Présentation des Lettres persanes de Montesquieu

Lettres persanes est un roman de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), publié anonymement à Cologne chez P. Marteau (alias Desbordes, à Amsterdam) en 1721. Cette édition comportait 150 lettres. Une trentaine d’éditions suivirent jusqu’à la mort de l’auteur; une seule importe: celle de 1754, qui a ajouté aux 150 lettres de 1721 un supplément de 11 lettres et «Quelques réflexions sur les Lettres persanes». Ces 11 lettres ne s’insèrent à leur place que dans l’édition posthume de 1758.

Montesquieu n’invente pas l’usage satirique et/ou polémique de la lettre (voir les Provinciales de Pascal), ni son usage romanesque (voir les Lettres portugaises de Guilleragues), pas plus que la fiction de l’observateur oriental des mœurs européennes (voir L’Espion du Grand Seigneur de Marana, 1684). Il n’en innove pas moins sur quatre points: il met du roman dans un recueil philosophique, et de la philosophie dans un roman épistolaire; il invente le roman épistolaire polyphonique; il pousse la polyphonie idéologique et stylistique à un point jusque-là inconnu. Conçues sans doute entre 1717 et 1720, les Lettres persanes sont devenues le premier livre emblématique des Lumières françaises. Mais aucun de ses nombreux imitateurs, au XVIIIe siècle, n’a tenté de rivaliser avec lui sur le plan de l’ingéniosité formelle. Il est bien le premier à concevoir une structure aussi savante de lettres datées.  

Résumé court des Lettres persanes 

Deux seigneurs persans, Usbek et Rica, pour échapper à une menace politique, fuient Ispahan et voyagent en France de 1712 à 1720. Ils écrivent leurs impressions de voyage à leurs proches qui sont demeurés en Perse. Usbek, le plus âgé, a laissé la garde de son harem à ses eunuques ; Rica, plus jeune, est plus libre et plus virulent dans ses propos. À la fin de leur voyage, la révolte du harem d’Usbek entraîne la mort de son grand eunuque et de sa première épouse Roxane.

Les lettres 1 à 23 relatent le voyage (entre le 19 mars 1711 et le 4 mai 1712) de deux grands seigneurs persans, Usbek et Rica, entre Ispahan et Paris. On y traite des étapes du voyage, de ses motifs, de ses répercussions sur le sérail d’Usbek, de morale («Histoire des Troglodytes», 11 à 14) et de religion. La chronique du séjour à Paris (lettres 24 à 146) couvre la fin du règne de Louis XIV (69 lettres de mai 1712 à septembre 1715) et cinq années de la Régence (54 lettres de septembre 1715 à novembre 1720). Aux lettres sur le sérail, la religion, la politique, etc., s’ajoute, à partir de la fameuse lettre 24, où Rica entre en scène, la satire des mœurs françaises. Le drame du sérail, attisé par le désir frustré de Roxane et des autres femmes, la soif de pouvoir des eunuques et la défiance jalouse d’Usbek, est essentiellement regroupé dans les 15 dernières lettres (147 à 161), qui rompent l’ordre chronologique et la dispersion thématique réglant jusqu’alors le déroulement épistolaire. La lettre 146 est en effet datée du 11 novembre 1720, la lettre 147 du 1er septembre 1717. Ces 15 missives, exclusivement consacrées au sérail, font donc remonter de trois ans, sans rejoindre tout à fait la lettre 146, puisque Roxane rédige son ultime message le 8 mai 1720. L’annonce de sa trahison et de son suicide parvient donc à Usbek entre octobre et novembre 1720. La France et le sérail courent ainsi vers un égal désastre: la lettre 161 répond sans le savoir à la lettre 146 sur Law. Un même «néant» s’abat sur le sérail et le royaume, tous deux abandonnés aux intrigues et aux passions. 

