Texte 1 :  Emile Zola, L'Assommoir, extrait du chapitre3 (1877) 

Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant : 

- Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.

Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'oeuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'oeil les femmes nues ; les cuisses de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.

Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât ; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.

Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire ; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.

Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d'indiquer la toile, d'un coup d'oeil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très rouges. Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.

- Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l'argent. En voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh ! celui-là... Ah bien ! ils sont propres, ici !

- Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n'y a plus rien à voir de ce côté.

La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la galerie d'Apollon.

 

Texte 2: François Coppée, La famille du menuisier, extrait de Les Humbles (1872) 

Le marchand de cercueils vient de trousser ses manches


Et rabote en sifflant, les pieds dans les copeaux.


L’année est bonne ; il n’a pas le moindre repos


Et même il ne boit plus son gain tous les dimanches.

 

Tout en jouant parmi les longues bières blanches,


Ses enfants, deux blondins tout roses et dispos,


Quand passe un corbillard, lui tirent leurs chapeaux


Et bénissent la mort qui fait vendre des planches.

 

La mère, supputant de combien s’accroîtra


Son épargne, s’il vient un nouveau choléra,


Tricote, en souriant, au seuil de la boutique ;

 

Et ce groupe joyeux, dans l’or d’un soir d’été,


Offre un tableau de paix naïve et domestique,


De bien-être honorable et de bonne santé.

  

Texte 3 : Maupassant, extrait de Boule de Suif (1880)

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la religion et des principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet ; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de "prostituée", de "honte publique" furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

 

Texte 4 : Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, extrait du tableau 3, (1888)

TROISIÈME TABLEAU

  Un coin du bal de la Boule Noire. Aux murs blancs, de grossières copies des Saisons de Prudhon, éclairées par des bras à trois jets ·de gaz, reflétés dans des glaces, et aux portes et aux fenêtres, des lambrequins de velours grenat, bordés d'un galon d'or. La vue est prise en dehors de l'orchestre et du rond de la danse ; au milieu, des tables peintes en vert et des bancs de bois faisant le café du bal.

  Deux femmes sont assises à une table, devant un saladier de vin sucré, l'une en chemise de flanelle rouge, l'autre encapuchonnée dans une capeline de tricot blanc lisérée de bleu.

  Un petit voyou à la tignasse frisée, aux yeux impudents, au cou garni de la loque d'un foulard des Indes à ramages, la figure traversée d'une éraflure, offre aux deux femmes, dans une corbeille, des morceaux de gâteau de Savoie et des pommes rouges.

SCÈNE PREMIÈRE

GLAÉ, MELIE, LE PETIT VOYOU, puis LA GAMINE

GLAÉ, au petit voyou

Qu'est-ce qui t'a griffé comme ça la physionomie?

LE PETIT VOYOU

C'est de la rousse ... un sergent de ville qui m'a voulu arrêter ... mais trop bête… je lui ai tiré mes croquenots. (II montre ses souliers.) Elle, ma sœur , n'a pas eu c't' chance… elle est d'hier à la Tour pointue... eh bien oui, à la préfecture. (II regarde dans la coulisse.) Tiens, là-bas ... voilà Arthur, mon associé.

MÉLIE

Et pourquoi qu'on a arrêté ta sœur ?

LE PETIT VOYOU

Elle vendait des fleurs ... Eux autres, ils nous empêchent... et ils laissent les Italiens ... la rousse ne leur dit rien. (Regardant les deux femmes.) Oh ! les femmes, je les aime-t-y, moi ! Quand je serai grand, il m'en faudra cinq à chaque bras ... que je me fourre dedans. (Apparaît Germinie qui fait le tour de la salle, regardant de tous côtés avec l'attention d'une personne qui cherche quelqu'un.) Que ça me gratte donc fort... Oui, j'ai été deux fois aux Enfants Trouvés et à l'Enfant Jésus... J'avais du mal dans la tête ... Ils ne m'ont rien fait... alors moi je m'ai sauvé ... et j'y ai mis du saindoux que ça les a fait friser, mes cheveux ! (Une petite gamine de sept ou huit ans, aux yeux ardents d'une femme, vient à lui, ayant dans la main quatre ou cinq bouquets de violettes d'un sou.) Ça c'est une de mes ouvrières. (s'adressant à la petite.) Combien?

LA GAMINE

Trois.

LE PETIT VOYOU

Eh bien, faut encore tes six sous ... Crois-tu que, tous les soirs, je vas te payer, comme hier, l'omnibus pour la place Maub ? (La petite grogne et ils se donnent en dessous deux ou trois coups de pied.) Ah ! il y en a une aujourd'hui qui passe au Palais ... c'est la dix-huitième fois, et elle n'a pas ses douze ans ... elle avait été voir une tireuse de cartes qui lui avait dit qu'elle irait dans trois cabinets, mais qu'elle n'irait pas devant la justice: .. Des blagues, quoi !... Ten viens-tu, ma gosse? ... ça manque de capitalistes ici ... Nous allons à la Grande Hôtel !

 

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