Résumé du recueil : plan schématique des Fleurs du Mal 

AU LECTEUR :

Dans ce poème liminaire des Fleurs du mal, la dimension métaphysique du livre apparaît sans équivoque. L'homme est enfoncé dans le péché. Satan triomphe en ce bas monde.

1. SPLEEN ET IDÉAL :

(Le plan véritable est assurément l'inverse : idéal et spleen.) Quoiqu'il en soit, les deux postulations de l'homme sont ici affirmées. Comment échapper au Mal ?

Par l'art : C'est pour Baudelaire la voie la plus sûre. On a pu y distinguer trois mouvements : grandeur du poète (de I à VI), misère du poète (de VII à XIV), son idéal de beauté (XVII à XXI). Sans doute serait-il imprudent de trop systématiser : les poèmes XV (Don Juan aux Enfers) et XVI (Châtiment de l'orgueil) n'ont rien à voir avec la mission du poète. Et le détail lui-même n'est pas simple : la Vie antérieure (XII) n'exprime pas la « misère » du poète mais, au passé et ailleurs il est vrai, un monde de beauté ; l'Homme et la Mer (XIV) n'entre guère mieux dans le schéma, en ce qu'il a de rigide. Mais il reste vrai que le thème du poète et de la poésie sous-tend la première partie de Spleen et idéal.

Par l'amour (de XXII à LXIV). Les poèmes sont répartis en quatre cycles. Ils constituent l'ensemble le plus cohérent et le plus nombreux (plus de la moitié de SPLEEN ET IDÉAL).

Or ces deux tentatives pour échapper au Mal aboutiraient en somme à un échec, l'échec de « l'idéal» et la rencontre du « spleen » annoncé sous le nom d'« ennui » dans l'avis AU LECTEUR.

L’ensemble constitué des poèmes LXV à LXXXV ne présente pas, du moins au début, une cohésion très rigoureuse. Par exemple « Les Chats », malgré leur aspect nocturne, ne semblent pas inspirés par le désespoir. Mais le thème du spleen apparaît vite, pour atteindre une exceptionnelle vigueur dans les quatre poèmes qui en ont emprunté le nom comme titre : LXXV, « Pluviôse irrité... » ; LXXVI, « j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans... » ; LXXVII, « Je suis comme le roi d'un pays pluvieux... » ; et LXXVIII, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle... ».  Cependant les pièces de la fin, d' « Obsession » à « l'Héautontimorouménos », « l’irrémédiable » et « L’Horloge » apparaissent comme autant de ramifications du thème, sous les formes les plus désespérées. Et de la sorte l'aspect métaphysique du triomphe du mal, qu'annonçait l'avis AU LECTEUR, trouve ici son illustration éclatante.

A "Spleen et idéal", qui semble exprimer surtout l'expérience personnelle de Baudelaire, succèdent des chapitres plus courts qui évoquent, dans une suite de domaines particuliers, l'expérience universelle : TABLEAUX PARISIENS, LE VIN, FLEURS DU MAL, RÉVOLTE, LA MORT.

2. TABLEAUX PARISIENS

Second chapitre du recueil, c'est la tentative (et sans doute aussi l'échec) de la communion humaine, dans le cadre de la ville. Ici se manifestent une inspiration sociale, et les trésors de charité que recelait l'âme du poète, mais aussi ce sentiment très neuf et très moderne : la solitude des hommes (et surtout des plus misérables d'entre eux) dans l’illusoire communauté urbaine.

3. LE VIN

A la  différence   des «TABLEAUX PARISIENS», représente, si l'on considère la date des poèmes, un groupe fort ancien. Sa signification a sans doute évolué dans l'esprit du poète. Dans le contexte de la révolution de 1848 et sous l'influence du socialisme de Fourier (1), « le vin est pour le peuple qui travaille et ui mérite d'en boire». Par la suite, il est peu à peu associe à la catégorie des «paradis artificiels» et devient dans l'édition de 1861, selon Ruff (2), un des «efforts désordonnés et condamnables de l'homme pour échapper aux exigences de sa condition ».