Analyse des Lettres persanes 

Un roman épistolaire

Le XVIIIe siècle voit se développer le genre particulier du roman par lettres. Parmi les plus importants, outre celui de Montesquieu, il faut mentionner Manon Lescaut, 1731, de l’abbé Prévost, la Nouvelle 1761, de Rousseau,      Les Liaisons dangereuses, 1782, de Choderlos de Laclos. L’auteur en général y refuse d’assumer la paternité de son œuvre et le caractère fictif de ses lettres ; dans les Lettres persanes, anonyme, il se présente comme un simple traducteur, « Je ne fais donc que l’office de traducteur », qui ne s’est autorisé que quelques libertés stylistiques pour que des lettres orientales puissent être lues par des occidentaux. Cette distanciation permet à l’auteur des audaces qui lui seraient interdites s’il prenait la responsabilité de l’écriture fictive. En outre, le roman épistolaire repose sur la structure de la polyphonie narrative : autant de narrateurs que de rédacteurs de lettres ; le lecteur est donc confronté à une grande diversité de points de vue qui lui montrent que la vérité est difficile, sinon impossible, à cerner, et qu’il existe autant de vérités que de regards sur le réel. Roman du relativisme et de la contestation, le roman épistolaire a toute sa place dans la littérature des Lumières.

La couleur orientale      

Deux Persans, USBEK et RICA, visitent la France, de 712 à 1720. Ils échangent des lettres, écrivent à divers amis pour leur faire part de leurs impressions et reçoivent des nouvelles de Perse, en particulier du Sérail d’Usbek, à Ispahan, où le désordre règne depuis le départ du maître. L’Orient était très à la mode en France depuis les récits de voyages de Tavernier (1676-1679) et de Chardin (1711 ; cf. p. 13), et Montesquieu sacrifie à son tour à un exotisme piquant, mais assez artificiel et volontiers licencieux.

Satire des mœurs et des institutions   

  • Le regard éloigné

Mais cette couleur orientale sert surtout à faire passer, sous une apparence badine, des critiques très hardies contre la société du temps. Comme les Cannibales de Montaigne, les Persans de Montesquieu sont censés observer d’un regard neuf, amusé et parfois stupéfait, les mœurs et les institutions occidentales : mille usages auxquels les Français sont depuis longtemps habitués apparaissent soudains ridicules et absurdes. Ainsi s’accomplit ce que Roger Caillois appelle la révolution sociologique, c’est-à-dire « la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois ». Le procédé sera souvent repris par les philosophes du XVIIIe siècle, en particulier par Voltaire, dans Micromégas et dans L’Ingénu par exemple.

« Le ridicule jeté à propos a une grande puissance », écrira Montesquieu lui-même dans ses Cahiers. De fait il s’attaque par l’ironie aux manies, aux préjugés et aux abus. Il raille la badauderie des Parisiens (lettre XXX), les caprices de la mode, l’Académie française, la passion exagérée des admirateurs et détracteurs d’Homère (Lettre XXXVI). A la manière de La Bruyère, il brosse une série de portraits mordants et spirituels. Mais sa critique va aussi beaucoup plus loin : il ne respecte ni le roi, ni le pape (lettre XXIV) ; il entonne un hymne à la raison humaine opposée à la théologie et à la mystique (lettre XCVII).

  • La critique d’une monarchie fragilisée

Etrangers, Rica et Usbek s’étonnent de ce qui pour les Français est habituel, et par conséquent considéré comme normal, ce qui crée un registre comique propice à la satire. Ils livrent les impressions de leur voyage dans une France bien particulière, entre 1712 et 1720 ; de 1712 à 1715, la vie politique est celle d’une fin de règne avec un roi vieillissant. La mort de Louis XIV est d’ailleurs le sujet de la Lettre 92. De 1715 à 1720, le roi Louis XV, trop jeune, n’exerce pas le pouvoir confié au régent Philippe d’Orléans. C’est donc une monarchie instable qui est dépeinte par les deux Persans, d’autant plus fragile qu’elle se veut absolue et qu’elle s’est coupée de la noblesse et des parlements. Le sérail d’Usbek : une métaphore. Des femmes enfermées dans un harem, vouées au seul plaisir de leur maître : comment ne pas y voir l’image d’un despotisme arbitraire, ceci d’autant plus que Usbek est absent durant de nombreuses années !

Notons que durant l’absence du maître, le pouvoir est confié aux impuissants, les eunuques, dont la mission est de garder les femmes, et qui ne parviennent pas à éviter la révolte. L’absurde de pratiques imposées par l’islam est un miroir dans lequel se lit un absurde qui ne lui doit rien, celui des rites et des dogmes catholiques. La fiction orientale est ainsi un voile transparent qui met en question une réalité politique et religieuse française menacée par le despotisme et l’arbitraire.

