RÉSUME DE LA PIÈCE

Dans une ruelle de Séville, un grand seigneur travesti en simple « étudiant» fait les cent pas sous les fenêtres d’une femme dont il est tombé amoureux au premier regard. La belle vit chez son tuteur, le sieur Bartholo, vieux barbon jaloux qui s’est mis en tête d’épouser sa jeunè pupille, Rosine. Le «roman» du Comte serait bien compromis si le hasard ne faisait surgir dans cette même ruelle un joyeux musicien en veine d’inspiration. Un instant contrarié, l’amoureux gentilhomme reconnaît son ancien valet, Figaro, qu’il croyait employé dans quelque bureau, à cent lieues de Séville. Mais ce dernier, après une brève carrière littéraire mouvementée, s’est établi comme barbier dans cette ville. Sa profession lui donne ses entrées chez Bartholo, et le voici prêt à aider son maître à tromper le vieillard et à enlever Rosine, contre espèces sonnantes et trébuchantes. Son ingéniosité se joue de toutes les «jalousies » et de toutes les « précautions » du tuteur. Tour à tour déguisé en soldat et en précepteur de musique, le Comte, sous le nom de Lindor, approche Rosine et achève de la convaincre de sa passion. Désormais, il ne faudra plus qu’une échelle et un heureux concours de circonstances pour que le notaire convoqué par Bartholo pour son propre mariage unisse la fiancée au Comte Almaviva, dont le nom seul et les pièces d’or généreusement distribuées font taire les résistances de l’homme de loi. A Figaro, artisan de ce triomphe, de tirer la leçon de l’histoire : « quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit “La Précaution inutile”.

I - LA CHASSE AU BONHEUR

Une pièce en mouvement

Aux esprits chagrins qui lui reprochaient d’avoir écrit une pièce « sans plan, sans unité et sans caractères », Beaumarchais répliquait que sa seule ambition avait été de faire « une comédie fort gaie, destinée à divertir le public, et qu’il en avait «résulté beaucoup de mouvement dans la pièce» (Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville). De la scène d’ouverture, où l’on voit le Comte faire les cent pas sous la fenêtre de Rosine, à l’escalade finale de la maison de Bartholo, par une nuit d’orage qui accentue encore le caractère mouvementé de cette entreprise, on bouge en effet beaucoup tout au long de la pièce. Aucun des principaux personnages ne semble tenir en place, et aucun ne tient sa place : le grand seigneur est « Lindor », lui-même successivement déguisé en soldat et en maître de musique Rosine échappe à la tutelle de Bartholo et se retrouve comtesse avant que ce dernier n’ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait enfin, le valet est le meneur incontesté du jeu, avec une déconcertante autorité.

Mille et une courses

Ces déplacements sur l’espace du théâtre ne symbolisent pas seulement le brouillage des conditions sociales. Ils sont aussi révélateurs de la fougue qui anime les personnages et qu’Almaviva (« âme vive » selon son nom même) définit dès ses premiers mots : « chacun court après le bonheur » (I, 1). Et chacun y court à sa manière: le Comte en poursuivant une femme à peine entrevue de Madrid à Séville, Rosine en acceptant ce mari tombé du ciel sans s’interroger sur le bien-fondé moral de cet enlèvement, Figaro, en mettant au service de leur passion l’astuce acquise en parcourant « philosophiquement» les routes d’Espagne et les sphères de la société, et cette «joyeuse colère » qui le tient contre tous les censeurs et leurs abus de pouvoir. Avec jubilation, il saisit l’occasion d’une revanche, menée tambour battant.

II - ESPACE DU JEU, ESPACE DU POUVOIR DANS LE BARBIER DE SÉVILLE

L’opposition extérieur/intérieur

Qui veut être maître du jeu doit soumettre l’espace à sa loi. «Moi, j’entre ici », déclare Figaro au Comte, et cette formule conquérante le désigne comme le maître absolu des lieux (I, 6). Ceux-ci ont été conçus par le dramaturge pour rendre évident ce pouvoir dont le théâtre, au rebours de la vie « réelle », investit le valet. L’organisation spatiale de la comédie est en effet réduite à l’essentiel. Elle repose sur une simple opposition extérieur/intérieur : rue de Séville sur laquelle donnent des fenêtres «grillées », comme le précise le prélude didascalique au premier acte, et appartement de Rosine, dont la croisée « est fermée par une jalousie grillée» (acte II). Tout l’art de Figaro va consister à relier ces deux espaces, et à permettre à son patron d’investir l’espace clos du dedans. Sans Figaro, il y a fort à parier qu’Almaviva aurait encore longtemps déambulé sous les fenêtres de sa belle, car dès le premier monologue cette scène nocturne est présentée comme la répétition de beaucoup d’autres (« L’heure à laquelle elle a coutume de se montrer... », I, 1).

