I- Présentation du roman: 

PÈRE GORIOT (le). Roman d’Honoré de Balzac (1799-1850), publié à Paris en quatre livraisons dans la Revue de Paris de décembre 1834 à février 1835, et en volume précédé d’une Préface chez Werdet en 1835; réédition la même année, avec une Préface inédite. Le roman reparaît chez Charpentier en 1839, sans les Préfaces et la division en parties. Enfin, le Père Goriot revu et corrigé entre dans la Comédie humaine en 1843.

Salué par un succès immédiat, consacré par l’institution scolaire, le Père Goriot est devenu l’exemple même du roman balzacien, d’autant que l’écrivain, sans l’inaugurer stricto sensu, y met véritablement en pratique le principe du retour des personnages. Surtout, le roman contient tout ce qui, dans notre mémoire collective, compose l’essentiel de la mythologie balzacienne: descriptions, passions, types, jeune héros, belles femmes du monde, bandit, argent, drame. Tout cela mis en scène à travers l’histoire d’une pension sordide où se déroulent l’éducation sentimentale et sociale d’un jeune homme, une rocambolesque aventure policière, et le tragique destin du héros éponyme.

II- Résumé du roman Le père Goriot:  

Le roman commence en novembre 1819. Dans la pension Vauquer, au Quartier latin, minutieusement présentée, le jeune étudiant en droit Eugène de Rastignac est intrigué par le pitoyable père Goriot, qui aide financièrement la comtesse de Restaud, et par les allées et venues du mystérieux Vautrin. Chez Mmes de Restaud et de Beauséant, Rastignac apprend la véritable personnalité du père Goriot, ancien vermicellier qui se ruine pour ses filles, Anastasie (Mme de Restaud) et Delphine (épouse du banquier baron de Nucingen), lesquelles le méprisent. Refusant le conseil cynique de Vautrin l’invitant à courtiser Victorine Taillefer, jeune pensionnaire susceptible d’hériter la fortune de son père si on précipite les événements par un crime, Eugène, encouragé par Goriot, entreprend la conquête de Delphine. Attirés par une forte prime, deux locataires, Mlle Michonneau et Poiret, aident le policier Gondureau à arrêter Vautrin, forçat évadé surnommé Trompe-la-Mort, qui a réussi à faire tuer le frère de Victorine. Pendant ce temps, Eugène est devenu l’amant de Delphine. Accablé par les difficultés d’argent, rejeté par l’égoïsme de ses filles, Goriot tombe malade, et Eugène aide son ami, le jeune étudiant en médecine Bianchon, à soigner le malheureux vieillard. Eugène assiste à la dernière soirée donnée par Mme de Beauséant, abandonnée par son amant Ajuda-Pinto. Son état empirant, comprenant que ses filles ne viendront pas, le père Goriot les maudit et meurt au milieu de l’indifférence des pensionnaires et devant Delphine, enfin accourue, mais que les soucis d’argent préoccupent davantage. Rastignac accompagne le convoi funèbre jusqu’au cimetière du Père-Lachaise, d’où il lance un défi à la capitale: «À nous deux maintenant!», avant d’aller dîner chez Mme de Nucingen.

III- Analyse du roman 

Roman polyphonique, le Père Goriot offre les séductions d’une simplicité remarquablement efficace et d’une foisonnante complexité. Il emprunte à la tragédie sa structure: longue exposition, drame, dénouement brutal. Du théâtre se rapproche aussi la propension balzacienne à préparer et travailler la scène à faire. Chacun des principaux protagonistes a droit à son acte: entrée dans le monde de Rastignac, arrestation de Vautrin, mort de Goriot. Le sujet participe de cette économie dramatique: le récit d’une passion, celle d’un père monomane. Christ de la paternité, atteignant au sublime dans la mort, amoureux fou de ses filles, Goriot n’hésite pas, pour jouir par procuration, à jeter Rastignac dans les bras de Delphine, délaissée par son amant, Marsay, dont elle paie les dettes.