4. FLEURS DU MAL

Sans l'article et dans le sens le plus strict, cette section constitue le quatrième chapitre et marquerait, selon Antoine Adam (3), «non l'aboutissement d'une logique inté­rieure, mais les jeux d'un artiste se plaisant à pousser jusqu'à l'excès les audaces d'un certain romantisme scandaleux». Là se trouvaient en effet, dans i'édition de 1857, la plupart des pièces gui furent condamnées lors du procès. On y voit fleurir les formes du romantisme macabre et du vampirisme chères à Théophile Gautier. Elles témoignent, de la part de Baudelaire, d'une forte dose de provocation.

  1. Sur Fourier, voir la note, p. 14. Cette valeur rituelle du vin est réappa· rue en mai 1968.
  2. M. A. Ruff, Baudelaire, Paris, Éd. Hatier, coll. «Connaissance des Lettres •, p. 117.
  3. Antoine Adam, édition des Fleurs du Mal, Paris, Éd. Garnier, p. 408. 

5. RÉVOLTE

Ce cinquième chapitre pose, par l'ambiguïté des trois poèmes qui le composent, un problème très important pour la structure des Fleurs du Mal. Que la révolte soit proposée comme un moyen offert à l'homme de dépasser sa condition misérable, ce n'est pas douteux. C'est même la proposition que lui fit Satan au début de la Genèse. La question est de savoir si Baudelaire approuve ou non. Or le Reniement de saint Pierre (CXVIII) établit que le refus d'utiliser la violence n'a pu aboutir qu'à la mort, donc à l'échec, de Jésus. Aussi le poète s’écrie :

Puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! Saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait !

L'accusation de blasphème a d'ailleurs été proférée lors du procès, mais aucun des trois poèmes n'a été condamné. Quelle pouvait être la pensée de Baudelaire ? Elle a pu évoluer entre le moment de la composition (avant 1852 et, a-t­on remarqué, dans le dégoût qu'inspiraient au poète la politique de Louis-Napoléon et la passivité du peuple) et le moment où l'œuvre est entrée dans l'architecture des Fleurs du Mal. C'est ce dernier point qui dans l'immédiat nous intéresse, mais on ne peut l'isoler tout à fait. Il va de soi que Baudelaire n'exprime pas sa révolte, mais la révolte, celle de l'humanité tout entière, et qu'il ne pose pas seulement le problème de sa légitimité, mais aussi de son efficacité. A l'avant-dernière place {juste avant LA MORT), RÉVOLTE prend nécessairement, dans l'ordonnance de l'ensemble, une très grande importance. L'essentiel n'est pas de savoir si Baudelaire blâme ou approuve (et c'est pourquoi il a peu protesté contre l'accusation de blasphème). L'essentiel, c'est que la révolte est en somme présentée comme une fausse sortie. La seule issue qui nous est offerte pour échapper à un monde voué au mal, c'est la mort.

6. LA MORT

Dans ce sixième et dernier chapitre des Fleurs du Mal , la mort est donc saluée sans horreur. Le poème intitulé "La Mort des amants" est même d'une étrange douceur, que l'emploi du décasyllabe à hémistiches égaux (5+5) rend insolite dans les Fleurs du Mal. Les autres« morts», sans omettre l'allégorique Fin de la journée, ne sont pas d'un accent sensiblement différent. Dernier poème du chapitre- et du livre -le Voyage semble nous imposer un long détour : il redéploie en effet toutes les formes du spleen et le spectacle ennuyeux de l'immortel péché.

