La machine à vapeur, l’électricité, le moteur à explosion, l’avion, l’automobile, la télévision, les ordinateurs, Internet, le téléphone portable, le nucléaire… Les innovations techniques sont des moteurs de l’économie et de la transformation de nos modes de vie. Compte tenu de l’enjeu qu’elles représentent dans nos sociétés, les économistes et les sociologues ont mené de nombreuses recherches sur leurs conditions d’apparition et leurs effets.

De l’invention à l’innovation : définitions et exemples

Joseph A. Schumpeter (1883-1950) fut le premier économiste à accorder une place centrale à l’innovation dans le cadre de la dynamique du capitalisme. De ses travaux sur l’innovation, on peut retenir plusieurs idées majeures. J.A. Schumpeter propose de distinguer « invention » et « innovation ». L’invention correspond à la phase de conception initiale d’une machine ou d’un produit. Elle ne devient innovation que si elle est adoptée effectivement par la société.

Plusieurs types d’innovation sont à distinguer : les innovations de procédés, qui concernent les techniques de fabrication (comme une machine-outil) ou l’organisation du travail (le travail à la chaîne) ; les innovations de produits (la brosse à dents fut en son temps une innovation), les innovations commerciales.

Lors des grandes révolutions industrielles, les innovations arrivent en général par « grappes ». Ainsi lors de la première révolution industrielle, plusieurs innovations majeures surviennent durant la même période : machine à vapeur, machine à tisser, puis le chemin de fer et la sidérurgie. Les entrepreneurs innovateurs, comme Thomas A. Edison, les frères Auguste et Louis Lumière, les Renault (Louis, Marcel, Fernand), Henry Ford… jouent un rôle central. C’est de l’existence de cette classe d’innovateurs que dépend la dynamique du capitalisme.
À la suite de J.A. Schumpeter, toute la théorie économique de la croissance est venue confirmer le rôle de l’innovation technique dans la dynamique économique. Selon la théorie de Robert M. Solow (prix Nobel de sciences économiques en 1987), l’innovation technique compte beaucoup plus que la croissance du capital (du nombre de machines) ou de l’intensité du travail. Le constat peut paraître évident : avec l’introduction des tracteurs et des engrais dans l’exploitation agricole, les paysans ont décuplé leur capacité de production. Cependant, la théorie de R.M. Solow ne prend en compte que les effets économiques des innovations et non leurs causes. L’innovation est donc considérée comme une variable « exogène ». Elle provient du développement des sciences et de l’inventivité des ingénieurs et n’est pas conçue comme un effet du système économique lui-même.
À partir des années 1980, plusieurs types de théories ont cherché à réintégrer l’innovation au cœur même de l’analyse économique. Pourquoi y a-t-il intérêt à innover ? Quelles sont les conditions qui favorisent ou non l’innovation ?

Les théories de la croissance endogène ont mis l’accent sur l’importance des infrastructures (réseaux de transports, d’informations…), du rôle de l’État, de l’impact de l’éducation, du capital humain dans les innovations techniques. Sans infrastructure (par exemple la construction d’université, d’écoles d’ingénieurs), un pays a peu de chances de pouvoir innover en matière industrielle.

Les approches institutionnalistes se sont préoccupées de dévoiler les conditions économiques qui favorisent ou non l’innovation. Ainsi, pour William Baumol, dans The Free-Market Innovation Machine (2002), l’innovation est intimement liée à l’existence de la libre concurrence. Elle peut provenir de petites entreprises innovantes (comme le furent Apple ou Microsoft au début), ou de grands groupes qui investissent massivement dans la recherche développement (r.d.). Il n’y a donc pas un système unique d’entreprise à la source de l’innovation. Le seul stimulant commun est la concurrence que se livrent les entreprises entre elles.

Entreprises et milieux innovateurs

La Californie est parvenue à créer un milieu favorable à l’essor des nouvelles technologies de l’information : par un mariage heureux entre le système universitaire, les grandes entreprises, les incitations étatiques, l’initiative individuelle et le dispositif de financement des petites entreprises. C’est ainsi que la Silicon Valley est devenue l’un des creusets de la troisième révolution industrielle. En France, la réalisation de grands projets industriels comme le tgv, Ariane-Espace ou les centrales nucléaires est le produit d’un « colbertisme high-tech » (E. Cohen, Le Colbertisme high-tech : économie des Télécom et du Grand Projet, 1992) où se marient l’État, les grands corps d’ingénieurs, le secteur industriel nationalisé. Ces exemples montrent la diversité des assises institutionnelles qui président aux innovations techniques. Depuis les années 1990, tout un pan de recherches se consacre à l’étude des « systèmes d’innovation », qu’ils soient nationaux, régionaux ou sectoriels. Comment s’opère l’alliance entre acteurs (État, entreprise, université, laboratoire de recherches…) ? Quel mode de régulation favorise l’innovation ? S’il n’existe pas un modèle unique et universel d’innovation, certains sont tout de même plus performants que d’autres. Voilà les questions que cherchent à résoudre les chercheurs, économistes, géographes, sociologues, qui se penchent sur ces questions.

