- Présentation du roman de Roger Lemelin
Les PLOUFFE . Roman de Roger Lemelin (Canada/Québec, 1919-1992), publié à Québec chez Belisle en 1948.
Les Plouffe ont fait l’objet d’une adaptation télévisée qui a valu au roman une immense popularité, puis ont été portés à l’écran par le réalisateur Gilles Carle en 1981.
- Les Plouffe : résumé
Été 1938. Denis Boucher, reporter à l’Action chrétienne, amène chez les Plouffe, qui vivent dans la basse ville de Québec, un pasteur protestant américain qui décèle chez le benjamin de la famille, Guillaume, des talents pour le base-ball. Le fils aîné Napoléon est employé d’une manufacture de chaussures: âgé de trente-deux ans, il est vierge et collectionne les photos d’athlètes. Cécile, célibataire de quarante ans, fréquente un conducteur de tramway marié. Ovide Plouffe, le second fils, amoureux de Rita Toulouse, une jeune ouvrière coquette, organise pour elle une soirée musicale. Mais Guillaume «enlève» Rita, et, à l’issue d’une partie de base-ball, est contacté par un club américain. Ovide, déprimé, décide d’entrer au noviciat des Pères blancs (chap. 1).
Printemps 1939. Le roi et la reine d’Angleterre visitent le Québec. Le père, Théophile Plouffe, anglophobe inconditionnel, refuse de décorer sa maison. Denis publie un article dans le Nationaliste où il vante les «convictions patriotiques» de la famille. Théophile, typographe à l’Action chrétienne, perd son emploi. Il est frappé de paralysie (2).
Septembre 1939. La guerre est déclarée en Europe. Ovide retrouve Rita et passe une soirée avec elle qui finit en catastrophe. L’ami de Cécile, Onésime, meurt accidentellement. Ovide s’embarque sur un navire marchand (3).
Printemps 1940. Ovide est ambulancier à Québec, Denis employé dans un service de propagande de guerre. Le contrat américain de Guillaume est rompu. Une gigantesque procession en l’honneur du Sacré-Cœur se termine par un sermon belliciste du cardinal incitant les Québécois à s’engager. Denis Boucher part pour la Grande-Bretagne. Napoléon épouse Jeanne, et Ovide, Rita. Guillaume s’enrôle et, à la vue de son uniforme, le père Plouffe meurt foudroyé (4).
1945. Ovide et Napoléon ont eu des enfants, Guillaume se bat sur le front et la mère Plouffe s’exclame: «C’est pas croyable! Guillaume qui tue des hommes!» (Épilogue).
- Analyse du roman
Le roman de Roger Lemelin a sans doute été occulté par le poids des images: les visages concrets que la télévision et le cinéma ont donnés aux personnages et les multiples épisodes tragi-comiques de la série ont détourné l’attention du texte lui-même. Le récit s’organise comme une juxtaposition de tableaux de mœurs plutôt que comme une histoire à proprement parler; d’où sa facilité d’adaptation en feuilleton et la possibilité offerte aux scénaristes d’y ajouter des épisodes supplémentaires.
Le personnage principal du roman est un groupe davantage qu’un individu: tous les membres de la famille ne trouvent véritablement leur sens que rassemblés dans la cuisine de la maison où se déroule l’essentiel de l’histoire. Un personnage extérieur à la famille Plouffe, Denis Boucher, héros du premier roman de Lemelin (Au pied de la pente douce, 1944), joue le rôle de révélateur et assure une continuité entre les petits drames familiaux. C’est lui qui déclenche les remous venant perturber le calme plat soigneusement entretenu par la mère. Ambitieux, intelligent, il est le seul qui réussisse à s’évader de l’atmosphère étouffante du quartier sans horizons où il est né.
Ce quartier est celui de Saint-Sauveur, dans la basse ville de Québec. Ses habitants, prolétaires transplantés près des usines, ont toutefois conservé des habitudes et une culture issues du monde rural et y vivent comme dans un village. Ce monde grouillant, divisé par ses querelles de clocher et les affaires politiques locales, est profondément bouleversé par la Seconde Guerre mondiale. Ces éléments de base rappellent étrangement ceux de Bonheur d’occasion. Mais à la différence de Gabrielle Roy, qui, par sa bouleversante intuition de la misère humaine, portait sur ses personnages un regard de sympathie, Roger Lemelin, lui, observe les siens sans complaisance. Par l’ironie et une satire non dépourvue de cruauté, il accentue les caractéristiques d’un milieu étriqué, figé dans le conformisme, la pauvreté sous toutes ses formes et la fausse dévotion.
La figure qui incarne parfaitement cet univers limité est celle de la mère. Pivot de la famille, gardienne des valeurs ancestrales, villageoises et cléricales, alliée du curé, elle est omniprésente. Mère couveuse, arbitre de tous les litiges, elle n’a d’autre ambition que de dominer ses enfants et son mari en les cloîtrant, et de maintenir ainsi l’unité familiale. Elle a empêché sa fille de se marier, elle préserve par tous les moyens Guillaume de l’influence des femmes et l’entretient dans l’état de «bébé» de la famille. Le père, falot, aux vantardises puériles, ne fait littéralement pas le poids. Il est absent. Dans une société matriarcale contrôlée par l’Église, les pères n’ont d’autre issue que l’alcool ou les chimères. Quant aux enfants, ils ont toutes les peines du monde à quitter le nid protecteur. Pourtant, un personnage détonne dans cette famille: Ovide. Il est significatif que ce soit lui qui donne son nom au dernier volet de la saga des Plouffe (le Crime d’Ovide Plouffe, 1982). Si l’autodidacte Ovide est en décalage avec son milieu par ses goûts littéraires et musicaux, il reste au seuil d’un univers culturel qu’il a idéalisé. Il est étranger parmi les siens mais incapable de s’en détacher.
Les personnages de Lemelin vivent l’humiliation de la pauvreté, ils rêvent d’évasion, le moyen de fuite le plus immédiatement accessible étant l’escalier qui sépare la basse ville et la haute ville; mais ils finissent par rentrer dans le sein d’un milieu étouffant dont ils reproduisent les schémas. L’absence ici de tout héros positif est à l’image d’un univers fermé par les barrières linguistiques, religieuses, économiques et politiques. Roger Lemelin a su saisir avec justesse la vie d’un monde en train de disparaître, à ce moment crucial où l’Histoire rattrape une société qui se croyait immuable et la jette dans le tourbillon du monde moderne.