UN ROMAN INSCRIT DANS LA RÉALITÉ HISTORIQUE
Un contexte politique historique précis.
L’action se déroule en Chine, à Shanghai, du 21 mars aux 12 et 13 avril 1927. Sous le commandement de Tchang Kaï-chek, l’armée révolutionnaire du Kuomintang marche vers la ville, objectif militaire essentiel par son port. Pour l’aider, les cellules communistes préparent le soulèvement du peuple. Mais, inquiet de la puissance des communistes, Tchang Kaï-chek les trahit ; aidé par les Occidentaux, il fait assassiner des milliers d’ouvriers et dirigeants communistes le 12 avril 1927.
La trame du roman.
Les personnages principaux représentent plusieurs nations et différentes idéologies ; ils incarnent ainsi la « condition humaine ». Quatre sont des communistes chinois : Gisors, intellectuel communiste, sorte d’éminence grise, un sage ; son fils Kyo est un idéaliste qui dirige l’insurrection communiste ; l’épouse de Kyo, May, médecin, représente l’exigence de vie au milieu des combattants de la mort ; Tchen, disciple de Gisors, fait du terrorisme sa raison de vivre. Deux sont français : le baron de Clappique, un antiquaire et marchand d’art qui est devenu trafiquant d’armes ; Ferrai, industriel capitaliste président de la Chambre de Commerce française. Un est belge, Hemmelrich le prolétaire. Le dernier est russe, Katow, ancien militant de la révolution de 1917, qui a rejoint la Chine par idéalisme politique pour participer à la révolution communiste.
L’intrigue retrace l’échec de la révolution communiste. Tchen meurt dans un attentat suicide manqué contre Tchang Kaï-chek ; Kyo préfère le cyanure à la mort dans d’affreuses tortures ; Katow offre son cyanure à d’autres condamnés, il affrontera une mort horrible.
UN ROMAN AUX THÈSES MULTIPLES
Malraux ne rédige pas un roman engagé ; son œuvre ne défend pas une idéologie par opposition à une autre. La Condition humaine n’est ni une apologie du communisme, ni une condamnation du nationalisme ; Malraux peint les hommes aux prises avec des événements qui constituent une crise : en s’y confrontant ils forgent l’histoire et s’arrachent au néant de leur condition.
La condition humaine est tragique et absurde
Cet absurde est dit « tragique » parce qu’il s’impose à quiconque par sa condition d’homme. Il présente quatre caractères. Par sa condition d’abord, l’homme est condamné à mort, le roman débute par le meurtre, par Tchen, d’un vendeur d’armes, il se termine par la mort des militants communistes. Ensuite, tout individu est une sorte d’étranger à soi, qui découvre enfoui en lui un monde intérieur trouble, ce qui fait de lui « un monstre incomparable » : Tchen le communiste comprend qu’il est surtout fasciné par la mort, celle infligée aux autres, le meurtre, ou même la sienne, le suicide ; les idéalistes, Kyo et Katow, découvrent leur capacité à faire souffrir leurs proches, en particulier la femme qu’ils croient aimer. De plus, chacun est cantonné dans la plus grande solitude : Malraux montre que tous les communistes, paradoxalement, sont seuls ; l’homme ne parvient même pas à coïncider avec lui-même : en écoutant sa voix enregistrée, Kyo éprouve un grand malaise parce qu’il ne se reconnaît pas, « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge. [..] Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? ». Enfin le mal, la souffrance, sont le lot des sociétés humaines ; il en va ainsi de la condition de la femme chinoise, ou de celle des ouvriers dans le monde.
Toutefois, le tragique, pour Malraux, n’est pas le tragique classique. L’homme n’est pas condamné à subir l’absurde de la condition humaine. Être homme, c’est « oser dire non » au « destin », c’est poser des actes, c’est entreprendre un combat contre la condition qui est imposée à l’homme. Mais toutes les solutions, toutes les révoltes ne sont pas défendables.
L’anti-destin condamné par Malraux.
Toutes les actions qui portent atteinte à la dignité de l’homme doivent disparaître, ou du moins être clairement condamnées. Elles sont incarnées par Ferrai, la caricature de l’homme occidental qui ne vit que par la domination, le pouvoir qu’il s’arroge sur les autres en leur refusant leur humanité. L’érotisme de Ferrai est abject ; Ferrai fait de sa maîtresse, Valérie, une sorte d’objet qu’il amène à la jouissance, elle n’est pour lui que le moyen d’affirmer la toute-puissance de sa virilité. Le colonialisme de Ferrai est tout aussi abject : pour Ferrai, l’autre n’existe que dans la mesure où il est un outil utile pour sa carrière ; il en est de même d’ailleurs du capitalisme et du sort qu’il impose aux ouvriers. L’échec de Ferrai, abandonné par sa maîtresse et par les responsables politiques français, symbolise l’échec d’une vie construite sur des erreurs, voire des fautes.
La volonté de domination qui transforme les autres en objets est une des grandes tentations de l’homme ; elle est condamnée par Gisors en ces termes : « L’homme n’a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre [...]. D’être plus qu’un homme dans un monde d’hommes. [...] Non pas puissant : tout puissant. La maladie chimérique dont la volonté de puissance n’est que la justification intellectuelle, c’est la volonté de déité : tout homme rêve d’être un dieu ».
L’anti-destin revendiqué par Malraux.
Toutes les actions, dont la finalité est de garantir ou de défendre la dignité humaine, constituent des réponses nobles à l’absurde de la condition humaine. L’amour est une première voie de salut pour l’homme ; il lui permet d’échapper à la solitude eu communiant avec Y autre dans \e respect mutuel : pour Kyo, «May était le seul être pour qui il n’était pas Kyo Gisors, mais la plus étroite complicité. “Une complicité consentie, conquise, choisie”, pensa-t-il ». La révolution est une autre réponse au destin ; d’une part, elle donne un sens à la vie tant individuelle que collective ; d’autre part, elle se fixe pour but d’établir et de garantir la dignité de tous les hommes en se battant pour ceux qui en sont privés. Par la révolution, il est possible de «justifier cette condition en la fondant en dignité : christianisme pour l’esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l’ouvrier ». L’art enfin constitue une authentique démarche pour assumer sa condition d’homme : Clappique le mythomane est artiste, à sa façon, par les fictions dans lesquelles il se réfugie ; Kama, chez qui Gisors demeure en fin de roman, représente la solution de l’art.
Demeure la question délicate de la drogue. Gisors a régulièrement recours à l’opium, et il le justifie : «Il faut toujours s'intoxiquer : ce pays a l’opium, l’Islam le haschisch [...] ». La drogue paraît être une solution pour échapper un moment aux angoisses existentielles lorsqu’elles se font insupportables ; « s’intoxiquer » pour Gisors n’est pas s’avilir, c’est se soulager, s’évader, pour être ensuite capable d’assumer sa condition d’homme.
PORTÉE DE L’ŒUVRE
Le roman obtient le prix Goncourt en 1933. Il s’inscrit dans le courant de l’existentialisme : «L’acte, l’acte seul justifie la vie [...]. Que penserions-nous si l’on nous parlait d’un grand peintre qui ne fait pas de tableaux ? Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire ».
Malraux y exprime une foi certaine en l’homme, mais sans naïveté aucune. Tous ses héros sont caractérisés par des zones d’ombre qui les rendent ambigus ; de nombreuses actions, qui se veulent réponses au destin imposé par la condition humaine, présentent la même ambiguïté, comme la mythomanie et l’opium, mais aussi l’alcool, le jeu, etc. Le roman de Malraux pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse claire et définitive.
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