Il est d’abord important de noter que La Fontaine a pris grand soin de ne pas réunir ses textes au hasard, puisque leur classement ne correspond pas aux dates de composition qu’on peut connaître. Il y a donc une volonté - qu’elle réponde à une stratégie de la déso­rientation ou à l’installation d’une problématique ou de plusieurs problématiques - il y a une volonté derrière ce faux désordre. En outre, il est clair que par moments, l’articulation des fables correspond nettement à la volonté d’instituer des micro-séquences thématiques, des suites : les fables 9 à 14 du livre VII traitent de la for­tune, les fables 10 et 11 du livre VIII, de l’amitié, les fables 1, 3, 5, 7, 14, du livre X, de la souveraineté et de la tyrannie de l’homme sur les animaux, etc.

Mais sur l’ensemble du recueil, que voit-on ?

Livre VII

Du fléau (de la guerre ?), Les Animaux malades de la peste, à l’hymne à la paix, Un Animal dans la lune.

Le livre VII est centré sur les questions de la paix et de la guerre et plus spécifiquement de la guerre de Hollande, moins glorieuse qu’on l’a souvent cru. La guerre ne retombant ni sur le roi ni sur les Grands, elle retombe sur l’âne, comme les impôts sur le peuple. La guerre ne modère pas l’égoïsme du clergé (VII, 3). L’une des leçons est qu’on ne s’est pas accommodé entre nations et qu’on y a beaucoup perdu (Le Héron et la Fille, VII, 4) en voulant trop gagner. La seconde morale est que le monde est happé par le « trop » : trop vouloir, trop conquérir... Ce qu’il faut rechercher c’est la « médiocrité »
et la sagesse (Les Souhaits, VII, 5), et ce n’est pas à la Cour (vrai charnier) qu’on l’apprend : la Cour sent la mort, on n’y peut ni blâmer, ni louer (VII, 6).

Il est alors proprement dangereux de méditer, parce qu’on devient vulnérable devant la force (Les Vautours et les Pigeons, VII, 7) et que l’on devient proie. Ceux qui ne méditent pas, ceux qui s’agitent et font les impor­tuns (Le Coche et la Mouche, VII, 8) en sont les parasites et accroissent les difficultés de l’État. Outre l’agitation des uns, la violence des autres, il y a aussi le rêve dérai­sonnable qui mène le monde et entraîne les guerres (picrocholines ou autres) et fait tout chuter (VII, 9,10). Il ne faut donc pas courir après la fortune (VII, 11). Il est trop facile de se faire gloire de ses succès et d’attri­buer à la Fortune ses propres revers personnels (VII, 13), d’autant que le monde est parcouru d’opinions fausses sur lesquelles il est aisé de jouer (VII, 14). Dans ce monde violent, il n’y a pas de médiateur possible, surtout lorsqu’il est émanation de l’État (VII, 15), fût-il juge, et ce monde ne court que vers la division et la mort (VII, 16). Devant ce tableau fort sombre des folies et des horreurs de la guerre et du pouvoir, la modéra­tion des hommes et des rois est-elle encore possible ? L’espoir résiderait-il dans la paix et la science, puisque l’Angleterre nous en donne l’exemple (VII, 17) ?

Reste la deuxième fable du livre VII, sorte de fabliau qu’on a bien du mal à relier à la démonstration, sauf à considérer qu’on reporte sur les affaires privées l’hor­reur des querelles publiques, mais c’est évidemment difficile et peu légitime.

Livre VIII

La mort et les jeux de langage sont les deux topiques du livre VIII.

De la fable La Mort et le Mourant à celle titrée Le Loup et le Chasseur, la cruauté de la mort encadre une réflexion sur les charmes et les méfaits de la parole. Grâce au discours faux, on peut se tirer d’affaire et tuer les autres (VIII, 3, Le Lion, le Loup et le Renard) ; l’élo­quence de Démosthène est inopérante au point qu’il faut se fonder sur les récits et les contes pour séduire les hommes (VIII, 4, Le Pouvoir des Fables), toute paro­le semble inutile, tout fatigue, les dieux en particulier
en sont les premiers fatigués (VIII, 5), tout est déformé (VI11, 6, Les Femmes et le Secret) et vain, bons mots pour les sots (8) ou hâbleries (9).

