Présentation de Carmen 

CARMEN est un roman de Prosper Mérimée (1803-1870), publié à Paris dans la Revue des Deux Mondes le 1er octobre 1845, et en volume chez Michel Lévy en 1847.

Souvenirs de voyages et sources érudites sont à l’origine de ce petit roman qui est resté pour la postérité, sur le modèle de Manon Lescaut, l’emblème du mythe de la passion destructrice. De son voyage en Espagne de 1830, Mérimée retient un épisode andalou et la rencontre avec une bohémienne dont il fit le portrait dans son carnet de croquis. D’un autre voyage effectué dix ans plus tard, il conserve un intérêt pour les gitans, lié alors à l’histoire de Pierre le Cruel dont la maîtresse, Maria de Padilla, selon la légende, était bohémienne. Dans un article de la Revue archéologique de 1844, il s’interroge sur l’emplacement de Munda (théâtre de la victoire de César sur les Pompéiens en 45 av. J.-C.), comme dans le chapitre 1 de Carmen. Les Lettres adressées d’Espagne publiées en 1831, et dont la première est consacrée aux courses de taureaux, la deuxième à une exécution capitale, la troisième aux brigands et la quatrième aux sorcières, fournissent le matériau le plus important de la nouvelle, bien que des lectures récentes plus savantes, en particulier celle de The Zincali du missionnaire anglais G. Borrow ou celle du dictionnaire gitan d’un érudit allemand, le Dr Pott, aient approfondi la culture de l’auteur. Un ami espagnol, Serafín Estébanez Calderón, que Mérimée retrouva en 1843 à Paris, avait publié des nouvelles et études de mœurs et collaboré à un essai, Los Españoles pintados por si mismos, qui comprenait des rubriques sur la gitane, le bandit, le contrebandier ou la cigarière, et dont Mérimée dut également tirer profit.

Résumé du roman

Le narrateur, archéologue en quête de l’emplacement exact de la bataille de Munda en Andalousie, rencontre au bord d’une source un brigand dont il protège la fuite (chapitre 1) et qui le sauvera un peu plus tard à Cordoue du guet-apens tendu par une jolie gitane, Carmen. Quelques mois plus tard le voyageur retrouve le bandit, connu sous le nom de don José Navarro, la veille de son exécution, et recueille le récit de sa vie (chapitre 2).

Basque et brigadier de dragons, don José Lizzarrabengoa, de garde à la manufacture de Séville, tombe amoureux de l’aguichante cigarière Carmen qui le convainc de la laisser fuir après une échauffourée au cours de laquelle elle a blessé l’une de ses compagnes. Don José est dégradé, puni de prison; Carmen lui donne les moyens de s’évader, mais il refuse. Après sa libération, alors qu’il est en faction à la porte du colonel, il voit arriver sa gitanilla «parée comme une châsse», venue pour danser ou pour «bien autre chose». Elle lui glisse un rendez-vous chez l’aubergiste Lillas Pastia, puis elle se donne à lui. Peu après, elle obtient encore de don José qu’il laisse passer des contrebandiers. La déchéance continue: ayant, par jalousie, tué un lieutenant avec lequel il avait surpris Carmen, celle-ci lui fait quitter Séville et entrer dans une troupe de contrebandiers. Mais Garcia le Borgne, rom [mari] de Carmen, évadé de prison grâce à elle, revient, ravivant la jalousie de don José. Celui-ci retrouve à Gibraltar Carmen qui séduit un Anglais pour le dépouiller, et tue en duel au couteau le cruel Garcia. Mais Carmen s’éprend bientôt d’un picador, Lucas, et n’en fait pas mystère; José lui demande de le suivre en Amérique, et, devant son refus, décide d’en finir. Carmen préfère la mort à la privation de sa liberté et se laisse tuer avec le couteau du Borgne (chapitre 3).

Un développement presque encyclopédique sur les caractères physiques, les mœurs, les croyances, l’histoire et la langue des gitans clôt la nouvelle (chapitre 4).


