I- LE PARADIS PERDU

L'enfance

«Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus », écrira Proust. Baudelaire, même dans les phases les moins optimistes de sa vie, ne croyait pas que l'enfance fût un paradis tout à fait perdu. « Rien, note-t-il vers 1860 à propos de Constantin Guys, ne ressemble plus à ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur. J'oserai pousser plus loin... L'homme de génie a les nerfs solides ; l'enfant les a faibles. Chez l'un, la raison a pris une place considérable ; chez l'autre, la sensibilité occupe presque tout l'être. Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté. »

Pour Proust, la perte de l'enfance est définitive et irrémédiable. Tout au plus l'artiste a-t-il le privilège de rappeler par la mémoire l'enfant qu'il était. Pour l'adulte, « les fleurs ne sont plus de vraies fleurs, parce qu'il a perdu à jamais le pouvoir de s'étonner. De ce pouvoir, l'artiste, selon Baudelaire, dispose encore. C'est un capital dont il est devenu conscient : au pouvoir d'émerveillement qui lui est resté, il a ajouté ces acquisitions de l'âge adulte que sont les dons d'analyse et d'organisation. Ainsi «l'enfance retrouvée à volonté » pourra s'épanouir en œuvres.

Si peu enclin qu'il fut aux confidences directes, Baudelaire a tout de même évoqué (XCIX, Je n'ai pas oublié...) le souvenir de l'enfance heureuse (entendons : avant le remariage de sa mère). Ce poème, d'ailleurs trop ancien pour être marqué du véritable sceau du poète, reflète une émotion très vive - tout comme le suivant, consacré au souvenir de Mariette, « la servante au grand cœur ». La maison de Neuilly et la chère Mariette appartenaient à l'univers d'avant la faute, et si dans le poème C on voit poindre un reproche, que Baudelaire adressait à sa mère, c'est que le poète est conscient d'être seul à estimer le prix du paradis perdu:

Mais le vert paradis des amours enfantines, 

Baudelaire l'a évoqué avec la force du génie dans « Mœsta et errabunda » (LXII). Le poème est dédié à une certaine Agathe, et il est effectivement rangé, par sa place dans le recueil, dans la catégorie des « inspirations diverses ». Faut-il appliquer à cette inconnue le titre latin, qui signifierait alors : « triste et errante » ? Ou faut-il prendre les deux adjectifs pour des neutres, « choses tristes et errantes », c'est-à-dire quelque chose comme « autant en emporte le vent » ? Dans le premier cas, on saisit qu'Agathe n'a fait que traverser la vie de Baudelaire ; dans le second, que ce sont des propos de bal. Car les strophes de « Mœsta et errabunda » ont le rythme de la valse, et, ce mouvement circulaire, le cinquième vers, qui répète le premier, ramène les danseurs au point de départ. Il est clair qu'Agathe s'est, autant que le poète, éloignée de l'innocence de l’enfance, et ils peuvent l'un et l'autre regretter le « vert paradis »:

Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs

Et l'animer encor d'une voix argentine,

L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?

Pour que le poème puisse sécréter sa fine mélancolie, il fallait que la question restât sans réponse. La notion de paradis perdu est d'une ambiguïté fondamentale, car on peut à volonté mettre l'accent sur le premier mot ou sur le second. Et il est évident que Baudelaire et Agathe -les trois premières strophes nous le montrent - sont plongés dans la détresse quand ils regardent la rive émerveillée de l'enfance.

L'âge d'or

Leconte de Lisle et d'autres contemporains de Baudelaire ont vu dans le paganisme grec la jeunesse du monde, qu'hélas !la notion chrétienne du péché est venue ensuite assombrir. Selon cette conception, le monde autrefois était jeune et beau, les instincts s'y épanouissaient dans une liberté heureuse, tous les êtres y vivaient dans l'harmonie. Chez Baudelaire, l'idéal « tahitien » de la liberté sexuelle qui s'exprime dans la Géante (XIX) procède d'une inspiration très voisine. Certes, la vision païenne d'un monde ignorant du péché (c'est plutôt l'âge d'or de Virgile et d'Ovide que la version biblique de l'humanité avant la faute) peut étonner dans le contexte des Fleurs du Mal, qui est celui d'un monde fondamentalement marqué par le péché. Mais la contradiction n'est qu'apparente. Si la beauté, l'harmonie et la force étaient à l'origine du monde, c'est que les choses n'ont pu ensuite que se dégrader. Et le mythe passéiste (qu'il se situe ou non dans un contexte païen) s'oppose très exactement au mythe du progrès, que Baudelaire n'a cessé de pourfendre.