Alors, mieux vaut se taire et rêver de pure amitié (11), sans illusion. La parole est utile lorsqu’elle inter­vient dans une société fondée sur son illusion (14) mais se heurte à la réalité (15). Il faudrait, face aux faux dis­cours (16), savoir s’entraider (17) et préférer la morale, l’apologue, à l’ignorance et au bavardage (18, 19), mais est-ce au moins possible ? Même Jupiter parle en vain (20) et l’on doit résister aux mots et aux conseils des autres (21) pour se sauver soi-même. Aucune confiance ne doit donc être faite aux apparences, le naturel est le naturel et le chat reste un chat, malgré son discours (22, 25, 26) : le sage se méfie des entretiens frivoles. Le lan­gage tue, sauve aussi lorsqu’on le maîtrise dans une société fondée sur ses jeux et ses apparences, mais à condition qu’on ne le croie, à aucun moment, véritable. La communication vraie, fondée sur les vertus de l’amitié et de l’entraide, est bien loin, à l’horizon du texte, mais n’est-elle pas seulement une vue de l’esprit ?

Le Savetier et le Financier, Les Deux Chiens et l’Âne mort nous apprennent qu’il faut renoncer aux ambitions mortelles et rester dans son monde. L’exemple du chien qui porte à son cou le dîner de son maître montre que la cupidité est universelle, et que l’éducation est une vertu qui n’est jamais définitive puisqu’on peut la perdre. L’homme, guetté par la mort, se débat dans un univers trompeur dans lequel il doit se méfier de ses sem­blables, mais ce même homme ne peut, et c’est sa destinée, que rester dans le monde et, malgré tout, en jouir (Le Loup et le Chasseur : « Il faut que l’on jouisse »).

Livre IX

Le livre IX expose l’ordre de l’univers et suggère une morale quasi religieuse. L’homme, par nature, est amené à trop vouloir. Le pigeon apprend qu’il aurait mieux fait de rester au gîte (2), il vaut mieux que les arbres aient des glands que des citrouilles (3), le pédant a tort de vouloir trop corriger ses élèves (5) : l’ordre est divers, certes (7, 12), mais il est ordre et loi, supérieur à toute autre loi, en particulier païenne (6). Ne changeons rien, évitons les disputes (9), fuyons ceux qui vendent la sagesse (8), ne nous fions pas à l’hypocrisie (14) et connaissons notre nature, même si dans l’excès réside une sorte de grandeur (15). Est-ce pour autant une nature divine, y a-t-il un dieu qui gère le monde ? Les prières sont bien vaines (13) et Dieu reste impénétrable (16). Vivons donc, mais en pleine défiance des autres, des flatteurs (17), des plaisirs et des mythes (18), des harangues (19), et reconnaissons l’ordre gassendiste (le discours à Mme de la Sablière : les animaux ont une âme terrestre, les hommes ont une âme céleste et terrestre). Les allers et retours entre l’homme et Dieu, dans ce livre, témoignent d’une orga­nisation de l’univers en tant qu’ordre divers, multiple, et de ses déviations.

Le Singe et le Léopard, méditation sur la diversité, peut nous surprendre, mais peut entrer dans la cohé­rence car il insiste sur les apparences...

Livre X

Le livre X montre l’homme dominant la nature et ses semblables (1) : l’homme est dévoration, les animaux sont dévoration, la nature est dévoration (1, 3, 5) : la chaîne est constituée avec rigueur. L’homme est à la fois le roi des animaux et leur tyran (8). Il faut donc éviter les rois (9), comme les animaux doivent éviter les hommes (10, 11, 12), jusqu’à Dieu, peut-être, qui foudroie les hommes (Discours à M. le duc de La Rochefoucauld).

Dans ces conditions, pourquoi La Tortue et les deux Canards (2), L’Enfouisseur et son Compère (4), Les deux Aventuriers et le Talisman (13), condamnant l’impuden­ce, le babil et la sottise ? Peut-être pour consoler les faibles en leur disant qu’on peut tromper les trompeurs et que la puissance est une ombre. Garder l’ordre et se consoler, surtout ne rien changer de peur que tout soit pire encore...

Livre XI

Le livre XI revient aux puissants et à la politique, peut-être à la guerre de Hollande. 11 faut céder au lion ou l’empêcher de grandir. Lorsqu’il est grand, il faut faire avec (1). Il faut avoir le désir de plaire et compter sur soi (2, 3) et, si l’on peut, fuir loin de la Cour (4), parce qu’il n’y a pas grand-chose à attendre des rois et que les plaines danubiennes lui sont préférables, même si Louis sait dompter l’Europe (Épilogue).

Restent donc la sauvagerie du paysan du Danube ou le jardin du vieillard comme seules issues.

Mais pourquoi le renard est-il représenté trompant le loup (6) ? Que vient faire le chat-huant accumulateur (1) ? Des leçons politiques peuvent en être tirées : le loup travaille pour le renard qui travaille pour le roi, le roi-hibou conserve de la chair fraîche et grasse pour se repaître...

 

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