L'apologue des bons et des mauvais Troglodytes

Les Lettres 11 à 14, rédigées par Usbek, racontent l’histoire divisée en trois épisodes d’un peuple fictif, les Troglodytes. Dans un premier temps, les Troglodytes sont des individualistes forcenés ; ils refusent et éliminent toute forme de contrainte imposée par la société : « Chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres ». Le chaos anarchique les conduit à leur perte, « les Troglodytes périrent par leur méchanceté même et furent victimes de leurs propres injustices ». Dans un deuxième temps, les Troglodytes vivent un âge d’or antithétique à « la guerre de tous contre tous » initiale, ils comprennent que « l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ». En pratiquant la justice et la vertu, ils régénèrent leur société, assurent la prospérité, la puissance et l’harmonie ; les lois de Dieu et de la nature selon lesquelles ils vivent ne sont pas ressenties comme des contraintes mais comme des voies de libertés. Dans un troisième temps, « comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi ». C’est la fin de l’âge d’or pour ce peuple qui choisit la politique de la facilité : « Votre vertu commence à vous peser, [...] vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs ».

Cette parenthèse dans le roman propose une vision symbolique de l’humanité : les sociétés organisées arrachent les hommes à l’état de nature tel que Hobbes le décrit ; la république démocratique est une société parfaite, mais elle exige des qualités morales et civiques telles que les hommes préfèrent abandonner leur liberté et ses exigences pour être conduits par un roi doté des plus grandes qualités humaines, choisi parce qu’il est « le plus juste ».

La pensée politique dans les Lettres persanes       

Montesquieu ne se contente pas de saper ce qui existe en France : de nombreux passages contiennent des éléments constructifs et annoncent déjà les théories qui seront précisées et développées dans L’Esprit des Lois. L’histoire des Troglodytes (lettres XI à XIV) comporte un enseignement politique, mais reste une utopie, un mythe moral, à la manière du Télémaque. En revanche Montesquieu se montre déjà sociologue lorsqu’il parle du divorce, de la dépopulation, de l’esclavage, des colonies. La lettre CXXX contient en germe la théorie des climats (qui sera développée dans L’Esprit des lois) ; la lettre CII établit la distinction entre monarchie et despotisme : « La plupart des gouvernements d’Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés : car je ne sais pas s’il y en a jamais eu véritablement de tels ; au moins est-il difficile qu’ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C’est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince ; l’équilibre est trop difficile à garder. Il faut que le pouvoir diminue d’un côté, pendant qu’il augmente de l’autre ; mais l’avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées. — Aussi le pouvoir des rois d’Europe est-il bien grand, et on peut dire qu’ils l’ont tel qu’ils le veulent. Mais ils ne l’exercent point avec autant d’étendue que nos sultans. » La lettre LXXXIX esquisse les principes des trois gouvernements : la vertu, l’honneur (appelé ici désir de la gloire) et la crainte. Dans les Lettres Persanes, Montesquieu est donc à la fois bel esprit, moraliste et penseur. 

La portée de l’ouvrage 

Ce roman est publié anonymement, l’adresse mentionnée, à Cologne, est erronée. Montesquieu est donc particulièrement conscient de l’audace de ses critiques, même si le public de l’époque a surtout été sensible à l’exotisme oriental et aux épisodes licencieux. Ce roman ne remet pas seulement en cause les institutions politiques et religieuses, il s’attaque aux personnes mêmes du roi et du pape en les qualifiant de « magiciens de charlatans. Les Lettres persanes constituent sans doute l’œuvre la plus irrévérencieuse du XVIIIe siècle : elles n’échappent à la censure que parce qu’elles sont publiées sous la régence du libéral Philippe d’Orléans ; jamais Louis XV n’aurait accepté une telle audace. 

Les successeurs de Montesquieu au XVIIIe siècle ont essentiellement travaillé à simplifier le dispositif des Lettres persanes, au profit du pôle romanesque et sentimental, ou bien du pôle philosophique, ou encore au bénéfice de la rêverie érotique: c’est dire l’importance fondatrice de ce roman dans l’Histoire et le développement du genre épistolaire.

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