La vie antérieure

Cependant Baudelaire ne s'est pas contenté d'exprimer cette vision du bonheur. Elle se double pour lui d'un sentiment de « déjà vu », de la certitude confuse d'une participation personnelle. D'abord parce que, comme Nerval, et peut-être en partie sous son influence, il est habité par une mémoire libérée de la chronologie, en quelque sorte intemporelle:

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans

nous confie-t-il dans le second SPLEEN (LXXVI, qui commence par ce vers). Et précisément l'abondance de ces souvenirs n'est concevable que dans la mesure où le poète a vécu d'autres existences.

D'autres existences, mais des existences heureuses. Cette précision, qui ne va pas de soi, est ici capitale. La réminiscence  baudelairienne,  comme  celle  de Platon1, est  liée  à l'idée d'un bonheur  ancien, puisé  aux sources de l'âme et où  l'âme  aspire  naturellement  à retourner.  L'admirable poème de la Vie antérieure (XII) trouve dans ce cadre son explication. Le poète se souvient d'un paysage selon son âme. Il y goûte des voluptés calmes. Et l'on voit bien que les deux aspects qu'il présente sont importants : le fait d'y avoir vécu, et le contraste absolu entre cette « vie antérieure » et la vie moderne.  Cette hantise d’un autrefois où le poète  était exempt de soucis matériels, où le sens de l'utile ne venait pas corrompre la beauté, où tout était mis en œuvre à seule fin de lui faire « approfondir le secret douloureux » ne traduit pas seulement l'aspiration du poète à percer le mystère de son être. Il est remarquable que l'« ailleurs »soit d'abord un « jadis ».

II- LE THEME DE L’AILLEURS

Si le poète aspire à un autre monde, c'est que ce monde-ci n'est pas sa patrie véritable. L'âme ici-bas est en exil, d'où l'importance du thème de l'exil chez Baudelaire : exil d'Andromaque, exil du cygne (LXXXIX), exil de l'albatros (II), qui est l'exil même du poète. La recherche d'un ailleurs traduit donc l'aspiration à la patrie véritable, aspiration tantôt paisible, tantôt furieuse : any where out of the world, n'importe où hors du monde (titre d'un «petit poème en prose »). De cette tendance il résulte que chez Baudelaire toute recherche est en même temps une évasion.

L'évasion par les sens

Dans les Fleurs du Mal l'amour sensuel est tout entier contenu, nous l'avons vu, dans le cycle de Jeanne Duval (de XXII à XXXIX). Dans ce cadre, il y a place pour des tons divers et des inspirations bien différentes, comme le reproche, le remords, la colère. Mais la poésie des sens brille d'un éclat incomparable dans les deux premiers poèmes du cycle, « Parfum exotique » et « la Chevelure ». Les seins ou les cheveux de la Vénus noire sont le point de départ d'un voyage vers des rivages heureux ou de charmants climats qui sont assimilés, dans le second poème, à ceux de l'Asie et de l'Afrique. La grande originalité de Baudelaire, c'est de faire partir son imagination du sens de l'odorat. Ainsi, l'image traditionnelle (chevelure-forêt) est elle-même renouvelée, amplifiée à l'extrême par l'adjectif aromatique. Et si les tresses suscitent la houle, c'est moins par le truchement de la vue que du toucher. Qu'importe, puisque la grande image de la mer, du voyage exotique est par là déclenchée. Mais c'est l'odeur des lourdes tresses qui triomphe avec

                          les senteurs confondues 

De l'huile de coco, du musc et du goudron. 

