I- Texte: Icebergs 

 Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture, où de vieux cormorans abattus et les

âmes des matelots morts Récemment viennent s'accouder aux nuits enchanteresses

de l'hyperboréal.

Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l'hiver éternel, enrobés dans la

calotte glaciaire de la planète Terre.
Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.

Icebergs, Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes Bouddhas gelés sur des

mers in contemplées, Phares scintillantes de la Mort sans issue, le cri éperdu du

silence dure des siècles.

Icebergs, Icebergs, Solitaires sans besoin, des pays bouchés, distants, et libres de vermine.

Parentes des îles, parents des sources, comme je vous vois, comme vous m'êtes familiers.

 II- Lecture analytique du texte de Michaux

Explorateur de pays intérieurs « Voyage en Grande Garabagne », « Lointain intérieur », refusant les prix littéraires et fuyant les photographes, Henri Michaux reste un poète de la solitude, voire de la misanthropie. Son poème en prose, « Icebergs », donne toute la dimension de sa quête ambiguë de solitude et      de pureté. Les immensités glacées fascinent d’abord le poète, comme ils ont pu séduire des romantiques tels que le peintre C. D. Friedrich, par leur caractère sublime, au sens kantien du terme. Mais le plaisir qu’offre ce spectacle grandiose est mêlé de la présence inquiétante et obsédante de la mort. Le poème se présente donc comme une méditation spirituelle, une sorte de prière sans transcendance.

1. Les icebergs: Un spectacle sublime

Le spectacle décrit par Henri Michaux s’apparente nettement aux sujets de prédilection des romantiques, plus proche d’une splendeur monumentale que de l’esthétique du beau équilibré prônée par les classiques. La féerie de ces paysages est indéniable : les « nuits enchanteresses de l’hyperboréal » suggèrent un univers presque merveilleux, rappelant les enchantements des Mille et Une Nuits. Les icebergs impressionnent par leur colossale stature qui les apparente à d’immenses monuments, comme en témoignent les métaphores cosmopolites utilisées par le poète : « cathédrales » européennes, statues d’« augustes Bouddhas » indous, « Phares scintillants » d’Alexandrie...

La démesure est, en effet, la caractéristique du sublime selon Kant : la représentation d’une « totalité illimitée » plutôt que d’une forme. Si la pensée classique s’impose, les règles rassurantes de la raison, l’esthétique romantique, que Michaux rejoint sur ce point, refuse ces « garde-fou[s] » (ligne 1). Le poète exalte ici l’im­mensité, dût-elle conduire à la folie, à l’hallucination. La première phrase modèle son rythme sur la libération qu’elle évoque : après trois membres courts, « Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture », elle s’affranchit des bornes évoquées et s’élance sur deux lignes dépourvues de ponctuation, à la limite de l’essoufflement, comme pour évoquer cette immensité surhumaine. L’assonance en [a], voyelle la plus ouverte, fait résonner cette impression de grandeur, comme un écho : « Iceberg, sans garde-fou, [...], où de vieux cormorans abattus et les âmes des matelots morts récemment viennent s’accouder aux nuits enchanteresses de l’hyperboréal ». La vision devient même cosmique. Les icebergs sont replacés dans « la calotte glaciaire de la planète Terre » (lignes 4 et 5), sont le « dos du Nord-Atlantique » (ligne 7). L’échelle humaine ne suffit plus à en rendre compte.

À l’immensité spatiale, fait écho l’éternité temporelle. Là-bas est « l’hiver éternel » (ligne 4), où le « silence dure des siècles » (ligne 9). Cette éternité naît de la solidité de la glace, qu’évoque l’allitération des dentales dans la deuxième phrase : « cathédrales sans religion de l’hiver éternel, enrobé dans la calotte glaciaire de la planète Terre ». L’idée de solidité éternelle apparente ainsi la glace à la planète elle-même par un jeu d’échos sonores : « cathédrales » / « calotte » ; « hiver éternel » [er eter] / « glaciaire » [er] / « planète Terre » [et ter]. La permanence sonore elle-même contribue à créer cette impression d’immobilité. On en retrouve un exemple aux lignes 8 et 9 : « le cri éperdu du silence dure des siècles ». La répétition de la syllabe [dy] souligne en outre le jeu de mots qu’évoque le verbe, inattendu après une accumulation de groupes nominaux qui n’en sont pas sujets, là où on attendrait un adjectif, de sorte qu’on entend « dur » autant que « dure », les deux termes entre­tenant une relation métonymique l’un avec l’autre, la durée découlant de la dureté. L’immobilité est d’ailleurs suggérée par l’absence de verbe. Le « viennent » de la première phrase se trouve dans une subordonnée rela­tive ; la deuxième phrase n’a aucun verbe ; les verbes des troisième et quatrième phrases sont des verbes d’état. Le poète pourrait dire, après Baudelaire, « je hais le mouvement qui déplace les lignes » (« La Beauté »).

 2. Le royaume des morts

Ces spectacles grandioses restent néanmoins « incontemplés » (ligne 8). L’homme en est absent. Us demeurent inaccessibles, dans des « pays bouchés, distants » (ligne 10), dont l’éloignement ne peut donc être comblé, car ils opposent une résistance farouche à toute forme de pénétration de la vie. Ils semblent en effet la rejeter loin d’eux, comme des « Solitaires sans besoin » (ligne 10), hautains (c’est ce qu’évoque l’adjectif « hauts » de la ligne 6). « Cathédrales sans religion » (ligne 4), ils ressemblent à des monuments désertés des humains, hos­tiles à toute utilisation.