Rastignac est donc soumis à une double tentation. D’un côté ce père tout entier à son amour attaché, et qui lui offre Delphine, de l’autre le fascinant Vautrin, qui lui explique la vérité d’un monde gouverné par la loi de l’intérêt, et qui lui propose un crime pour s’y tailler une place. S’ajoute et s’oppose à cette alternative la voie choisie par Bianchon: l’idéal de la science. Dévoré d’ambition, tout à la découverte de la société et des femmes, Rastignac fait son éducation. Il apprend à lire le grand livre du monde, et accomplit un trajet initiatique. Le Père Goriot se présente d’abord comme un roman énigmatique, où la maison Vauquer apparaît comme un mystérieux microcosme. Eugène doit déchiffrer les signes, interpréter les comportements, s’informer, opérer recoupements et rapprochements. Monde de faux-semblants, régi par une logeuse repoussante et ignare, la pension offre au héros un terrain d’investigations, et une base pour ses explorations de Paris. Du faubourg Saint-Germain, quartier de l’aristocratie, à la chaussée d’Antin, où résident les nouveaux riches, il découvre la pertinence des propos décapants de Vautrin. Le démoniaque forçat et Mme de Beauséant lui donnent une même leçon: il faut bannir les sentiments et les principes, car Paris est une jungle où se côtoient prédateurs et victimes. Il faut donc détenir les bonnes clés, et ne pas s’embarrasser de scrupules. Surtout, le jeune noble provincial constate l’extraordinaire puissance de l’argent: «Il vit le monde comme il est: les lois et la morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l’ultima ratio mundi.» Si «monnaie fait tout», le destin du père Goriot réside dans l’incapacité du personnage à contrôler sa passion. Il meurt d’une double soif: celle de ses filles, celle de son or. Manquant de celui-ci, il perd celles-là. Enrichi par la Révolution, comme le père Grandet (voir Eugénie Grandet), Jean-Joachim Goriot meurt comme un chien, mais il aura aimé ses filles d’un amour quasi incestueux, et aura été, grâce à son argent, le pourvoyeur de leurs plaisirs.

Roman de la mutation et de la naissance d’un monde que toute la Comédie humaine se charge de décrire et d’analyser, le Père Goriot concentre dans un même lieu des êtres en fin de course, des jeunes gens et des marginaux. Chacun d’eux, à des degrés fort divers, témoigne de la dégradation générale opérée par la société. Profondément et égoïstement individualiste, le monde est disloqué, atomisé. Dès lors, le roman prend en charge cette dispersion, en multipliant les intrigues, et la combat en opérant des rapprochements circonstanciels tant au sein même de la pension (Vautrin et Rastignac, Victorine et Rastignac, Goriot et Rastignac, Mlle Michonneau et Poiret, etc.), que dans le monde parisien (Mme de Beauséant et Rastignac, Delphine et Rastignac, etc.).



La maîtrise romanesque éclate dans le traitement du temps et de l’espace. Depuis la rue Neuve-Sainte-Geneviève, d’un quartier à l’autre, et jusqu’au Père-Lachaise, se définissent des trajets qui nous mènent d’une scène de la vie parisienne à l’autre. Pôle de concentration des énergies, la ville les distribue en tensions dynamiques. Tout le roman se tisse d’allées et venues, et la célèbre description initiale de la pension donne d’entrée de jeu cette loi romanesque, où l’espace se fait lieu de l’enquête et de la quête. À cet agencement des lieux répond la scansion du temps. Temps dramatique certes, mais aussi temps quotidien, dont l’emploi est rythmé par les rendez-vous ou par les échéances et les dettes. Parcours d’un cloaque (le leitmotiv de la boue rythme le roman, où est dépeint un «égout moral» [lettre de Balzac à Mme Hanska du 22 novembre 1834]), le Père Goriot démontre et illustre l’alliance de la fange, du sang et de l’or.