En somme, la prédominance de l'odorat favorise la fusion de tous les sens, conformément à la doctrine des correspondances, et le parfum entêtant des noires tresses conduit, dit le poète, à

Un port retentissant où mon âme peut boire

A grands flots le parfum, le son et la couleur. 

Le voyage sentimental

Comme le cycle de Jeanne, le cycle de Marie Daubrun fait succéder, mais sur un tout autre registre, l'amer au doux et le doux à l'amer. U où résonne le mieux la note heureuse, c'est encore dans la recherche d'un «ailleurs», ou plus exactement d'une Invitation au voyage (LIII). L'origine et la clé du poème se situent, non plus dans une chevelure, mais dans les yeux verts de Marie. Leur éclat voilé suggère au poète un paysage nordique, lumineux et humide. La Hollande n'est pas nommée dans le poème (elle l'est dans son équivalent en prose XVII), mais les allusions sont tout à fait claires. D'abord parce que c'est à travers ses peintres que le poète imagine la chaude lumière d'un pays où il n'est pas allé. Mais surtout le mobilier, les fleurs, le commerce avec l'Orient, les canaux, la propreté méticuleuse sont autant de détails significatifs, on dirait même assez conventionnels, si l'originalité de la vision ne les transcendait.

Car la qualité de la vision, elle est bien dans cet « ailleurs » où nous appelle le voyage sentimental dans "Invitation au voyage"

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté. 

Elle est dans la région platonicienne où se situe l'origine de l'âme.

Tout y parlerait

A l'âme en secret

Sa douce langue natale. 

Elle est surtout dans l'harmonie rêvée par le poète entre des yeux de femme et un paysage, entre un état d'âme et un rythme, le rythme impair auquel on doit cette exceptionnelle réussite.

Le vin

Le thème du vin n'a évidemment pas revêtu, dans les Fleurs du Mal la forme traditionnelle de la chanson à boire. Mais, traditionnellement, boire, c'est aussi chercher à oublier. Le vin ne pourrait-il, chez Baudelaire, signifier évasion ?

Le problème pourrait ne pas être aussi simple. De l'ivresse vulgaire à l'exaltation dionysiaque, on voit sans peine le rôle que Baudelaire eût pu attribuer au vin pour s'évader du monde réel, sans parler des prolongements possibles vers les «paradis artificiels». Avant d'écrire précisément les Paradis artificiels, Baudelaire n'avait-il pas publié Du vin et du haschisch comparés comme moyens de multiplication de l'individualité? Avouons que cet aspect apparait peu dans Les Fleurs du Mal. Le poème CVI, « le Vin et l'assassin », est même une condamnation de l'ivresse, considérée sous sa forme grossière. Mais les autres poèmes du cycle du vin, l'exception toutefois du « Vin des amants », expriment joie, réconfort, apaisement, comme le remarque Antoine Adam, et non pas évasion. Ces poèmes, qui sont anciens, ont été écrits avant que Baudelaire ait conçu le titre et le plan des Fleurs du Mal, avant qu'il ait définitivement opté pour une vision pessimiste du monde. Ils correspondent à une époque où il fréquentait Courbet, Proudhon et Pierre Dupont et partageait l'espoir des révolutionnaires de 1848 en un monde meilleur. «Dans ces milieux, note Antoine Adam, il existait une tradition qui célébrait dans le vin l'insigne bienfait de Dieu aux travailleurs, le consolateur du pauvre, le réconfort salubre des malheureux ».

Peut-être ne faut-il pas exagérer la nuance qui sépare consolation et réconfort d'évasion. Baudelaire a da lui-même la minimiser pour faire entrer les poèmes du vin dans le plan général de son livre. Du moins était-il intéressant de poser le problème, pour constater qu'un poème au moins (CVII, « le Vin des amants ») vante le vin pour l'accès qu'il offre au monde du rêve.

