveau Monde a été livré à de mauvais pédagogues, qui osent se vanter de ce qu’ils ont fait. Inspirons-nous de leurs relations — c’est Gomara, comme on l’a dit et comme Montaigne le signale lui-même, qui est ici la principale source du chapitre « Des coches » —, pour en retourner le sens et en faire un acte d’accusation — mais non pas tant contre eux que contre nous-mêmes.
5 - Du chapitre « Des cannibales » au chapitre « Des coches»
On pourrait s’employer à comparer les deux chapitres, d’autant que Montaigne lui-même nous invite à les rapprocher. Dans les deux cas, mais par des voies différentes, l’Indien est rendu à lui-même, soit que Montaigne fasse appel aux mythes de l’âge d’or pour dépeindre son bonheur, sans pourtant consentir à voir en lui un descendant de l’Atlantide, soit qu’il considère la tragédie du Nouveau Monde comme le résultat de l’affrontement de deux mondes sans chercher à faire de l’Indien un symbole de l’oppression subie par les persécutés de « par deçà ». Dans les deux chapitres, le problème de la connaissance de l’autre est posé: si nécessaire que soit une sorte de bienveillance de principe, elle ne garantit pas la qualité de l’image de l’autre que je construis ; le chapitre « Des cannibales » fait voir combien il est difficile d’approcher de la nouveauté de l’autre ; le chapitre « Des coches », partagé entre deux discours, propose de l’Indien une image disparate.
Ces ressemblances n’empêchent pas que les deux chapitres poursuivent des desseins différents : le premier, par une imitation parodique de la littérature topographique et cosmographique, souligne l’extrême difficulté de dire l’autre ; le second, en retournant le sens des relations des historiens apologistes de la Conquista, tout en en reprenant la matière, tient deux discours concurrents à travers lesquels il s’interroge sur l’histoire et sur l’action humaine. C’est par là que ces deux chapitres, quoique de finalité différente, sont des essais.
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