Sisyphe, selon la mythologie grecque, est le fondateur légendaire de Corinthe (on disait qu’il avait peuplé la ville avec des hommes nés de champignons). Pour avoir osé défier les dieux (notamment révéler les infamies amoureuses du tout-puissant Zeus), il fut condamné par les juges des Enfers à un supplice exemplaire : rouler un rocher au sommet d’une montagne. Mais, à chaque fois que Sisyphe parvenait au sommet, le rocher retombait vers la vallée et il devait alors reprendre son travail sans relâche…
L’histoire de Sisyphe nous est connue par le récit qu’en fait Homère à partir de légendes anciennes. Albert Camus en fait un symbole d’une destinée humaine condamnée à l’absurdité (Le Mythe de Sisyphe, 1942).
Qu’est-ce qu’un mythe ?
Chaque grande civilisation possède sa mythologie qui porte sur l’origine et la fondation du monde. En Inde, les grands mythes fondateurs sont rassemblés dans le Mahabharata ; en Mésopotamie, le mythe de Gilgamesh raconte la fondation de la première cité et de son roi. La Grèce et Rome possédaient leur panthéon peuplé d’une multitude de divinités et leurs légendes associées. Il n’est pas de société primitive qui n’ait construit un mythe des origines.
À quoi servent les mythes ?
L’étude des mythes et des légendes des sociétés anciennes va passionner les savants à partir du XIXe siècle. Une mythologie comparée naît sous l’impulsion de linguistes, d’anthropologues, d’historiens et de folkloristes qui s’intéressent à l’Antiquité et aux civilisations orientales. Friedrich M. Müller (Essais sur la mythologie comparée, 1858 ; Nouvelles Études de mythologie, 1898) est la figure savante qui domine cette époque. En Angleterre, l’étude des mythes va devenir l’un des sujets de prédilection de l’anthropologie naissante.
Dans Le Rameau d’or (1898-1935), James G. Frazer tentera de construire une grande fresque des mythes de l’humanité entière, ordonnée autour d’un grand récit commun.
Pour les premières générations d’anthropologues, les mythes primitifs sont le témoin d’une époque première de l’humanité. La mythologie primitive reflète les formes élémentaires de la pensée humaine – une « mentalité primitive » (L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, 1922) – distinctes de la pensée rationnelle. Les mythes viseraient à expliquer le monde à une époque où l’on n’a pas encore accédé au stade du savoir scientifique. Ils sont le produit d’un imaginaire, proche du rêve, de la folie, de la pensée enfantine.
À partir des années 1920, le regard des anthropologues va changer. Pour les fonctionnalistes comme Bronislaw K. Malinowski ou Albert R. Radclife-Brown, le mythe n’est pas le simple produit d’une pensée archaïque encore incapable de penser le monde de façon rationnelle. Sa raison d’être est ailleurs. Associés aux rites, les mythes assurent dans les sociétés primitives une fonction sociale. En tant que grands récits de fondation, ils légitiment l’ordre social, soudent le groupe et modèlent les conduites. À travers eux, on peut dévoiler l’organisation d’une société. Les divinités animales sont souvent associées à des clans totémiques ; les récits sur les origines des plantes, des animaux et des humains formulent des règles d’organisation du mariage, des rites de passage, des interdits alimentaires ; les héros sont des modèles de conduite pour les individus. Loin d’être un stade dépassé de la pensée humaine, les mythes sont la mise en forme détournée des lois d’organisation de la société.
Pour la psychanalyse aussi, derrière son apparente irrationalité, une logique cachée se révèle. Ce n’est pas celle de la société, mais des pulsions profondes de l’individu. Sigmund Freud avait vu dans l’histoire d’Œdipe la matrice d’un complexe originel : le désir du garçon d’épouser sa mère et de tuer son père. Plus tard, Carl G. Jung analysera certains thèmes mythiques, comme la figure du dragon, sous la forme d’un archétype universel de l’inconscient collectif.
De son côté, Roger Caillois propose une sorte de synthèse entre les approches anthropologique et jungienne du mythe. Dans Le Mythe et l’Homme (1938), il présente la mythologie comme une combinaison complexe de déterminations sociales et historiques, qui doit sa force évocatrice aux pulsions qui l’animent. Fondamentalement, les mythes renvoient aux « conflits primordiaux suscités par les lois de la vie élémentaire ». Ainsi, les scènes de cannibalisme, d’inceste, de parricide, si fréquentes dans les mythologies, ne seraient que la manifestation de pulsions archaïques profondément enfouies dans la mémoire biologique.