Analyse sociologique de l’innovation

Une école française de sociologie de l’innovation s’est constituée sous l’impulsion de Bruno Latour et Michel Callon. Cette approche s’intéresse aux processus d’innovation à l’échelle microsociologique. Elle porte son regard sur les communautés constituées d’ingénieurs, de techniciens, de commerciaux, qui, au sein d’une institution, collaborent à la mise au point de nouveaux produits. Si on prend le cas de la fabrication automobile, on s’aperçoit qu’un nouveau prototype est un produit collectif où interviennent des acteurs qui interagissent en permanence. Chacun cherche à imposer sa logique propre, traduit à sa manière les objectifs généraux. Ce processus de négociation et de traduction n’est pas exempt de tensions et de compromis divers. Au final, dans l’innovation – si elle a lieu, car il faut aussi analyser les échecs comme B. Latour l’a fait pour le projet Aramis –, une illusion rétrospective pourrait faire croire qu’une rationalité unique et cohérente s’est déployée. En fait, la route choisie est le produit d’une « construction sociale » collective faite de multiples interactions, controverses, compromis, détours, réorientations et d’une série de microdécisions indépendantes. L’objectif de la microsociologie de l’innovation est de montrer que derrière l’apparente rationalité des choix et la rigueur des contraintes techniques se cache aussi un jeu social invisible. Et celui-ci explique en partie pourquoi tel chemin a été pris plutôt que tel autre. C’est sur le même modèle que B. Latour et M. Callon envisagent les découvertes scientifiques dans les laboratoires.

Pour sa part, le sociologue Norbert Alter s’est penché sur ce qu’il nomme « l’innovation ordinaire » (L’Innovation ordinaire, 2000). Pour lui, l’innovation technique ou sociale, en règle générale, est un processus beaucoup plus banal que l’on retrouve chez l’informaticien qui « bidouille » son logiciel pour l’adapter au problème de son entreprise, chez cet agent d’assurances qui « se débrouille » avec les procédures pour satisfaire son client, chez ce professeur qui met en place dans son collège un projet éducatif autour du voyage scolaire… Vue sous cet angle, l’innovation ne se limite pas aux techniques, mais concerne la vie sociale dans son ensemble (de la recette de cuisine à Internet). Elle est surtout, selon lui, une activité banale et quotidienne. L’innovation ordinaire se réalise au travers d’une myriade de petits bricolages quotidiens apparemment sans grande importance. Cette approche microsociologique nous éloigne du modèle héroïque où les grandes innovations révolutionnaires surgissent du cerveau d’un inventeur génial.

Elle rend justice à ces bricoleurs du quotidien qui ont peut-être participé, à leur façon, aux grandes révolutions techniques et sociales de l’histoire.

Les travaux sur l’innovation ont été stimulés par les politiques publiques (régions, nations) car elle constitue un enjeu important à l’ère de l’économie de la connaissance, où il semble que l’innovation constitue un facteur de croissance (G. Gaglio, Sociologie de l’innovation, 2011).

L’essor d’internet, et les proliférations d’innovations techniques (open source) et culturelles (wikipédia, les blogs ) ont suscité de nouvelles grilles de lecture de l’innovation ou l’utilisateur joue un rôle déterminant (Eric von Hippel, The sources of innovation, 1988 et Democratizing innovation, 2005).

Dans Quoi de neuf, du rôle des techniques dans l’histoire globale (2013) l’historien britannique David Edgerton, a rappelé que, contrairement à une idée répandue, l’innovation ne contribue pas forcément à remplacer du vieux par du neuf : la télévision n’a pas supprimé la radio et Internet n’a supprimé la télévision (ni la radio). La voiture n’a pas remplacé le train, le pétrole n’a pas remplacé le charbon (qui fait un retour en force dans certains pays). La pilule contraceptive devait supprimer le préservatif pensait-on dans les années 1960, jusqu’à ce que l’épidémie de Sida le remette à jour. Une autre idée reçue notamment, qui stipule que l’innovation est la clef du développement économique, est également contestée par David Edgerton, ainsi que par l’économiste Danièle Blondel (Innovation et bien-être, 2010).