La cantatrice chauve est la toute première pièce écrite par le dramaturge franco-roumain Eugène Ionesco, représentée pour la première fois en 1950. Cette pièce a battu le record du monde sur le plan du nombre des représentations puisqu'elle continue à être jouée sans interruption au théâtre de La Huchette depuis 1957 jusqu'à aujourd'hui.
RÉSUMÉ DE LA PIÈCE
Dans un « intérieur bourgeois anglais », M. et Mme Smith échangent des banalités souvent incongrues, ponctuées par des sonneries de pendule fantaisistes. La bonne, qui se prend pour Sherlock Holmes, annonce les Martin. Laissés seuls, ceux-ci découvrent par une série de coïncidences qu’ils sont mariés depuis de longues années. Rejoints par les Smith, ils ont du mal à lancer la conversation. Après des coups de sonnette à vide, le capitaine des pompiers fait son entrée. N’ayant aucun feu à éteindre, il se lance dans la narration de fables absurdes, suivi par les autres personnages. La bonne, qui reconnaît dans le capitaine son premier amour, veut elle aussi participer, mais elle est repoussée brutalement. Le pompier se retire peu après et les deux couples n'échangent plus que des phrases stéréotypées, qui deviennent de plus en plus incongrues. Après une explosion de cris, tout redevient calme. Les Martin reprennent alors le début de la pièce joué par les Smith.
ANALYSE DE LA CANTATRICE CHAUVE
► Une « anti-pièce »
C’est ainsi que Ionesco qualifie lui-même cette œuvre, écrite avec la volonté de déroger à toutes les lois de la dramaturgie classique, par l’application systématique du nonsense. Ainsi, nulle intrigue ne vient structurer le propos. Les personnages se rencontrent, se parlent et se quittent sans véritable enjeu. Dans un souci de dérision, Ionesco malmène toutes les formes classiques de la dramaturgie : la scène d’exposition se transforme ainsi en une énumération laborieuse de tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue. De même, les interventions de la bonne fonctionnent comme des leurres, puisqu’elles infléchissent la pièce vers des situations classiques (intrigue policière : « Mon vrai nom est Sherlock Holmes » ou histoire d’amour avec le pompier) sans que les autres personnages accordent aucune attention à ces interventions qui demeurent inutiles.
Le temps et l’espace, éléments fondamentaux de toute dramaturgie, sont également distordus, puisque la pendule ne cesse de sonner des heures fantaisistes et que l’espace est ironiquement qualifié d’« anglais » dans les didascalies initiales. Les personnages eux-mêmes ne correspondent pas aux caractères classiques du théâtre. Avec leurs noms éculés, leur absence d’histoire ou de traits prédominants, ils sont interchangeables, ce qu’a accentué Ionesco en faisant reprendre par les Martin la première scène jouée par les Smith. Même le personnage qui donne son titre à la pièce n’est que brièvement évoqué, sans même apparaître sur la scène. Ionesco se moque ainsi de la convention qui veut que le personnage éponyme soit fondamental dans la structure de la pièce.
Enfin, les fonctions des personnages sont problématiques : le pompier n’a pas d’incendie à éteindre et son apparition s’apparente à un véritable coup de théâtre, propre à détourner l’attention des personnages enlisés dans une conversation apathique. Véritable deus ex machina, il souligne la vanité de l’enchaînement logique au théâtre, uniquement motivé par la nécessité de la cohérence fictionnelle. De même, le mari et la femme ne se reconnaissent que par le hasard de la conversation, dans une parodie de scène de reconnaissance, dont le public est toujours friand.
Finalement, que se passe-t-il ? Rien, et c’est ce qui permet de recentrer la pièce sur ce qui est dit exclusivement.
► La tragédie du langage
Voulant apprendre l’anglais, Ionesco s’était plongé dans une méthode d’apprentissage, « Assimil ». Or il fut surpris de constater que les phrases, indépendamment de toute situation, conservaient un sens particulier, et surtout que le langage fonctionnait à vide, coupé de toute référence, de sorte que, pour apprendre au néophyte à dire what ’s your name, une mère pouvait fort bien poser cette question... à son propre fils ! Il voulut utiliser cette découverte dans l’écriture d’une « œuvre théâtrale spécifiquement didactique ». La Cantatrice chauve est née de cet effort amusé d’analyse du langage. Il en résulte une série de pratiques verbales incongrues, que l’auteur semble analyser : logorrhée dénuée de sens, aphasie, déconstruction du lien logique à l’intérieur d’une proposition, tout se passe comme si le dramaturge voulait montrer l’impossible communication par le langage, du fait de l’absence de langage propre.
Les personnages sont interchangeables, au même titre que leurs propos, ce qui produit un effet comique de nonsense absolu, chaque mot émanant au hasard et de façon parfaitement arbitraire de la bouche des personnages. De plus, ils sont obligés d’emprunter leurs mots à d’autres : les phrases toutes faites s’enchaînent en stichomythies, comme si les personnages se répondaient les uns les autres au nom d’une logique mécanique incompréhensible. Or, la rupture entre le signifiant et le signifié provoque une incompréhension généralisée chez les personnages, mais les mots restant cependant leur seul lien, ils deviennent tous agressifs dans une surenchère de faconde désorganisée. Le langage semble ainsi se retourner contre ses mauvais utilisateurs, en ne leur permettant plus de se cacher derrière le sens donné par les autres.
L’explosion finale, qui rapproche la parole du cri originel dont elle provient, laisse espérer une reconstruction du langage, mais le retour aux mêmes mots qui ont ouvert la pièce achève de noircir le tableau de langage, puisqu’au comique de répétition se joint le grincement de l’absurdité de toute prise de parole. Même sans signifier quoi que ce soit, les hommes continuent ainsi de parler, mus par une mécanique radicale qui semble plus forte qu’eux.
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