Caligula est une pièce d'Albert Camus écrite en 1939, publiée en 1944 et créee à Paris en 1945 avec Gérard Philippe dans le rôle-titre. Maître absolu de Rome, Caligula a eu la révélation de l'absurdité de la condition humaine après la mort de sa sœur Drusilla. Décidé à exercer sa propre liberté contre l'ordre des hommes et des dieux, niant le bien et le mal, il se transforme en un tyran sanguinaire, bourreau de lui-même, autant que des autres.
Résumé de la pièce
Acte I- Depuis la mort de sa sœur et maîtresse, Caligula est transformé : il sait que «les hommes meurent et (qu’ils) ne sont pas heureux ». Il édicté alors des lois injustes et cruelles. Se croyant seul homme libre, il confie son désespoir à Cæsonia, sa vieille maîtresse.
Acte II- Trois ans après, des patriciens épuisés par les cruautés de Caligula préparent un complot, mais Cherea les invite à attendre. Survient Caligula, qui les humilie de multiples façons. Il rencontre alors le jeune Scipion, dont il a tué le père. En dépit de sa haine, Scipion comprend Caligula.
Acte III- Lors d'une parade, Caligula s’expose en Vénus, tandis que les patriciens sont contraints de l’adorer. Le jeune Scipion lui reproche aussitôt son blasphème, pour lequel il sera puni. Caligula est prévenu de la conspiration menée par Cherea : il lui demande de se justifier et détruit la preuve de sa culpabilité.
Acte IV- Scipion refuse de participer à la conjuration, par amour pour Caligula. On annonce sa mort : les conjurés qui parlent trop vite sont condamnés. Caligula organise alors un concours de poésie sur le thème de la mort. Scipion, qui lui ressemble, sait le toucher. Avant de la tuer, Caligula avoue à Cæsonia son bonheur désespéré. Ayant cherché l’impossible, il meurt sous les coups des conjurés.
Analyse de Caligula
► Une démonstration philosophique.
En prenant appui sur La Vie des douze Césars, de Suétone, Camus donne cependant à voir un drame philosophique qui prolonge une réflexion commencée dans L’Etranger et dans Le Mythe de Sisyphe. La pièce rend compte en effet d’un raisonnement structuré : un empereur, en se heurtant à la mort d’un être aimé, découvre que la vérité du monde est que les hommes meurent et ne sont pas heureux. Toutes les lois, toutes les valeurs s’effondrent en face de cette mort que rien ne justifie (motif hérité de Dostoïevski) et qui constitue le trauma initial de la conscience moderne : comment alors fonder une morale en dehors de tout repère ? Sans doute la fameuse phrase de Dostoïevski affirmant que, si Dieu n’existe pas, alors tout est possible, forme-t-elle le support initial du problème éthique qu’affronte radicalement la pièce.
Nulle réponse ne venant rassurer son âme angoissée, Caligula souhaite alors obtenir la lune, vœu dérisoire d'un être profondément révolté. Pour faire advenir l’impossible, il faut dérégler le possible, le soumettre à de nouvelles règles aussi aléatoires que cruelles, mais légitimées par l’illégitimité même de toute loi instituée. Tout-puissant, Caligula pourtant n’est pas libre, puisque sa liberté est absolue, non bornée par des impératifs éthiques, et réduite ainsi à la licence. En effet, il ne peut trouver la limite qui pourrait donner une forme à sa liberté, et c’est pourquoi on peut aussi saisir ses actions comme la volonté de créer cette limite, par l’excès de cruauté qu’il fait peser sur autrui, en espérant une réaction qui refondrait la loi, sous la forme de l’interdit (dont le meurtre est le degré suprême).
En explorant les limites de l’immoralité, Caligula espère ainsi faire émerger un obstacle face auquel pourrait enfin se définir sa liberté, mais, rien ne survenant, il est contraint d'attendre son propre assassinat, seule manifestation d’une résistance en face de lui ; la pulsion de mort se lit dès lors comme seul moyen de faire émerger sa propre liberté, de sorte que le paradoxe proprement tragique du personnage consiste en ceci que sa mort pourra lui autoriser la reconnaissance d’une authentique existence.
► La valeur de la comédie.
Face à cette vie absurde qu’il dérègle avec patience, Caligula se protège en jouant la comédie : tout est prétexte à la mascarade et à la dérision, comme si cette distance prise par rapport à l’existence permettait de mieux la supporter, tout en en révélant le vrai visage. Caligula a le goût de la représentation grotesque, comme le confirment ses apparitions en Vénus ou en danseuse. Ce travestissement est aussi un changement momentané d’identité, propre à le dégager de sa souffrance, à le revêtir de multiples identités dans l’attente de celle que lui donnera le bourreau. Il crée ainsi un état permanent de carnaval : le vieux patricien, incarnation topique de la sagesse, est appelé « ma jolie », la fréquentation de la maison close de l’État est rendue obligatoire, et Caligula prend la femme d'un de ses sujets devant lui. Plus aucune loi ne vient protéger les hommes, tous étant soumis à la fantaisie de l’empereur oscillant entre comique et dramatique. Les institutions sont bien évidemment, elles aussi, tournées en dérision : le concours de poésie devient ainsi une mascarade dirigée au sifflet par Caligula.
Il transforme ainsi ses sujets en pantins, en marionnettes silencieuses qu'il prétend éduquer. Metteur en scène tout-puissant, il se cache, surgit, châtie et repart, instaurant la terreur pour son plaisir. Il transforme ainsi l’absurdité policée de l’existence en foire cruelle, mettant à nu les vices de son fonctionnement, selon la grande tradition de la comédie réactualisée par Camus par l’intermédiaire de son personnage central ; de sorte que perce ici l’image d'un Caligula moraliste et démystificateur, qui dévoile sans complaisance la face obscure de chacun, arrachant les masques bienséants dont son entourage s’affuble afin de l’exposer en plein jour. En effet, Caligula pense que les hommes ne peuvent connaître la vérité de leur condition qu’en expérimentant le malheur. Il se fait donc le fléau de Rome, afin de sauver les hommes du mensonge et de l’esclavage, car seule cette cruauté peut provoquer une réaction chez des êtres habitués à toutes les compromissions, à toutes les lâchetés de l’existence.
Ce jugement implacable tenu par un fou, qui emprunte au rôle du bouffon son insigne sagesse, se réalise ainsi jusqu’aux limites de l’absurde, dans l’aberration d’une mort annoncée qui instaurera ainsi tout à la fois la liberté retrouvée de ses sujets, par l’intermédiaire de la révolte, et la sienne propre. De sorte que, au bout du compte, se lit dans le personnage central une réactualisation du mythe romantique du génie qui paye de sa vie la révélation d’une vérité qu’il offre à ses frères. Et sans doute n’est-ce pas là le moindre des paradoxes d’une pièce profondément noire, à la croisée du drame et de la comédie, qui s’essaie à circonscrire en ces marges la possibilité d’une morale efficace encore, hors de toute métaphysique, par la vertu essentielle de la révolte de l’homme conscient de lui-même.
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