Mais on saisit les raisons : le poète reproduit dans ce finale, avec une sorte d'accélération, les thèmes majeurs de la symphonie. Et l'orchestration est magistrale : toutes les étapes du voyage se révèlent aussi vaines que les motivations qui l'ont provoqué, toutes sauf une, la dernière, la mort. Seule la mort délivre de l'ennui. Les deux magnifiques qua­ trains par lesquels s'achève le Voyage nous donnent la conclusion logique des Fleurs du Mal en nous exhortant à plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

Telle est la structure voulue par le poète. Certes, dans le détail, les contradictions abondent, mais on peut dire que, dans l'univers de Baudelaire, elles sont en quelque sorte légitimées. Le poète est béni - et il est maudit ; l'homme est en proie au spleen - et à l'idéal ; la femme est animal - et ange ; notre monde est sollicité par l'Enfer - et par le Ciel. Selon Baudelaire, « il y a dans l'homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan... » Il s'agit là d'une affirmation capitale, qui va bien au-delà du problème de la structure des Fleurs du Mal. Mais elle éclaire ce problème, ainsi que beaucoup d'autres.

II- Analyse des Fleurs du mal 


► Une dualité entre la boue et l'or qui se conclut par "la mort"

Baudelaire a souvent insisté sur la nécessité de lire Les Fleurs du Mal comme un itinéraire organisé selon une visée explicite ; ainsi, loin de voir le recueil comme un rassemblement de pièces éparses, il convient d’en saisir l’architecture signifiante en six sections successives qui sont comme autant de stations : « Spleen et idéal », la plus longue, ouvre sur les « Tableaux parisiens », puis ce sont les groupements plus courts : « Le Vin », « Fleurs du mal », « Révolte » et le mouvement conclusif : « La Mort ».

À vrai dire, on a depuis fort longtemps pu analyser cette construction selon un mouvement ternaire s’ouvrant sur la polarité essentielle entre spleen et idéal,  entre un enlisement dans la boue et une tension vers l'or, cherchant ensuite dans des paradis artificiels une échappatoire que seule la mort semble en mesure d’offrir au poète. En effet, ce qui fonde l’assise du recueil constitue ce que l’on a nommé la double postulation baudelairienne, c’est-à-dire le combat incessant dans le sujet entre le spleen, terme anglais signifiant l’enlisement de l’être dans une réalité décevante, régie par l'ennui et provoquant sa détresse, et l’idéal d’une élévation vers la spiritualité.

Baudelaire a ainsi mis au jour cette part essentiellement duelle de l’homme, écartelé entre Dieu et Satan, qui subsume les autres oppositions entre la boue et l'or, entre réalité et paradis, sensibilité exacerbée et soif pure de l’âme, Beauté scindée entre une part transitoire et une autre, éternelle. La double postulation initie donc une figure du poète fondamentalement éclatée, et cette déchirure d’ordre métaphysique ne se trouve nullement résolue, mais bien plutôt aggravée par Les Fleurs du Mal ; à l’image de l’homme, l’œuvre ne saurait opter pour un parti définitif et, là où un Pascal pariait pour Dieu, Baudelaire laisse la question dans son suspens, en plaçant la mort, synonyme d'inconnu, comme l’ultime horizon de son itinéraire poétique.


► A quel mouvement littéraire se rattachent Les fleurs du mal

Sans doute serait-il naïf de s’étonner de la persistance dans Les Fleurs du mal de quelques souvenirs romantiques de Hugo, et plus encore du mouvement parnassien, en particulier de Théophile Gautier auquel le recueil est d'ailleurs dédié. Il y a bien des tentations parnassiennes, dans nombre de pièces (voir « La Beauté »), qui attestent l’exigence jamais démentie d’un art scrupuleux et exactement ciselé ; bien des motifs aussi qui entrent en résonance avec ceux mis à l'honneur par les romantiques : l’ennui, le ton élégiaque, l'insatisfaction de l’âme qui va jusqu’à souhaiter la mort. Néanmoins, l'affirmation de la puissance fédératrice du génie, capable d’exprimer l’infini dans l’espace délimité de l'œuvre, relève déjà d’une réflexion qui, pour être partagée par d’autres grands romantiques, manifeste cependant une hauteur de vue plus intéressante, parce qu’elle va décider chez Baudelaire de la fameuse théorie des correspondances qui autorise un mouvement d’élévation vers l’idéalité, fondé sur l’intuition d’une profonde unité du monde.

