RÉSUMÉ DE LA PIÈCE

Épouser un homme qu’elle n’a jamais vu, tel est le sort qui est réservé à Silvia, que son père a fiancée au fils d’un de ses amis de province, Dorante. Ce dernier doit arriver le jour même, pour faire la connaissance de sa promise. Effrayée par cette perspective, Silvia imagine un stratagème, afin de pouvoir observer incognito son futur époux. Lisette, sa soubrette, prendra sa place, tandis qu’elle jouera le rôle de la servante. Le père acquiesce d’autant plus volontiers à son désir qu’une lettre vient de lui apprendre que Dorante a eu la même idée, et que c’est sous le nom d’Arlequin, son valet, qu’il va se présenter chez Monsieur Orgon. Le jeune homme arrive, en compagnie de son «maître », qui n’est, bien sûr, qu’Arlequin déguisé en gentilhomme. Dès le premier regard, Silvia-Lisette est sensible au charme du domestique et s’étonne qu’il puisse servir un rustre. Quant à Lisette-Silvia, elle trouve ce grossier personnage fort à son goût et se voit déjà grande dame... Ce chassé- croisé amoureux réjouit les serviteurs et met les maîtres à la torture. Dorante finit par avouer à Silvia sa véritable identité, sans que celle-ci lui apprenne qu’elle n’est pas la servante, comme il le croit. Elle veut être aimée pour elle-même, sans égard pour sa « condition ». Pari risqué... Dorante osera-t-il transgresser les préjugés de sa caste et demander « Lisette » en mariage? Quand il s’y décide, la jeune fille jette le masque et laisse éclater sa joie. Tout rentre alors dans l’ordre les jeunes gens « de bonne famille », qui se sont reconnus en dépit des déguisements, se marient, et les serviteurs, dégrisés mais heureux, convolent à leur tour en justes noces.

I - LE JEU DES MASQUES

Un quatuor endiablé

L’échange des costumes, qui va de pair avec celui des conditions, transforme, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, les duos maître/valet et maîtresse/servante en un quatuor endiablé. Chacun croit s’adresser à une personne d’une classe différente de la sienne, et seuls les spectateurs savent à quel point ces couples sont bien assortis. Des quatre personnages, ce sont les valets qui se donnent le plus de mal pour être à la hauteur de leur métamorphose sociale.



Les effets comiques

Mais en s’appliquant à imiter les belles manières du grand monde, ils en offrent une savoureuse parodie, féconde en effets comiques. En faisant la cour à Lisette, qu’il prend pour la fille de la maison, Arlequin imite le langage galant des beaux esprits. Tel le Mascarille des Précieuses Ridicules de Molière (I, 6), il file la métaphore et reprend en forçant le trait jusqu’au burlesque certains des clichés de la Préciosité (II, 3 : il donne ainsi à l’expression toute faite « un amour naissant » une valeur concrète qui finit par faire de Lisette-Silvia « la mère » de cet amour devenu « grand garçon »; il brode sur le pouvoir des yeux de sa bien-aimée, qui lui ont « dérobé » la raison enfin, il donne encore dans l’hyperbole galante en appelant la jeune fille « prodige de nos jours », « ma reine », et, par une rupture de ton qui laisse percer le valet sous le gentilhomme, «cher joujou de mon âme »).

Le comique de mots n’est pas le seul que suscite ce renversement de la hiérarchie sociale. De cette nouvelle configuration naît un comique de situation : devenu patron, Arlequin ne se prive pas de remettre à leur place Dorante ou Silvia qui viennent interrompre son tête-à-tête amoureux (II, 4 et 6). Il traite sur un pied d’égalité son « beau-père » (I, 9) qui, pour sa part s’amuse à tancer «Bourguignon » le valet, auquel il reproche son manque de respect pour son maître (II, 10). Monsieur Orgon et son fils se divertissent fort, l’un d’écouter les confidences de Lisette, certaine d’avoir séduit le fiancé de sa maîtresse (II, 1), et l’autre d’assister à la naissance de l’amour de Silvia pour un domestique, en dépit d’elle-même (I, 5 et 11, 11). La présence sur scène de ces deux « spectateurs » permet à Marivaux d’exploiter toutes les ressources comiques de cet échange de conditions sociales.

II - LA VÉRITÉ DU COEUR DANS LE JEU DE L'AMOUR ET DU HASARD

Une profondeur inattendue

Le Jeu de l’amour et du hasard ne saurait cependant se réduire à une cocasse mascarade. Le double stratagème inventé par Silvia et Dorante à l’insu l’un de l’autre les déstabilise assez pour leur permettre de dépasser les étroits préjugés de leur classe. Ils découvrent qu’ils peuvent aimer ailleurs que dans le milieu dont ils sont issus. Du moins, ils le croient, et cela suffit à transformer le « jeu » en une leçon morale. « La fortune a tort avec toi », déclare Silvia à « Bourguignon (I, 6). A peine a-t-elle vu le maître qu’elle s’interroge sur les caprices du sort «Que le sort est bizarre! aucun de ces deux hommes n’est à sa place. » (I, 7).

Cette question, essentielle et audacieuse, donne à cette comédie une profondeur inattendue. Le hasard, que son titre annonce, ne tient pas seulement à la coïncidence des déguisements, ou aux affinités qui unissent les cœurs. Il est aussi le hasard suprême de la « naissance », dont soudain l’arbitraire éclate aux yeux des jeunes gens «de bonne famille ». L’amour rend Silvia et Dorante lucides, sur eux- mêmes et sur les injustices qui les entourent. Marivaux établit sa philosophie sur le sentiment, et fonde sur lui l’initiation de ses héros à la liberté.

Au delà des artifices des conditions sociales

En s’affranchissant des préjugés de leur classe, Dorante et Silvia apprennent que « le mérite vaut bien la naissance» (III, 8). Vérité révolutionnaire s’il en est, mais que l’intrigue maintient dans les bornes du « supportable» en recomposant au dénouement l’ordre social un instant menacé. Si les maîtres comprennent que la «fortune » est injuste, ils n’imaginent pas qu’elle pourrait changer. Les valets eux- mêmes en prennent leur parti. «Souvenez-vous qu’on n’est pas les maîtres de son sort », dit Lisette à Arlequin, qui la croit plus « grande dame » qu’elle n’est, mais qui répond cependant « Hélas, quand vous ne seriez que Perrette ou Margot, [.. .1 vous auriez toujours été ma princesse » (II, 5). Parallèlement à leurs patrons, les serviteurs découvrent qu’au-delà de l’artifice des conditions sociales, la seule vérité digne d’être écoutée est celle du cœur. Pour tous, le travestissement aura été une épreuve, qui aura appris aux maîtres à dépasser leurs préjugés et aux serviteurs à ne pas se laisser prendre au piège de leurs illusions.

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