Cette fable est typique puisqu’elle se divise nettement en deux parties : le récit et la morale. Le récit est claire­ment allégorique : en même temps qu’il raconte une action, il doit être interprété par le lecteur, et la seconde partie donne quelques-unes des clefs de cette allégorie.

D’autre part, comme il est d’usage chez La Fontaine, le récit doit donner du plaisir : léger, mené avec rapidité, il multiplie les changements de ton, passe au style direct, revient à la parole du narrateur et fait entrer le lecteur dans le songe de l’héroïne.

Texte:  Jean de La Fontaine, La laitière et le pot au lait , Fables.

Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile,
D'élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable :
J'aurai le revendant de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l'appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

I. Un récit plaisant et vivace

Dès l’abord, le texte met en scène Perrette en la décrivant de manière dynamique, d’autant plus dyna­mique que son trajet est marqué (elle allait à la ville) et que son rythme est donné (à grands pas). L’objet symbo­lique sur lequel repose l’allégorie est cité à la rime dès le premier vers : ce pot au lait dont on prend soin (le cous­sinet) et qui est pourtant déjà menacé (elle prétendait arriver sans encombre). Durant le temps du trajet, le lait se transforme en prix, en argent, en œufs, en triple cou­vée, à l’aide de verbes accumulés (« employait », « ache­tait », « faisait »). La parole de Perrette prend alors le relai et transforme la couvée en poulets puis en cochon. Cependant la menace, qu’on a déjà vue et qui s’ampli­fiait par l’emploi de l’imparfait (temps modalisé), reste inscrite sous les traits du renard. La puissance du rêve permet de transformer le cochon en argent, puis en vache et en veau, puis en troupeau, mais c’est le mot, répété par le récit de « sauter » qui déclenche la catas­trophe, repris par le jeu de mot sur le transport (trans­port des sens en même temps que transport de la cruche). Comme à chaque récit il faut une chute, celle- là s’opère et se réalise clairement puisque le lait se répand et que le discours remonte le cours du rêve (veau, vache, cochon, couvée). C’est donc d’une mau­vaise fortune qu’il est question, d’autant plus que le nar­rateur laisse supposer qu’au bris du pot au lait répon­dront les coups du mari.

C’est donc une sorte de fabliau si théâtralisé qu’on en a fait une farce, en l’ancien temps. D’où, pour le lecteur une première interprétation de l’allégorie : la farce se portant généralement sur des objets galants ou graveleux, il faudrait chercher du côté du symbole du lait répandu et du pot cassé. Interprétation que les illustrateurs ne négligeront pas : casser sa fortune et répandre ses biens étant, en langage codé de l’époque, perdre sinon un pucelage, au moins une vertu... Mais La Fontaine, par la morale, oblige le lecteur à dépasser la leçon qui ne serait, après tout, que celle d’un de ses contes grivois.

II. Rêve de fabuliste et songe de philosophe

Il s’attaque d’abord au rêve, propre de tout individu, au songe et aux erreurs qu’ils font commettre, et se met directement en scène dans cet exercice pour enfin chuter comme le pot de Perrette et revenir à la dure réalité (« gros Jean comme devant »). Mais, après la lecture des autres fables, il est nécessaire, encore une fois, de dépasser la morale traditionnelle et la sempiternelle sagesse des nations.

1. Perrette est la représentation rêvée de cet homme parfait (jardinier ou fermier), qui sait raisonnablement domestiquer l’excès de la nature : l’inverse de « Rien de trop » (IX, 11).  Le rêve de Perrette permet l’accroisse­ment des richesses et du bien-être, jusqu’à ce que tout s’écroule au moment où elle est, en comptant son argent et en estimant avant tout le prix des choses, en train de changer de statut : de fermière économe et rai­sonnable, en un mot de fermière médiocre et modérée, elle devient propriétaire d’un troupeau, ce qui, naturel­lement, fait tout échouer puisque, selon La Fontaine et sa fable VII, 5, il ne faut rien changer à l’ensemble de la situation présente, sinon soi-même.

On assiste donc à une récupération de la question politique traitée dans la fable VII, 8 et dans certaines fables précédentes :

Le songe du fabuliste, qui se met en scène (sage ou fou) est de tout posséder (le bien du monde, les femmes, les honneurs), ce qui est naturel à l’homme (principe de l’excès naturel).

Mais au creux de cette erreur du songe (aller vers la nature mauvaise de l’homme), il y a néanmoins une vérité ou une revendication positive : Perrette va vers (‘excès en voulant accroître par trop ses richesses et se diriger naturellement vers trop de pouvoir et d’argent pour posséder enfin un troupeau, ce qui ne correspond pas à son statut et le bouleverse. Pourtant, il est naturel qu'elle rêve et qu’elle veuille toujours plus. Elle rêve donc à une meilleure répartition des biens...

2. De même le fabuliste se met à rêver à une autre suite de gouvernement : « On m’élit roi, mon peuple m’aime », vite ruinée par le songe excessif : « les dia­dèmes vont sur ma tête pleuvant » et puis c’est la chute H le réveil.

Autrement dit : au creux des songes, il peut y avoir île la morale, une morale et une politique de la modération, mais le songe, favorisant la rêverie sans contrainte dominée par la nature de l’homme, laisse reparaître l’excès et toute la progression est ruinée :

« Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ; / Je suis gros Jean comme devant. »

3. L’imagination, naturelle à l’homme, est une puis­sance trompeuse, elle est maîtresse d’erreur et de faus­seté et surtout donne des illusions. Il faudrait s’arrêter un instant et méditer, ne pas s’investir au point d’entrer dans la sauvagerie.

Mais est-ce possible ? Une seconde fable, liée à celle- ci par un système souvent reproduit de jumelage, peut ajouter quelques idées, ou quelques questions.

 

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