Une mise en espace de la maîtrise

L’apparition de son ancien valet va arracher le Comte à cette réitération sans efficacité. Parce qu’il a ses entrées chez Bartholo, dont il est le barbier, Figaro, par sa maîtrise même de l’espace, va lancer l’action et affirmer son pouvoir sur son propre maître. Pénétrer dans la maison de Bartholo, c’est faire progresser l’intrigue en se jouant des grilles scellées aux fenêtres et de la puissance jalouse dont elles sont l’emblème. Toute l’action pivote autour de cet élément symbolique, la « jalousie », dont le double sens est ici largement exploité. Lorsque Figaro en détiendra la clef (III, 10), le dénouement sera proche.

Le dispositif scénique du Barbier, resserré autour d’un lieu unique, la demeure de Bartholo, perçue de l’extérieur puis de l’intérieur, est donc une mise en espace de la maîtrise du valet. Véritable « passe-muraille », Figaro déploie le talent d’un stratège pour prendre d’assaut cette forteresse, comique parodie des châteaux de l’épopée.



III - LA PAROLE EN LIBERTÉ

Si l’espace théâtral donne à voir le passage de la maîtrise entre les mains du valet, il donne aussi à entendre une parole libérée des contraintes de la réalité sociale. La faconde de Figaro, son art du récit, son sens de la répartie, le rendent maître du dialogue. Dans sa bouche, les traditionnels lazzis de la commedia dell’arte deviennent autant de mots d’esprit et d’insolentes maximes. L’infériorité provisoire du Comte l’oblige à entendre un certain nombre de vérités qui sonnent comme des défis envers la classe qu’il représente. «Aux vertus qu’on exige d’un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets? », « un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal » : ces formules, dictées par une lucidité désabusée, jettent une ombre sur cette « comédie gaie », et laissent percevoir au-delà de la verve étincelante de Figaro son âpre expérience d’une réalité cruelle aux petites gens. Sa tirade contre la «république des Lettres », comparée à « celle des loups » (I, 2) doit être entendue comme une satire de la société entière, où règne la loi du plus fort, et où chacun doit rester à sa place sous peine de châtiment. Figaro a tâté de la prison, et, parce qu’il s’est voulu écrivain, il a perdu son emploi de vétérinaire dans les haras de l’armée. Impuissante à changer le monde, la parole en ébranle néanmoins les fondations : le ridicule fait vaciller les puissants.

IV - ÉCHANGE DE RÔLES

Sur cette voie, le Comte emboîte le pas à son valet, pour mettre à mal le pouvoir des vieillards sur les plus jeunes. Il ne s’agit plus’ ici d’une lutte de classe mais d’un conflit de générations, qui unit les jeunes gens en faisant fi des conditions sociales contre la tyrannie des pères, dont Bartholo est l’incarnation caricaturale. (cf. II, 14, l’intrusion d’Almaviva en soldat chez le tuteur de Rosine).

Cette complicité maître/valet révèle l’ambiguïté fondamentale des rapports de maîtrise, dont le théâtre montre la mobilité secrète et la précaire objectivité. «Puissiez-vous prendre ma place », s’exclame Figaro en entendant le Comte envier son bonheur de voir librement Rosine (I, 4). Cette permutation des rôles est à la fois le moyen et le but du stratagème ourdi par le rusé barbier. Mais si elle met le valet en position de maître, elle met le maître en situation d’infériorité et révèle que de lui à son serviteur la distance n’est pas si grande qu’il semblait. Qu’il gratte la guitare (I, 6) ou débite des insolences à Bartholo (II, 14), Almaviva « fait» du Figaro avec un brio dont ce dernier est lui-même étonné «Je ne ferais pas mieux, moi qui m’en pique » (I, 6). Cette admiration à double tranchant met l’accent sur la similitude de ces deux êtres que tout sépare socialement.


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