Le « rêve parisien »

Si toute évasion hors du réel aboutit au rêve, le Rêve parisien (en) possède un caractère bien particulier et touche à des aspects essentiels de la pensée et de la sensibilité de Baudelaire. C'est le rêve d'un architecte urbaniste qui bannirait de sa composition tout élément naturel pour savourer

L'enivrante monotonie

Du métal, du marbre et de l'eau. 

Plus d'arbres donc, plus rien de vivant : tout serait conçu selon la géométrie de l'esprit. Une lumière certes, mais qui ne devrait plus rien au soleil. Nul doute que pour Baudelaire le mérite de l'art soit de s'évader de la nature. Il l'a dit dès le Salon de 1846 : « La première affaire d'un artiste est de substituer l'homme à la nature et de protester contre elle.» Loin d'être une mère, ou simplement un guide, la nature est pour Baudelaire un mal. Loin de se fondre en elle, il importe d'en sortir. Et non seulement l'art est ce moyen d'évasion, mais il ne saurait se définir que contre la nature.

La mort

Mais, en somme, le « rêve parisien » aboutit à un échec, puisque le poème se termine, en un violent contraste, par les deux strophes terribles du réveil.

En rouvrant mes yeux pleins de flamme

J'ai vu l'horreur de mon taudis...

Échec de l'art donc, et de toutes les tentatives terrestres de recherche d'un« ailleurs». L'amour, le vin, l'art, tout est échec. Nous ne pouvons que retrouver ici la logique interne de l'œuvre, telle qu'elle a déjà été analysée. Anywhere out of the word! (1) N'importe où hors de ce monde! Toute évasion qui ne serait pas un départ hors de ce monde serait donc illusoire ? C'est bien le thème que développe Baudelaire en un long poème (ce qui est chez lui assez rare) et à une place significative, à la fin des Fleurs du Mal. Le dernier chapitre du livre est « la Mort », et le dernier poème « le Voyage » (CXXVI).

Si l'homme est tenté par le voyage, c'est qu'il a besoin d'un ailleurs. Mais trouvera-t-il ce qu'il cherche ? Non, puisqu'il ne saurait découvrir que ce qu'il porte en lui. Et le spectacle du monde est d'une navrante uniformité. Les paysages les plus réputés sont illusoires, car c'est notre imagination qui les crée, et notre imagination se passe fort bien du voyage (Baudelaire a-t-il eu besoin d'aller en Hollande pour l'évoquer dans son « Invitation au voyage » ?). Quant aux sociétés humaines, partout le tyran est cruel et jouisseur, partout l'esclave est vil. Il est vain de chercher des différences : toutes les civilisations, tous les régimes politiques, toutes les religions se valent et valent ce que vaut une humanité corrompue. Tout voyage terrestre n'est qu'agitation et divertissement. La seule évasion possible, c'est la mort.

  1. Titre donné par Baudelaire A un de ses petits poèmes en prose (XLVIII). 

 

III- LE SPLEEN

Dans le titre du premier - et principal - chapitre des Fleurs du Mal, « Spleen et idéal », la conjonction « et » a évidemment valeur d'opposition : « spleen » et « idéal » sont des notions contraires.  Contraires, mais non indépendantes. C’est en effet dans la mesure même où Baudelaire a visé très haut (l'idéal) qu'il s'expose aux déceptions et aux échecs et qu'il est amené à prendre en dégoût l'existence. C'est pourquoi le poète est l'être au monde le plus exposé au malheur. Plus grande en effet sera l'aspiration l'idéal, moins l'existence sera supportable. Ainsi le spleen peut apparaitre comme la retombée de l'idéal. En d'autres termes, c'est la quête de l'absolu (l'essence)  qui rend l'existence difficile. Le spleen ne serait-il pas, en somme, cette difficulté à vivre ?