En revanche, Baudelaire se sépare radicalement du romantisme par sa poétique de la contre-nature ; en effet, la nature constitue pour lui un lieu vicié de toute éternité, car marqué indéfectiblement du sceau du Péché originel. C’est pourquoi l’art s’affirme essentiellement comme une protestation à l’égard de celle-ci ; d’où le mouvement récurrent dans Les Fleurs de la fuite (le voyage), de l’élévation spirituelle hors de la matière, d’une quête de l’artifice dont les parfums et les diverses formes d’art et d’ivresse attestent l’urgence. Dès lors, la reconnaissance par le poète de ce qu’il appelle le « bizarre » se lit comme un écart par rapport aux représentations trop stables de la poésie romantique conventionnelle, comme l’espace indéterminé d’un mystère où s’invente une nouvelle conscience poétique qu’entend fixer le langage. 

 

► La modernité poétique de Baudelaire 

La double postulation baudelairienne transforme donc l’écriture en une véritable expérience, c’est-à-dire en une épreuve qui engage entièrement le sujet. Loin toutefois de se perdre dans un vague à l’âme effaçant les contours de la parole dans un halo sentimental, l’exigence énoncée par Baudelaire d'une permanente coexistence du poète et du critique souligne la rigueur avec laquelle il conçoit la création, et la volonté de perfection formelle qui le place en digne héritier de la prosodie classique. À vrai dire, hormis quelques innovations romantiques (le déplacement des coupes à l’intérieur du vers ou l’utilisation, dans « Harmonie du soir », de la forme du pantoum), l’attachement à l’alexandrin et au sonnet n’introduisent pas les bouleversements formels qu’il incombera à Rimbaud d’initier.

C’est donc surtout sur le plan thématique que l’influence baudelairienne est la plus importante : en effet, le titre même de Fleurs du Mal inscrit la possibilité, jusque-là impensable, de faire de la laideur un objet esthétique. Saisissant dans le mal, et plus généralement dans le quotidien de la grande ville, une inédite beauté, Baudelaire rompt en visière avec toute une poésie de la « joliesse » ouvrant ainsi le poème à l’Autre, à ce qui semblait en être le plus éloigné, et inaugurant ainsi une poésie urbaine, une poésie du « non-poétique », symbolisée par un poème tel « La Charogne », qui fera date et s’imposera comme la voix majeure de la poésie contemporaine. Conjuguée à ce retournement majeur, la poétique du mouvement et du transitoire qui saisit, dans « À une passante », l'unicité d’un être qu’elle fixe dans son furtif passage, marque l’avènement d’une nouvelle conception de la poésie : le poème est maintenant compris comme le lieu de l’affrontement de l’être au dehors, quel qu’il soit, à travers le magistère de l’imagination dont le poète affirmera dans ses Curiosités esthétiques qu’elle constitue « la reine des facultés ».

Au bout du compte, la position métaphysique ambiguë de Baudelaire manifeste que la seule possibilité demeure dans le recours à l’inconnu « pour trouver du nouveau ! » : derniers mots du recueil qui affirment que le poème, comme l’écrit Y. Bonnefoy, fait signe vers « l’extérieur absolu » et que, si la mort constitue bien la suprême puissance, c’est moins selon un désespoir tout romantique, que par la lumière qu’elle confère au poème, offrant au regard son acuité précisément parce qu’elle le menace. Avec Baudelaire, la poésie élit la finitude comme centre, et amorce cette mise en question du divin qu’elle ne va cesser d’arpenter.

 

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