Dossier sur les Romances sans paroles de Paul Verlaine

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Les Romances sans paroles ont été écrites entre le début de l’année 1872 et celui de l’année suivante, c’est-à-dire durant la période où le poète partage la vie de Rimbaud. Le recueil, en dépit d’une grande diversité de ton et d’une originalité poétique qui transcende l’anecdote et la confidence, est hanté par la présence de deux figures entre lesquelles Verlaine se trouve écartelé: celle de Rimbaud, le «compagnon d’enfer», et celle de sa femme Mathilde, qu’il a abandonnée non sans connaître ensuite la nostalgie et le remords.

Structure des Romances sans paroles

La première section du recueil s’intitule «Ariettes oubliées» et se compose de neuf poèmes dépourvus de titres. La deuxième section, «Paysages belges», comprend cinq poèmes écrits durant le vagabondage en Belgique puis le séjour à Bruxelles de Verlaine et Rimbaud, entre juillet et septembre 1872. Les titres de ces poèmes de l’errance et de la découverte jalonnent l’itinéraire du voyage: “Walcourt”, “Charleroi”, “Bruxelles. Simples fresques”, “Bruxelles. Chevaux de bois”, “Malines”. La troisième section est formée d’un seul long poème de vingt et une strophes constituées chacune de quatre décasyllabes: “Birds in the night”. Ce poème, que Verlaine avait d’abord songé à intituler “la Mauvaise chanson”, a un rapport direct et explicite avec l’événement vécu: adressé à la femme aimée, il évoque le souvenir d’une visite effectuée par Mathilde à Bruxelles pour tenter de reprendre son époux, ainsi que la nostalgie, la tendresse et la souffrance de ce dernier. La dernière partie du recueil, «Aquarelles», contient six poèmes aux titres anglais: “Green”, “Spleen”, “Streets”, “Child Wife”, “A Poor Young Shepherd”, “Beams”. Tous, sauf le dernier, ont été écrits en Angleterre, durant le séjour à Londres des deux amis.

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Synthèse critique des Romances sans paroles

Le titre du recueil, primitivement attribué à la seule première section, inscrit ce dernier au sein d’une continuité esthétique. Il jette un pont entre cette œuvre et la précédente puisque «Romances sans paroles» est le deuxième vers d’un poème des Fêtes galantes intitulé “À Clymène”. En outre, il établit une connivence culturelle plus large et une concordance entre poésie et musique puisque les Romances sans paroles sont des pièces pour piano de Mendelssohn. Ce titre en forme de citation pose donc le travail poétique comme primordial et invite sans doute à ne pas privilégier l’anecdote et la confession, pourtant sous-jacentes dans de nombreuses pièces. Sous l’influence de Rimbaud, Verlaine participe alors à la quête d’une «poésie objective» qui échapperait à l’emprise de l’expression subjective. La tournure privative «sans paroles» peut aussi indiquer ce souci d’évincer la confidence et le lyrisme. Essentielle, la mise à distance de l’aveu n’est toutefois que partielle. La référence personnelle est évidente dans “Birds in the Night”, mais le poème est isolé dans le recueil, tant par sa longueur que par le fait qu’il constitue à lui seul une section. Cette propension de la poésie verlainienne à glisser vers l’épanchement du moi intime se retrouve également dans des poèmes dont l’inspiration et la facture ne sont en apparence nullement ancrées dans la biographie. Par exemple, le balancement effaré du poète dans la deuxième ariette: «Ô mourir de cette escarpolette!», peut-il être déchiffré comme celui de Verlaine tiraillé entre l’«aurore future» promise par l’amour rimbaldien, le regret des «voix anciennes» et du «cher amour» connu auprès de Mathilde. La lecture de ces poèmes ne saurait toutefois se limiter à de tels décryptages, même s’ils sont quasi inévitables.

Les titres choisis par Verlaine invitent à établir des équivalences entre la poésie et la musique — «romances», «ariettes» — ainsi qu’entre la poésie et la peinture — «paysages», «aquarelles». Les notations auditives et visuelles sont abondantes dans les textes, et l’on connaît l’importance attachée par le poète à la musicalité des vers ainsi que son goût pour l’impressionnisme. Univers de l’immédiateté des sensations mêlées, cette poésie, qui s’écrit volontiers au présent et utilise fréquemment la synesthésie, note des impressions fugitives, captées par exemple au rythme d’un train qui passe: «L’avoine siffle, / Un buisson gifle / L’œil au passant» (“Charleroi”). Les choses imposent d’elles-mêmes leur présence que le poète se borne à enregistrer, et le caractère parfois rudimentaire de la syntaxe exprime l’évidence du monde. Ainsi, la phrase est souvent nominale: «Ô bruit doux de la pluie / Par terre et sur les toits!» («Ariettes oubliées», III). Ailleurs, une tournure présentative répétée affirme la présence des choses: «C’est l’extase langoureuse, / C’est la fatigue amoureuse, / C’est tous les frissons des bois» («Ariettes oubliées», I).

Les multiples objets évoqués dans les poèmes ne sont pas véritablement décrits en eux-mêmes. On assiste plutôt à une fusion de l’objet et du sujet, car la poésie verlainienne restitue avant tout l’impression ressentie. Le monde est comme fragmenté, le poète n’en retenant que les détails dont s’empare sa subjectivité, au gré de sa rêverie et de ses désirs: «Briques et tuiles, / Ô les charmants / Petits asiles / Pour les amants!» (“Walcourt”). Aucune frontière distincte ne sépare choses vues et sentiments éprouvés. L’univers poétique des Romances sans paroles mêle étroitement le moi et le monde, selon un processus d’analogie qui se transmue en véritable osmose: «Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville; / Quelle est cette langueur / Qui pénètre mon cœur?» («Ariettes oubliées», III).

La saisie immédiate du monde qu’effectue le poète est forcément partielle et fugace. Ainsi, cette poésie privilégie le vocabulaire de l’incertain, les nuances plutôt que les couleurs franches: «La fuite est verdâtre et rose» (“Bruxelles. Simples fresques”), «Le soir rose et gris vaguement» («Ariettes oubliées», V), les contours flous: «L’ombre des arbres dans la rivière embrumée / Meurt comme de la fumée» («Ariettes oubliées», IX), les formes indécises: «Comme des nuées / Flottent gris les chênes / Des forêts prochaines / Parmi les buées» («Ariettes oubliées», VIII). Là résident le paradoxe majeur et le pouvoir captivant d’une poésie toujours placée entre saisie et désaisissement, vouant aussitôt à leur perte les objets qu’elle convoque ou retenant un monde au bord de s’évanouir, tout comme la parole est au bord de s’effacer, à l’image de ce «fin refrain incertain / Qui [va] tantôt mourir vers la fenêtre» («Ariettes oubliées», V).

A. SCHWEIGER, Dictionnaire des oeuvres littéraires françaises, Bordas, 1994

 


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