Toute manifestation d’une pensée individuelle, face aux autres, passe par la conviction d’avoir raison. Mais avoir raison, c’est autre chose qu’être convaincu d’avoir raison. Car cela suppose que l’interprétation que je donne des faits peut être vérifiée, et donc qu’elle a une valeur autre qu’individuelle et subjective. Comment peut-on dès lors prétendre avoir raison tout seul, contre tous? Admettre, par hypothèse, qu’une telle expression a un sens (et partant qu’elle recouvre certaines situations réelles) c’est donc se retrouver face à une contradiction. Une pensée peut-elle être valable en droit pour tous, sans être reconnue de fait par tous? Qu’est-ce qui fonde la validité rationnelle d’une pensée, et en quoi diffère-t-elle de son éventuel pouvoir de conviction?

On sera ainsi conduit à poser le problème plus général de la relation entre la rationalité de la pensée et sa condition concrète d’expression et de communication.

 

Il est naturel d’accorder à une opinion communément partagée une validité immédiate. Le fait, empiriquement vérifié à chaque instant, que nous ne vivons pas chacun de notre côté dans une sorte de monde privé, mais dans un monde commun, est la base de cette autorité de l’opinion commune, qui commence avec les évidences premières des sens. En effet, si tous voient la même chose que moi, il va de soi que ce que je vois n’est pas une hallucination. Soutenir, comme on dit, “en dépit du bon sens” (qui, dit Descartes, est “la chose du monde la mieux partagée”) que l’on est dans le vrai alors que tous les autres se trompent, est le propre de l’insensé. Il en va ainsi de Don Quichotte de la Manche, le héros de Cervantès et le premier grand personnage de la littérature (donc de la fiction) occidentale moderne, qui, se prenant lui-même pour un chevalier des temps héroïques, voit un géant armé là où tout le monde voit des moulins, et dont les déconvenues- issues précisément de cet entêtement à se croire dans un roman de chevalerie -sont interprétées par lui comme autant de pièges maléfiques tendues par quelque enchanteur jaloux.

Mais les choses sont moins simples. Car il arrive à Don Quichotte de dire dans son délire, comme le remarque son écuyer Sancho Pança, des choses très sensées, peut-être plus sensées que certaines des opinions qui vont de soi pour tous les gens prétendument raisonnables. Parce que l’opinion commune est admise par tous, elle est par excellence ce qui va de soi et se passe de toute justification; il lui suffit d’être reçue et ainsi de faire autorité. C’est précisément contre cette apparente évidence de l’idée admise communément que peut être invoqué, par un seul ou quelques uns, le fait d’avoir raison. Comment la conviction d’avoir raison peut-elle valoir contre ce qui est communément admis?


Prétendre avoir raison, c’est assurer qu’est vrai ce qui pourtant ne va pas de soi, et va même contre l’évidence immédiate. C’est recourir une instance capable de fonder le jugement que je prononce sur un fait ou une situation. Cette instance est précisément ce que nous nommons raison. Un discours est “fondé en raison” lorsqu’il rend compte d’un ordre propre à la chose dont il parle, et se conforme à cet ordre. Toute l’histoire de la pensée grecque montre un effort de distinguer un tel discours — où se révèle ce que la langue grecque nomme logos — de celui qu’inspirent les croyances naïves ou la conviction issue de mes sentiments immédiats. Cet effort a conduit les penseurs grecs, Platon en particulier, à opposer à la “doxa” — opinion ou semblance — cette tension de la pensée vers une saisie de ce qu’est “en soi” la structure propre d’un phénomène, indépendamment des jugements particuliers, conjoncturels et variables, qui sont portés sur lui. Ainsi Socrate ne cesse-t-il d’inviter ses interlocuteurs à effectuer ce passage de ce qu’ils croient être (le beau, comme dans l’Hippias majeur, ou la vertu, comme dans le Menon) vers ce qui est en vérité.

Cet effort trouve sa réalisation la plus évidente dans les mathématiques. “Nul n’entre ici s‘il n ‘est géomètre” était, dit-on, la sentence écrite à l’entrée de l’école platonicienne, l’Académie; et les mathématiques sont restés pour nous le type même de l’intelligibilité rationnelle. Or que montrent les raisonnements mathématiques, tels qu’ils ont été systématisés, en particulier, dans les Eléments d’Euclide?

D’abord, la définition de propriétés qui appartiennent de façon invariable à tout objet déterminé (par exemple un triangle); ensuite, la mise en rapport systématique de ces propriétés selon des relations nécessaires. Ainsi est codifiée l’idée de démonstration nécessaire: démontrer c’est fonder une proposition B par référence à une proposition A dont B découle nécessairement.