À la recherche des structures cachées des mythes
Les années 1950-1970 furent un âge d’or pour l’étude des mythologies. L’époque est marquée par le structuralisme et l’intérêt pour l’étude de l’imaginaire, du langage et du monde des signes. Les mythes sont abordés cette fois dans une perspective nouvelle : la recherche de structures invariantes.
Eliade, historien et anthropologue du sacré, soutient que la création des mythes traduit la tournure d’esprit de l’« Homo religiosus ». En voyageant d’un bout à l’autre de la planète, on retrouve des structures mythiques assez universelles. La fonction des mythes est de donner sens à l’existence humaine et d’expliquer le monde. Ainsi, pour M. Eliade, le mythe de « l’éternel retour », que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés, se rapporte à la fois au cycle de la nature et à la destinée humaine qui ne prend sens que dans le cycle des naissances et des morts. Ce cycle traduit un ordre immanent qu’il faut respecter sans quoi la société sombrerait dans le chaos. Le répertoire des mythes est limité parce qu’il tourne autour de quelques thèmes fondamentaux relatifs à la vie humaine : la vie, la mort, l’amour, la santé, les interdits sociaux.
Dumézil avait cru établir, dès la fin des années 1930, une parenté entre les mythes d’Inde et ceux des différentes régions d’Europe. Le panthéon des divinités en Inde, en Grèce, à Rome ou dans les sociétés nordiques pourrait, selon lui, s’organiser autour de trois figures centrales: le guerrier, le prêtre et le producteur. Cette théorie des « trois fonctions » dans la mythologie indo-européenne va connaître son heure de gloire dans les années structuralistes. G. Dumézil débute alors son cycle Mythe et épopée (en trois volumes, de 1968 à 1973).
Dans les quatre volumes de Mythologiques (publiés entre 1964 et 1971), C. Lévi-Strauss entreprend une tâche encore plus grandiose : dévoiler les structures fondamentales qui présideraient à la fabrication de tous les mythes de l’humanité. Refusant de leur attribuer une fonction dans l’organisation de la société, il y voit plutôt l’expression d’une grammaire inconsciente de la pensée. Les mythes seraient, pour C. Lévi-Strauss, une façon de rendre compte du monde à partir d’un ordre classificatoire.
À la même époque, J.-P. Vernant et Marcel Détienne se consacrent à l’analyse des mythes grecs. Leurs travaux connaissent un succès qui dépasse largement le cercle des spécialistes. Pour G. Durand – dans la filiation de Gaston Bachelard et C.G. Jung –, les mythes reposent sur quelques thèmes invariants – la lumière et l’obscurité, le haut et le bas – qui relèvent des structures fondamentales du psychisme humain.
Si, comme le pensait M. Eliade, les mythes n’appartiennent pas au passé mais sont constitutifs de l’esprit humain, alors ils doivent être présents dans le monde contemporain, et pas seulement sous forme de survivance. De fait, R. Barthes (Mythologies, 1957) et Edgar Morin (L’Esprit du temps, 2 tomes, 1962 et 1976 ; Les Stars, 1957) vont montrer que la société moderne regorge de thèmes mythologiques que l’on retrouve dans le cinéma, la science-iction, la publicité ou encore la bande dessinée.
Mythes et mythologies politiques
« De même que les images que sécrètent nos rêves ne cessent de tourner dans un cercle assez court, (…) de même les mécanismes combinatoires de l’imagination collective semblent n’avoir à leur disposition qu’un nombre relativement limité de formules. ». En 1986, le politologue Raoul Girardet publie un ouvrage original sur l’imaginaire politique contemporain : Mythes et mythologies politiques. Il aborde les idées politiques des deux derniers siècles sous un angle neuf. N’y aurait-il pas dans les discours politiques des formes de pensée très proches des grands mythes de l’humanité ?