Analyse de Carmen

«Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive [...].» Voilà résumée toute l’intrigue et le second narrateur, don José, possède le même sens de la concision que le premier, l’archéologue curieux de mœurs locales, à qui Mérimée donne tout d’abord la parole. Il s’agit au total d’un très court roman d’amour et de mort, dans la tradition de Tristan mais renouvelé par le romantisme avec l’exacerbation d’une passion dévorante, exclusive, impitoyable aussi, qui transforme un jeune sous-officier, doux et soumis à la loi (don José refuse de s’enfuir de prison malgré l’aide de Carmen), en bandit et en assassin. Mérimée sacrifie ici au mythe du brigand d’honneur, cher aux romantiques (voir Hernani) développé dans la troisième Lettre d’Espagne, lettre dans laquelle le fameux José Maria est comparé à Robin des Bois et devient un de ces «héros que les hommes respectent et que les femmes admirent» parce qu’il a jeté «un défi au gouvernement».

Mais l’inexorable déchéance d’un homme détruit par une passion qui illumine sa vie un bref instant, n’est peut-être pas la thématique essentielle de cette œuvre. L’hymne à la liberté semble bien l’emporter et, en ce sens, don José est l’élève de Carmen qui lui apprend la beauté violente de la séguedille et de la sevillana (elle danse avec lui) et le goût de la vie ardente, sauvage et aventureuse. Le minchorro [caprice] devenu le rom de Carmen n’atteindra jamais cependant le même degré d’indépendance que sa maîtresse, qui tient le discours paradoxal de la versatilité assumée («Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît») et de la soumission à la fatalité («J’ai toujours pensé que tu me tuerais»), laquelle explique la passivité de l’héroïne face à la mort. La présence d’un destin menaçant, qui plane sur toute la nouvelle, ne doit pas faire oublier non plus sa dimension ethnologique. Carmen incarne l’essence du monde gitan avec son mépris de la civilisation policée, sa violence joyeuse et sans frein. À travers elle, le lecteur découvre comment une petite communauté marginale fonctionne à la lisière de la société, quels rôles sont dévolus à la femme (Carmen, qui en est ici le prototype, tire la bonne aventure, danse à une soirée d’officiers, prépare les embuscades, permet le passage des contrebandiers ou l’évasion de son rom). Cette activité multiforme est un indice de la force de vie qu’elle représente et où l’on peut voir se profiler, à côté du goût pour le pittoresque, et plus profondément que lui, le culte romantique de l’énergie.

C’est pourquoi l’aspect diabolique de Carmen, si nettement souligné dans l’œuvre, doit s’entendre non seulement comme une des composantes des héroïnes mériméennes — femmes fatales comme la Mariquita d’Une femme est un diable, la doña Urraca du Ciel et de l’Enfer (voir Théâtre de Clara Gazul) ou Colomba (voir Colomba) — mais comme un des éléments anticonformistes, anticlassiques, de l’œuvre de Mérimée.

À l’habileté, à la souplesse, à la force d’âme s’ajoute aussi chez Carmen une remarquable aptitude à utiliser un grand nombre d’idiomes (rêve de bien des romantiques) comme le basque (dont Mérimée reçut quelques rudiments en 1829) qui lui permet de séduire don José. Et le lecteur à son tour, en bon apprenti philologue, apprend quelques-uns de ces termes gitans qui émaillent le texte. Les considérations finales sur le langage des gitans indiquent l’importance du propos. La langue du narrateur, elle, contient l’humour vif et léger, propre aux récits mériméens, qui ne craint pas de se retourner contre lui-même, avec cet archéologue qui «ne croyai[t] plus aux voleurs, à force d’en entendre parler et n’en rencontrer jamais» (chapitre 1) ou qui, ravi de suivre la jeune bohémienne, se dit: «Bon! [...] la semaine passée, j’ai soupé avec un voleur de grands chemins, allons aujourd’hui prendre des glaces avec une servante du diable» (chapitre 2). Mais ce pittoresque et cette fantaisie font surtout ressortir, par contraste, la brutalité somptueuse du discours de Carmen («Sais-tu mon fils que je crois que je t’aime un peu? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage»), ses paroles carnassières et abruptes, souvent imagées («Je suis habillée de laine mais je ne suis pas mouton») à l’unisson desquelles se met don José («Tu es le diable, lui disais-je. — Oui, me répondait-elle») et qui constituent, peut-être, une des raisons du succès d’une œuvre aussi violente que limpide.

F. COURT-PEREZ

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