Petite histoire du spleen

Spleen en anglais signifie « rate ». La mélancolie ou bile noire passait pour une sécrétion de la rate, selon la théorie hippocratique des humeurs. Les deux mots sont donc, en principe, équivalents. Mais en s'éloignant des racines grecques dont il tire son origine, le mot « mélancolie » s'est usé avec le temps et sans doute aussi par l'abus qui en a été fait au début du romantisme. Le terme de spleen a été importé en France au milieu du XVIIIe siècle, notamment par Diderot qui, en lui donnant le commentaire de « vapeurs anglaises », semble vouloir en respecter la spécificité britannique. A l'époque romantique le mot est d'un usage plus fréquent pour désigner un ennui sans cause et un dégoût généralisé de la vie. C'est un terme fort, mais resté assez proche du langage médical, quand Baudelaire l'adopte pour lui conférer une dimension plus philosophique.

Naturellement, la réalité qu'il évoque avait été depuis long­ temps recensée sous d'autres noms. C'est le taedium vitae (dégoût de vivre) du poète latin Lucrèce. C'est l'ennui de Pascal, qui fait de cette notion un élément capital dans la démarche de sa pensée. L'ennui pascalien en effet, loin d'être considéré comme un accident, est présenté comme la condition naturelle de l'homme, à laquelle il n'échappe, et de façon précaire, qu'en se «divertissant », c'est-à-dire en se détournant d'y penser. On notera que dans la dernière strophe de l'avis « AU LECTEUR », Baudelaire confère au mot­ clé, l'Ennui (avec la majuscule), une violence tout à fait pascalienne. Comment enfin ne pas relier le spleen baudelairien aux philosophies de l'existence ? Pour le Danois Kierkegaard (1813-1855), il s'appelle l'angoisse (ce qui nous serre) et, plus près de nous, il prend chez Sartre la forme de la nausée.

De la mélancolie au spleen

On peut déceler chez Baudelaire des formes « douces » du spleen, proches si l'on veut de la mélancolie lamartinienne, parfois plus insidieuses, et des formes « aiguës », plus conformes sans doute à l'idée qu'on se fait des Fleurs du Mal. On voit ces deux formes cohabiter- et s'opposer- dans un même poème, « Chant d'automne » (LVI). La deuxième partie, éclairée par la « lumière verdâtre » des yeux de Marie Daubrun, est dans le ton de l'élégie, c'est-à-dire d'une complainte tendre : elle apporte, non pas l'espoir, mais une sorte d'apaisement dans la marche implacable vers l'hiver. Mais cette douceur n'a de sens que par rapport à la dureté du sonnet initial. Des quatre poèmes successifs qui portent le titre de « SPLEEN », le premier (LXXV) a beau incorporer les ingrédients attendus (pluie, froid, cimetière), il échappe à la distinction entre formes douces et aiguës du spleen, parce qu'il procède d'un art plus baroque que romantique. L'émotion, comme cela éclate au dernier tercet, est tournée en dérision, déviée en caricature. Il n'en reste pas moins baudelairien pour autant, mais sur un autre registre, celui de« l'ironie ».

Les Spleen 2 et 3 (LXXVI et LXXVII) commencent sur le ton de la mélancolie douce, mais pénétrante.  Il s'agit d'un spleen de forme insidieuse :

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans

pourrait être l’introduction d’une réminiscence heureuse (voir la « Vie antérieure), mais elle s'avère pesante, oppressante. Et, de façon significative, la célèbre statue de Memnon 1 (transformée par Baudelaire en sphinx) ne chante plus au lever du jour, mais  au  «soleil  qui  se  couche»:

Je suis comme le roi d'un pays pluvieux

pourrait aussi bien amorcer une complainte douce, mais vite l'atmosphère s'assombrit. Pour Pascal (Pensée 142) «un roi sans divertissement est un homme plein de misères ». Le roi de Baudelaire est si profondément atteint par l'ennui que le remède du « divertissement » est sur lui sans effet.

Le quatrième poème du même titre (LXXVIII), le plus célèbre, nous présente le spleen sous sa forme aiguë. L'ennui philosophique y revêt les symptômes terriblement physiques de l'angoisse. Le ciel bas et l'inévitable pluie créent un univers rétréci, fermé par un « couvercle » et limité par des «barreaux». Quand, dans ce « cachot humide », se déploie la faune des ténèbres,

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, 

le cadre est construit pour faire éclater l'obsession sonore des cloches et les hallucinations visuelles de la fin :

Et de longs corbillards sans tambours ni musique

Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

Sur mon esprit incliné plante son drapeau noir.