Il est en effet possible de repérer dans l’histoire politique de ces deux derniers siècles quelques archétypes, qui forment le noyau dur de la floraison mythologique. Parmi eux, quatre thèmes reviennent avec une régularité étonnante : la « conspiration maléique », le « sauveur », l’« Âge d’or », et enfin l’« Unité ». Ainsi, le thème du complot a ressurgi à plusieurs reprises au cours de l’histoire politique de ces deux derniers siècles, en empruntant toujours les mêmes thèmes. Tour à tour, les francs-maçons, les Juifs (Europe début XXe siècle), les communistes (Amérique d’après-guerre), les trotskystes (Russie stalinienne) furent accusés d’ourdir un complot contre la société. À chaque fois, la même constellation d’images, la même architecture mentale, était associée. Les comploteurs forment une organisation occulte qui agit en secret pour saper l’ordre en place et s’assurer la domination du monde. Ils agissent dans l’ombre, avancent masqués. Incarnant le mal absolu, l’avancée de cet ennemi intérieur sera souvent assimilée à celle d’une maladie contagieuse – gangrène, peste ou choléra. Comme le Satan de la Bible, qui prend la figure du serpent, le « processus de démonisation » tend à incarner ce mal absolu sous forme d’une « bête immonde ». « Immuable, permanent à travers l’énorme masse de ses représentations iconographiques et de ses expressions littéraires, il existe un bestiaire du complot. Il rassemble tout ce qui rampe, s’infiltre, se tapit. Il rassemble également tout ce qui est ondoyant, visqueux, tout ce qui est censé porter la souillure et l’infection : le serpent, le rat, la sangsue, la pieuvre. »
Que l’on songe au vocabulaire adopté par les staliniens à l’égard des trotskystes : « vipères lubriques », « hyènes puantes », « chiens enragés ». On retrouve là le bestiaire des mythes : celui des monstres hideux et malfaisants qui règnent dans l’Empire des ténèbres.
Critique de la mythologie
À partir des années 1980, le thème des mythes perd de son poids au sein des sciences humaines. Certains auteurs commencent même à douter de l’importance que les peuples dits « primitifs » leur accordent vraiment.
Ce sont les historiens qui ouvrent le feu. En 1981, M. Detienne, dans son ouvrage Invention de la mythologie, écrit que le mythe, conçu comme discours sacré, a été séparé artificiellement par les mythologues d’autres formes de récit : légendes, contes, récits historiques, croyances religieuses. Dans la Grèce antique, le mythe d’Œdipe ou les aventures d’Hercule et de Zeus peuvent être lus comme des scénarios de divertissement, objets de multiples reformulations, comme le sont la légende du roi Arthur ou La Belle au bois dormant. « Poisson soluble dans les eaux de la mythologie, le mythe est une forme introuvable. »
Paul Veyne prend le relais deux ans plus tard avec Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (1983). L’historien y soutient que les Grecs n’étaient pas aussi crédules qu’on le croit à l’égard de leurs propres mythes. Cicéron croit peut-être que Thésée a réellement existé, mais il tient sa descente aux Enfers pour une pure fiction. Platon sait qu’ils ont une valeur métaphorique.
Chez les anthropologues aussi, on commence à prendre de la distance vis-à-vis des grandes théories sur les mythologies primitives. Dès les années 1980, plusieurs auteurs avaient remis en cause l’idée d’un « grand partage » entre la pensée primitive et celle des sociétés occidentales. À partir des années 1990, la critique se radicalise. Et si les grands mythes que l’on attribue aux primitifs n’étaient pas qu’une pure invention d’anthropologues ?
On commence à suspecter par exemple Marcel Griaule d’avoir créé de toutes pièces le grand récit mythologique des Dogons qu’il rapporte dans Dieu d’eau (1948) et Le Renard pâle (1965). L’anthropologue aurait en fait assemblé auprès de divers informateurs des bribes de récits, puis les aurait tissés ensemble en un grand récit de fondation, censé représenter la mythologie dogon. Mais, en aucun cas, les Dogons n’auraient entendu parler de ces mythes avant que M. Griaule ne les reconstitue.
Cette prise de distance avec les anthropologues de la génération précédente s’accompagne d’une relecture critique de l’œuvre des grands de la mythologie. L’anthropologue Jean-Louis Siran finira même par dénoncer une « illusion mythique » que les anthropologues auraient entretenue à propos des sociétés primitives (L’Illusion mythique, 1998). Paradoxe des paradoxes : la mythologie serait-elle un mythe inventé par la tribu des anthropologues ?