SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE. Dialogue philosophique de Denis Diderot (1713-1784), dont le titre complet est: Supplément au Voyage de Bougainville, ou Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, publié par l’abbé Bourlet de Vauxcelles dans Opuscules philosophiques et littéraires à Paris chez Chevet en 1796. Le «discours de Polly Baker» (III) apparaît pour la première fois dans l’édition de Gilbert Chinard, donnée à Genève chez Droz en 1935 d’après le manuscrit de Leningrad.
Résumé du Supplément au voyage de Bougainville:
- «Jugement du Voyage de Bougainville». Par un temps de brouillard, B rapporte avec enthousiasme à A les singularités du récit du navigateur et vante la vie naturelle des sauvages, qu’illustre Aotourou, Tahitien amené en France. Un prétendu Supplément au Voyage sera le garant de ses dires.
- «Les Adieux du vieillard». Le Supplément s’ouvre sur le discours adressé à Bougainville avant son départ par un vieux Tahitien, qui dénonce violemment les maux apportés dans l’île par les Européens.
- «L’Entretien de l’aumônier et d’Orou». Le Supplément dit ensuite comment le Tahitien Orou réussit à convaincre l’aumônier de l’équipage de passer la nuit avec sa fille et le questionna, le lendemain, sur ce Dieu dont les interdictions sexuelles sont contraires à la nature. Suit un discours, rapporté par B, de Polly Baker, mère célibataire condamnée pour libertinage.
- «Suite de l’entretien de l’aumônier avec l’habitant de Tahiti». À Tahiti où la maternité est reine, poursuit Orou, seules sont jugées libertines les femmes stériles qui ont commerce avec des hommes. C’est l’intérêt et non le devoir qui garantit l’ordre public. Convaincu ou poli, l’aumônier honore successivement les autres filles et la femme de son hôte.
- «Suite du dialogue entre A et B». Face à A sceptique, B conclut que la loi de nature supplée aisément aux codes religieux et civils, qui ont dénaturé l’union des sexes. Mais il vaut mieux se conformer aux lois de son pays plutôt que d’être sage parmi les fous. Retour symbolique du beau temps.
Analyse du Supplément :
Une utopie critique :
Inspirée par le Voyage autour du monde (1771) de Louis Antoine de Bougainville, l’œuvre de Diderot participe du «mirage océanien» qui fit voir en Tahiti la nouvelle Cythère. Mais elle n’a rien d’un divertissement exotique ou grivois ; l’utopie tahitienne permet à l’auteur, comme l’indique le sous-titre, de mettre en cause le lien qu’établissent nos sociétés chrétiennes entre relations sexuelles et moralité. À ce titre, le Supplément ne se conçoit pas sans Ceci n’est pas un conte et Madame de La Carlière qui, portant sur la morale sexuelle, forment avec lui un triptyque. Les amours désastreuses autant que policées des personnages de ces contes, cités à la fin du Supplément, servent de prélude à l’évocation de la sexualité libre et heureuse des sauvages tahitiens, qui illustre la conciliation possible entre l’amour et les mœurs. La réflexion morale débouche ainsi, dans cette œuvre que l’on a parfois considérée comme l’expression de la pensée ultime de Diderot, sur une théorie politique, fondée sur l’accord entre les lois et la nature. Les mauvaises mœurs ne sont pour Diderot que l’effet d’une mauvaise législation : en bridant les appétits naturels, les codes religieux et civil ont, dans l’Europe vieillissante, corrompu les mœurs. La jeune société tahitienne, elle, a atteint ce point d’équilibre qui la situe à mi-chemin entre les rigueurs du primitivisme et la dégénérescence qui guette toute civilisation. On aurait tort, pourtant, de voir avec Vauxcelles dans le Supplément une «sans-culotterie» ; la «conclusion» du texte n’a rien de révolutionnaire, qui édicte : «Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, et en attendant nous nous y soumettrons.»
Il paraît difficile, en effet, au nom d’une illusoire cohérence de la pensée diderotienne, d’interpréter l’œuvre polyphonique qu’est le Supplément à la lumière de la seule diatribe anticolonialiste du vieillard ou même de la sévère critique faite par Orou de la morale chrétienne. Il ne faut pas oublier qu’en 1772, au moment de la rédaction du Supplément, le philosophe mariait sa fille le plus bourgeoisement du monde. Rêverie à la manière de Diderot (nous savons combien était codifiée et hiérarchisée cette société tahitienne), le Supplément énonce seulement l’hypothèse d’une autre organisation sociale, dont le philosophe tire ailleurs, dans l’Histoire des deux Indes, des conséquences plus radicales. Ce que Diderot a en tête ici, à la veille de son départ pour Saint-Pétersbourg, c’est un projet de réforme applicable dans la toute jeune Russie, dont il fera état dans ses Mémoires pour Catherine II.
Une pensée en mouvement :
On a pu qualifier de «baroque» l’art de Diderot et déceler dans l’arrangement, voire le contenu du Supplément, des contradictions. L’auteur semble, il est vrai, défier toute logique en plaçant le discours d’adieu avant l’arrivée de l’équipage, en confondant dans le titre «supplément» et «dialogue» qui alternent dans l’œuvre, en prêtant tour à tour à ses apparents porte-parole (B? le vieillard? Orou?) des discours divergents. Mais ne faut-il pas plutôt voir dans cette structure éclatée le signe d’une pensée en mouvement, favorisée par les vertus du dialogue et de la supplémentarité ? Les cinq sections du Supplément, qui s’articulent fermement autour d’une lecture de Bougainville, abordent les mêmes thèmes (liberté, propriété, comportement matrimonial...), mais les orchestrent différemment. Si la conversation initiale exalte à travers Bougainville les Lumières, le discours du vieillard lui oppose la corruption européenne, qui appelle un remède, proposé par Orou dans l’entretien avec l’aumônier : la conversion aux lois de la nature. À la fin du dialogue entre A et B, le directeur de l’Encyclopédie, disant son dernier mot, réaffirme sa foi dans le progrès, qu’il avait mise entre parenthèses pour «abandonne[r] [son] esprit à tout son libertinage» (début du Neveu de Rameau). En cela il se distingue du Rousseau des Discours, dont la critique morale est sous-tendue par une volonté de réforme politique.
Le thème central du Supplément n’est pas neuf. Depuis Montaigne, les «philosophes nuds» avaient fait florès dans la littérature française et le Supplément véhicule bien des idées répandues chez les contemporains de Diderot (le populationnisme, par exemple). L’originalité de Diderot réside dans l’accent qu’il met sur le caractère physiologique de l’amour. C’est sans doute ce qui explique le retentissement de l’œuvre, qui inspira à Musset quelques strophes du poème “Souvenir”, ne fut pas étrangère aux thèses du socialiste Paul Lafargue sur «le droit à la paresse» et fut l’objet d’un pastiche de Giraudoux, le Supplément au Voyage de Cook (1935).
ALBERTAN-COPPOLA, in Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française. © Bordas, Paris 1994
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