Le propre de la pensée et du discours rationnels, même lorsqu’ils n’atteignent pas la nécessité absolue de la démonstration mathématique, est donc cette nécessité d’une construction distincte du caprice de mon esprit, et par conséquent en droit admissible par tout autre esprit que le mien. Dès lors comment expliquer une situation dans laquelle un individu aurait raison, alors que les esprits de ceux qui l’entourent ne voient pas — ou même refusent de voir — ce qui est rationnellement nécessaire?

La nature nécessaire pour tout esprit, indépendante de l’arbitraire de la subjectivité qui accompagne la pensée rationnelle, peut être nommée universalité. Les principes de la logique (principe d’identité, de contradiction, du tiers exclu), dégagés formellement par Aristote dans le cadre de sa théorie du syllogisme, sont à l’instar des axiomes et postulats d’Euclide en géométrie, les principes universels de toute pensée.’ Nous confondons souvent universel et général. Pourtant, Alain, dans Humanités, remarque que “ça n’est pas parce qu’une idée est très générale qu’elle est universelle”. Une croyance peut être générale dans l’humanité (par exemple aux fantômes); on ne la dira pas, sauf abus de langage, universelle. Inversement, “quand il n y aurait qu’un objet circulaire dans l’expérience humaine, le Cercle et le nombre π n’en seraient pas moins des idées universelles”. Autrement dit, la relation entre le cercle et πpeut être conçue par tout esprit selon une démarche nécessaire et identique. Est universel ce que doit reconnaître tout esprit, indépendamment du nombre des objets considérés, et des individus qui reconnaissent la validité du raisonnement. Que l’universalité puisse ne pas se confondre avec l’opinion générale est ici la contradiction qu’il faut résoudre.

Dans le domaine où les relations formelles de la logique sont seules en cause, par exemple en mathématique, nous sommes prêts à admettre que le nombre de ceux qui admettent un raisonnement ne rajoute rien à la validité de ce raisonnement. Il suffit que chacun l’admette en vertu de sa rationalité interne. Mais comment en va-t-il dans d’autres domaines qui n ‘ont pas cette pureté formelle?

Dans Gorgias, Platon oppose “celui qui sait” en l’occurrence un médecin, et celui que les Grecs nomment le rhéteur, le spécialiste dans l’art de persuader une assemblée. En supposant que le rhéteur ne sache rien de l’art médical, il lui est possible toutefois de l’emporter sur l’homme de l’art, du moins, précise Platon, devant des ignorants. Il lui suffit de bâtir son discours en tablant systématiquement sur ce qui fait peur ou plaisir à ceux qui l’écoutent, autrement dit sur leurs passions. Le spécialiste raisonne. Le rhéteur persuade, c’est-à-dire produit une conviction subjectivement puissante, par ce qu’elle correspond à ce qui, dans la situation présente, coïncide avec les réactions immédiates et le caractère de ceux qui l’écoutent. Il lui est plus utile de savoir à qui il parle que de savoir de quoi il parle. Or Platon remarque également que le pouvoir de la persuasion est à son comble non devant quelques personnes choisies mais devant la foule. Par excellence, la fouie (le grec de Platon dit plus simplement encore oi polloi, “les nombreux”), agit et pense comme un troupeau: en elle ce sont les sentiments immédiats qui prédominent. Ainsi l’orateur Démosthène avait-il raison d’appeler ses concitoyens athéniens à se méfier du royaume macédonien et de ses ambitions de conquête. Mais il prêchait dans le désert, comme dit l’expression, devant une foule hostile à tout ce qui ressemblait à l’effort douloureux de faire face à la faiblesse politique et militaire des cités grecques. Or on raconte que le même Demosthène était certain d’avoir dit une imbécillité, lorsqu’à l’inverse tout le monde l’applaudissait. Quelle que soit la véracité de l’anecdote, son sens est clair: la conviction unanime n’a rien à voir avec la qualité rationnelle de ce qui est dit et jugé. Autrement dit, l’unanimité de fait ne se confond pas avec l’universalité — la validité reconnaissable en droit par tout esprit — d’un raisonnement, ou même avec son caractère pratiquement raisonnable. Corrélativement, il apparaît que la subjectivité peut être, et même est le plus souvent, l’apanage non de l’individu mais de l’ensemble collectif que le terme “tous” désigne, et que le pronom indéfini “on” (au sens où Heidegger parle d’une dictature du on) dit encore mieux. Alors en effet, comme Démosthène, ou comme le jeune colonel De Gaulle dans les années trente, montrant clairement et rationnellement, sur la base de faits connus de tous, la nature inédite de la future guerre avec l’Allemagne, mais sans être entendu de quiconque, il est possible d’avoir raison seul contre tous.