Et si leur accès est interdit, c’est qu’ils conduisent à « la Mort sans issue » (ligne 8), « Phares » trompeurs, comme ceux des naufrageurs de jadis, ou « nuits enchanteresses » comme le chant fatal des sirènes. Les ice­bergs deviennent une véritable allégorie de la Mort. Ils n’offrent leur appui qu’à « de vieux cormorans abat­tus » (ligne 1) et aux « âmes des matelots morts » (ligne 2). « Abattu » suggère d’ailleurs la mort des trop vieux oiseaux dont le nom même, « cormorans », laisse entendre « corps mourants ». Quant aux matelots, ce ne sont pas même leurs cadavres qui viennent s’accouder, mais leurs « âmes », terme qui hante toute une partie de la phrase : « les âmes des matelots morts récemment » [am...ma...m...am]. Dès lors, les icebergs prennent une dimension inquiétante, suggèrent le « cri éperdu » d’éventuels naufragés, cris qui se perdront dans le silence à jamais sans avoir été entendus.

Ce silence ne cesse d’être évoqué. La discrétion des allitérations en [s] le suggèrent : « Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture ». « Le cri éperdu du silence dure des siècles » (ligne 8) : terrifiant oxymore qui fait du silence l’expression d’une angoisse éternelle. L’allusion à Pascal est évidente : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Le terme « éternel » apparaît d’ailleurs à la ligne 4 et le mot « Solitaires » (ligne 10), doté d’une majuscule, évoque les jansénistes. Expression de la mort et du Néant, le silence renvoie l’homme à sa fragilité, à son terme.

 3. La prière du poète

De l’effroi pascalien naît la dimension religieuse de l’homme. D’abord écrasé par la pensée de sa vulnérabilité, il retrouve la tranquillité en s’abandonnant dans la contemplation de la transcendance. Les métaphores utili­sées par Michaux érigent, en effet, les icebergs en monuments religieux : « cathédrales » ou « Bouddhas ». Les « Solitaires » (ligne 10) évoquent quelques ermites, sinon les messieurs de Port-Royal. Les icebergs se trouvent donc sacralisés et, comme des idoles, personnifiés, puisque le poète s’adresse à eux. L’anaphore « Icebergs » donne au poème la forme d’une incantation, d’une prière.

Mais aucun Dieu pourtant n’entendra cette prière. Les icebergs restent « sans religion » (ligne 4). Ils n’offrent le réconfort d’aucune immortalité. La Mort est bien « sans issue » (ligne 8). Les icebergs flottent dans la nuit (ligne 2) et dans le froid étemel et abiotique. Pourtant, cette Mort n’effraie pas le poète, comme si précisément cette absence de vie était un absolu désirable. C’est en effet le Néant que le bouddhisme, tel que le concevaient Schopenhauer et la plupart des philosophes européens du XIXe siècle, propose comme absolu. Lui seul est « pur » (ligne 6) et « libre de vermine » (ligne 11). La vermine suggère un dégoût de la vie, mesquine et ram­pante, autant qu’une image baroque de la décomposition du corps. Celle-ci n’effraie que les vivants. Dans le Néant froid et silencieux de la mort, la vermine n’entre pas.

La situation d’énonciation pourrait sembler paradoxale : si les icebergs sont « incontemplés » et inaccessibles, comment le poète peut-il s’adresser à eux ? C’est que le poète oublie précisément son corps et peut s’élever jus­qu’à la contemplation du « globe en sa rondeur » (Baudelaire, « Le Goût du Néant »). Les icebergs se pré­sentent à lui sous forme d’hallucination, « comme je vous vois » (ligne 11), et le poème tout entier constitue une hypotypose. « Parents des îles » (ligne 11) par leur isolement au milieu des eaux, « parents des sources » par l’eau pure dont ils sont constitués, les icebergs sont aussi parents du poète : « comme vous m’êtes fami­liers ». Celui-ci se caractérise également par son isolement farouche et, comme les sources que génère la glace, il enfante une création minérale, éternelle et, paradoxalement, silencieuse. La littérature n’est-elle pas juste­ment « le cri éperdu du silence », pareille aux paroles gelées de Rabelais dans le Quart Livre ? Pour toutes ces raisons, le poète ressemble aux icebergs dont l’initiale, toujours dotée d’une majuscule, prononcée à l’anglaise comme l’exige l’étymologie du mot, signifie « je » en anglais. Le « je » du poète, qui n’apparaît qu’à la ligne 11, était donc déjà contenu dans l’évocation des icebergs.

Conclusion

Le poème de Michaux doit donc être considéré comme une sorte d’autoportrait de l’homme qui refusait d’être photographié. Froid, distant, éperdument assoiffé de pureté et refusant l’espoir d’une transcendance. « Icebergs » est aussi une profession de foi, une prière à cet absolu inaccessible que symbolisent les montagnes de glace. On y retrouve à bien des égards des accents baudelairiens : qu’on songe à l’avalanche, métaphore de la mort, dans « Le Goût du Néant » ou à la situation d’énonciation paradoxale, excluant les humains, du « Mort joyeux ». Ce texte s’inscrit en effet dans une longue tradition qui, remontant au pessimisme pascalien, soulignant la petitesse de l’homme, se poursuit dans le goût du sublime et de la mort chez les romantiques ins­pirés par Schopenhauer. Le poème est pareil à ces blocs dérivants, isolé sur le blanc de la page, éternel, silen­cieux, dense et « scintillant » de significations, atteignant une pureté à laquelle aucune vie ne peut accéder. 


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