Ce roman du voyage parisien et social, ce roman de la France révolutionnée procède d’un narrateur omniscient, qui délègue son point de vue à Rastignac, par qui nous voyons les autres, sans que jamais le maître d’œuvre perde ses privilèges. Ainsi, le lecteur jouit de sa supériorité sur le héros, en possédant tous les fils qui lui permettent de comprendre ce que le personnage ne peut encore appréhender. La figure de Vautrin, cet homme supérieur, entretient de profonds rapports avec l’auteur. C’est que le chef de bande explique le monde en termes balzaciens, et prétend écrire pour Rastignac un véritable scénario romanesque afin de lui forger un destin. Outre une incontestable dimension homosexuelle, cette relation, pour initiatique qu’elle soit, n’en redouble pas moins celle de l’écrivain à son personnage. En prenant son envol, Rastignac s’affirme comme héros, à qui la mort du père misérable ouvrira définitivement les yeux.

On a fait de ce roman celui de la paternité. Héros éponyme, le père Goriot doit disparaître, après avoir épuisé sa vie dans un amour désespéré. La cruelle indifférence de ses filles procède de la distance sociale désormais établie par leurs mariages respectifs, mais aussi de leur volonté d’échapper à une emprise qui pourrait se révéler étouffante. S’il a meublé l’appartement destiné aux amours clandestines d’Eugène et de Delphine, Goriot voudrait bien y vivre lui aussi. Il appartient dès lors à cette étrange espèce sociale des monomanes, qui permet de comparer l’humanité à un rassemblement d’espèces sociales analogues à des espèces zoologiques: témoin la dédicace de Balzac à Geoffroy Saint-Hilaire, ajoutée à l’édition de 1843. La mort de Goriot, au terme d’une agonie minutieusement narrée où le tragique le dispute au pathétique, constitue l’une des grandes scènes du roman, et représente aussi la dernière étape initiatique de Rastignac, par dévoilement ultime de l’atroce. Pour que son début dans la vie prenne tout son sens, il faut que le jeune homme constate de visu le terrifiant effet des passions et de l’idée fixe. Décidément, la vie est affreuse, et le monde, horrible. Il s’agit dès lors de le dominer sans scrupules, et de refouler ses larmes.

D’une certaine manière, Delphine vaut Eugène. Ni grande dame aristocratique (elle rêve de pénétrer dans les salons du faubourg Saint-Germain), ni épouse innocente, elle trouve sa voie de fille Goriot dans un monde hostile aux femmes, soumises à la sujétion conjugale, en utilisant les armes dont elle dispose. Pour trouver un peu de bonheur, l’adultère se présente comme une solution, à condition d’en avoir les moyens financiers. Dans l’ensemble, les personnages féminins emblématisent la situation faite à la femme dans la société. N’est-elle pas triplement victime de sa condition, de son mari, de son amant? Ainsi, de la duchesse de Langeais (voir Histoire des Treize) à Anastasie de Restaud, en passant par la douloureuse Mme de Beauséant, se compose un tableau où s’animent en couleurs contrastées les degrés de la corruption, de la passion, du malheur. Victorine y occupe une place toute particulière, car sa douceur mêlée de faiblesse, son pur amour pour Eugène ne peuvent rien contre sa pauvreté. Elle n’acquerra un statut social que par la richesse recouvrée. Mais elle aura manqué le destin que lui avait préparé Vautrin.

Le Père Goriot met définitivement au point la technique du retour des personnages que le système en gestation appelait: «En voyant reparaître dans le Père Goriot quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des plus hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie à tout un monde fictif», écrira Félix Davin en 1835 dans la Préface aux Études de mœurs auXIXe siècle. Certes, on ne trouve ici ni province, ni moyenne bourgeoisie du Marais, ni journalistes, ni artistes, ni clercs. Mais l’initiateur Vautrin, après son échec, se verra donner une nouvelle chance avec Lucien de Rubempré (voir Illusions perdues et Splendeurs et Misères des courtisanes), organisant ainsi ces trois romans comme la colonne vertébrale de la Comédie humaine. Rastignac, quant à lui, qui a su garder la tête froide, saura arriver, et, le moment venu, épouser la fille de Delphine. L’avenir est décidément aux Nucingen et aux Rastignac. «Souviens-toi de Rastignac», dira Deslauriers à Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale: le mythe naîtra du type. Il vit toujours.

G. GENGEMBRE, "Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française." Bordas, Paris 1994

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