La résolution de la contradiction entre opinion généralement admise et universalité rationnelle repose, on l’a vu, sur le fait que l’opinion collective est le plus souvent un agrégat de croyances, de réactions subjectives, de représentations passionnelles. En ce sens on peut dire que la foule, et plus généralement la collectivité croit, espère, craint, admire ou hait, mais ne pense pas. Ainsi la nécessité rationnelle d’une conclusion peut très bien ne pas convaincre ceux à qui de fait elle est adressée; alors même qu’en principe tout esprit humain doit l’admettre. On touche ici au fond du problème posé, qui est la condition concrète de communication de la pensée, autrement dit l’expression de la validité d’une pensée (définie par la raison) dans un pouvoir de convaincre. La pensée rationnelle peut-elle se passer d’avoir à convaincre?

La leçon que Platon tire dans le Gorgias trouve son pendant dans la célèbre allégorie qui forme la base du livre VII de la République. Celui qui s’est délivré des chaînes qui le maintiennent en face de ces ombres représentant les opinions, liées aux passions, fait l’expérience douloureuse d’être ébloui par ce qu’il ne connaît pas. D’abord il lui semble que ce que tous voyaient dans la caverne a plus de solidité et de vraisemblance que ce quil voit en s’approchant de la source de lumière. Le passage à l’intelligible (à la lumière) est un effort douloureux de conversion que seul l’individu peut entreprendre.

Mais cette nécessaire individualité de l’effort de réflexion (avec la part de doute et d’esprit critique que toute vraie réflexion comprend) peut-elle se passer de toute communication? Revenons au point de départ : avoir raison c’est nécessairement vouloir convaincre autrui. Une pensée incommunicable à tout autre esprit que le mien ne peut prétendre à l’universalité, tel qu’elle a été définie plus haut. Mais comment réaliser les conditions concrètes d’une telle communication, d’une raison commune ? Non pas en s’adressant à tous mais à chacun. La forme concrète que peut prendre cette épreuve concrète de la validité de ma propre pensée face à autrui est le dialogue. Ainsi Gaulée, au moment même où tous, pour des raisons qui tiennent moins d’ailleurs au dogme qu’au conformisme et aux luttes de pouvoir à l’intérieur de la hiérarchie catholique, se heurte à l’incompréhension générale, ce sont quelques amis, quelques esprits éclairés qui lui permettent, par la vertu du dialogue, de poursuivre et d’approfondir sa pensée. Il n’y a guère que la pure logique qui puise être un exercice totalement solitaire: mais elle est pure former vide de tout contenu concret. Déjà l’exercice de la pensée mathématique suppose l’épreuve critique de la pensée d’autrui : c’est dans sa correspondance avec Fermat, que Pascal jette en 1654 les bases du calcul des probabilités. De même Kant disait qu’il n’y avait aucune proposition de la Critique de la raison pure qui n’ait été discutée avec son ami le négociant Joseph Green. Le dialogue est ainsi la forme même de toute pensée qui, passant par la médiation de la réflexion rationnelle doit s’opposer à soi pour se construire, à la différence de l’immédiateté de la croyance ou de l’opinion. Le dialogue suppose une dualité, ou plus largement une pluralité d’individus faisant personnellement l’effort de la réflexion.

Distinguer entre pluralité et collectivité indéterminée formée par la masse ou la foule permet ainsi de résoudre une difficulté contenue dans ce qui a été donné comme point de départ: la valeur généralement admise de l’opinion majoritaire. Celle-ci trouve son expression la plus visible dans l’institution démocratique. Mais depuis l’Antiquité l’ambiguïté profonde de la démocratie a toujours été signalée: est-elle le gouvernement raisonnable par excellence, ou celui de la foule ignorante, prompte à suivre les démagogues ? En effet, si le vote majoritaire est en soi une procédure raisonnable de réduction de plusieurs volontés à une seule, rien n’assure que la décision prise soit rationnellement la meilleure. On sait qu’une démocratie dans un peuple formé d’une masse illettrée, offerte à toutes les manipulations, est une caricature. La solution réside alors dans ce qui soutient l’institution : l’existence d’une opinion publique éclairée, qui tend — idéalement — à être non une masse réagissant mais une pluralité d’individus capables de penser par soi-même. C’est pourquoi “oser penser par soi- même” est la formule qui pour Kant (dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières?), résume l’esprit des Lumières.

Si le principe même de pensée rationnelle ne fait qu’un avec celui d’universalité, alors toute pensée rationnelle est a priori communicable. Aucune pensée ne peut se passer de l’effort d’être compris par un autre esprit humain. Mais cette “communicabilité” essentielle se heurte aux conditions qui forment la publicité de fait d’une pensée: ainsi ce qu’on croit, ce qui convainc immédiatement n’est pas ce que la raison enseigne. C’est pourquoi je peux avoir raison seul contre tous, quand “tous” ont la forme de la foule ou la masse. Mais non contre ceux qui, pensant personnellement, forment les interlocuteurs avec lesquels je dois être nécessairement en dialogue.