Les aspects physiques du spleen et son sens profond sont ici inséparables. Mots, images et rythmes ont créé un style et un concept qui appartiennent à Baudelaire à jamais.

La fuite du temps

Quand Baudelaire écrit, dans « le Goût du néant » (LXXX) :

Et le Temps m'engloutit minute par minute,

nous aurions tort d'y voir un propos banal. En prenant la confidence à la lettre, un lien s'établit entre le vers isolé et la personne de Baudelaire : nous y devinons la tragédie de l'existence et nous la situons aussit8t dans la tonalité générale des Fleurs du Mal.

Il n'y a à faire qu'un pas de plus : remplacer « minute » par « seconde », et nous avons le mouvement implacable de l'Horloge. Le sentiment de la fuite du temps est un très vieux thème chez les poètes, et il a été l'objet à l'époque romantique d'une orchestration prestigieuse. Mais on a pu dire des grands romantiques que, explorant le tragique de la fuite du temps, ils prenaient le public et eux-mêmes tellement à témoin que la conscience qu'ils avaient de la beauté de leur chant rendait moins intolérable la souffrance éprouvée. Chez Baudelaire, rien de semblable. S'il se donne en spectacle, c'est devant un miroir, et sans complaisance. Le rythme de l'Horloge est implacable :à l'irrémédiable fuite du temps, Baudelaire associe les remords de tous ordres et l'obsession de sa vie manquée. L'idée que le désespoir trouve dans son expression même une compensation esthétique ne nous vient pas à l'esprit dans le cas de l'Horloge. Nous sommes pris.

Le gouffre

Pascal avait son gouffre avec lui se mouvant ...

Ce n'est pas le premier rapprochement que nous ayons été amenés à faire entre Baudelaire et Pascal. Dans « le Gouffre » (additions de 1868, XI) Baudelaire cite Pascal nommément. La vision permanente du « gouffre » leur serait commune, c'est du moins ce qui est suggéré dans ce sonnet qui date des dernières années du poète.

Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant

Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. 

S'agirait-il d'une forme suraiguë du spleen ? Le gouffre est donné comme un aveu, à vrai dire bref, car l'anecdote est réduite à sa dimension métaphysique :

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,

Le silence, l'espace affreux et captivant,

pour déboucher sur ce regret un peu obscur dans sa formulation lapidaire :

Ah! ne jamais sortir des Nombres et des êtres !

Il s'agit bien d'un regret, non d'un souhait. Selon une conception plotinienne (2), le monde, un à l'origine, aurait chuté dans le multiple (les nombres) d'où l'apparition des individus (les êtres). Baudelaire a donc voulu dire : « Quel dommage de rester prisonnier de ce bas monde.

En somme, le spleen a pour cause l'aspiration - insatisfaite -à un impossible « ailleurs ». 

La décomposition universelle

Qu'il s'agisse de l'œuvre du temps, de la fragilité de la beauté, de la déchéance des Petites vieilles (XCI), Baudelaire évoque un monde que guette la mort

Et l'appareil sanglant de la Destruction (La Destruction, CIX).

Le thème médiéval de la Danse macabre (c'est le titre du poème XCVII) illustré aussi dans le Squelette laboureur (XCIV) prend dans les Fleurs du Mal un caractère obsédant. Mais Baudelaire ne se contente pas du traditionnel squelette. Avec un réalisme non exempt de provocation, il se plaît à décrire la chair en décomposition. Dans un « Voyage à Cythère » (CXVI) l’île vouée à Vénus nous offre, par un contraste savamment calculé, le spectacle d'une pourriture. On notera que la description, fort détaillée, d'une charogne (XXIX) est faite sur le rythme 12+6 (un alexandrin suivi d'un hexasyllabe), souvent utilisé par les romantiques pour les complaintes sentimentales.

 Note: 2. Pour le philosophe grec néo-platonicien Plotin (205-270), la chute dans le multiple est un des aspects du processus de dégradation.

 

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