LES FOUS DE BASSAN. Roman d’Anne Hébert (Canada/Québec, née en 1916), publié à Paris aux Éditions du Seuil en 1982. Prix Femina
- Résumé du livre d'Anne Hébert
Le révérend Nicolas Jones, pasteur du petit peuple élu de Griffin Creek, est un vieillard qui «entend des voix». Il commence par relater le passé de la colonie d’Anglais loyalistes qui, fuyant les États-Unis, s’implanta en 1782 à Griffin Creek. Seul et presque impotent dans sa maison rongée par le sel de la mer, servi par deux «vieilles petites filles», les jumelles Pat et Pam, fantômes de sa jeunesse, il ne s’est jamais résigné à la perte de ses ouailles ni à sa propre déchéance. Il a toujours confiance en cette force mystérieuse qui un jour l’élèvera au milieu de ses frères. Si le présent et l’avenir lui échappent, le passé lui appartient. Le révérend Jones évoque donc son père, son grand-père et ainsi de suite jusqu’à la dixième génération. Dépositaire de la parole, il écrit la première version («Livre du révérend Nicolas Jones») de la légende qui occupe tout l’ouvrage. C’était l’été 1936, deux filles trop belles, vouées à la nature, disparurent sur la plage. On ne retrouva pas les cousines Nora, quinze ans, et Olivia Atkins, dix-sept ans. Les survivants en sont quittes pour les regretter et les faire revivre. Les acteurs du drame évoqué par le pasteur revendiquent eux aussi le droit à la parole. Ils vont à tour de rôle raconter à haute voix les événements qui ont changé le cours du destin de Griffin Creek pendant l’été 1936. Au «Livre du révérend Nicolas Jones» rédigé à l’automne 1982 succèdent les «Lettres» que Stevens Brown, le frère des jumelles et de Perceval, l’idiot, a écrites à un ami américain pendant l’été 1936. Viennent ensuite «le Livre de Nora Atkins» (été 1936), celui de «Perceval Brown et de quelques autres» (été 1936) et enfin celui d’«Olivia de la Haute Mer» (sans date). En guise d’épilogue, la romancière livre la dernière lettre de Stevens Brown, meurtrier de Nora et d’Olivia, datée de l’automne 1982.
- Analyse du roman Les Fous de Bassan:
Ce roman qui répète cinq fois, dans cinq récits différents, la même histoire, superposant plusieurs subjectivités pour relater un même moment dramatique, joue de la pluralité d’un langage qui bascule sans cesse du réel au fantasmatique. Si Griffin Creek, paysage symbolique situé quelque part aux confins de la réalité et de l’imaginaire, représente un lieu fictif, l’espace décrit renvoie à une géographie réelle, les rives du fleuve Saint-Laurent entre cap Sec et cap Sauvagine. De plus, quelques dates (le 31 août 1936, 1982) situent les moments importants de l’intrigue et scandent le récit. Enfin, un arrière-plan historique vient renforcer l’effet de réel avec l’année 1782, date de l’implantation au Canada français d’une colonie d’Anglais loyalistes, et la répétition tout au long du roman des noms anglais — Jones, Brown, Atkins, Mac Donald — qui réactive cette composante historique. Les descendants lointains de ces quatre familles, petit clan protestant, terrien et pauvre s’étiolent, repliés sur eux-mêmes et sur leurs tourments.
Le scénario du crime est reconstitué en rassemblant souvenirs et impressions dans une rétrospective qui épouse tour à tour la forme du journal, de la correspondance ou du monologue intérieur. Prêtant la parole au révérend Jones, Anne Hébert enfle son style de l’ampleur biblique des textes sacrés, d’un souffle épique évoquant la genèse d’un éden originel souillé par le crime. Quand Perceval, l’idiot du village, l’adolescent fou de ne pouvoir percer le secret de la sauvagerie qui l’entoure, parle, ce sont les accents saccadés d’une bouleversante poésie qui éclatent, faisant écho à la cacophonie des cris des fous de Bassan.
Le village fantôme de Griffin Creek, né de la légende, est un lieu hanté de mille vies invisibles, peuplé de diables qui laissent l’empreinte de leurs griffes sur le bord des barques, de monstres, de couples et d’enfants disparus mystérieusement, de plaintes entendues les soirs d’orage. Mais Griffin Creek est avant tout habité par le grand souffle de la mer, par la puissance des éléments auxquels succombent les hommes. Face à la mémoire du pasteur se dresse celle de la mer, vivante, mouvante, incontrôlable. À celui qui se disait le Verbe de Griffin Creek s’oppose la voix multiple, changeante du flot qui fait se lever les fantômes des vivants et des morts et leur prête son souffle.
Anne Hébert s’attache dans les Fous de Bassan, comme dans l’ensemble de son œuvre, à la vie secrète des passions, au réseau complexe de sentiments nés au sein d’une communauté fermée. Désirs, violence et désespoir façonnent des êtres de révolte qui luttent contre tout ce qui entrave leur quête de liberté, et qui se dressent dans une attitude guerrière qui prend l’allure d’un combat épique. La nature devient ici figure onirique qui scande, provoque et amplifie les données de la passion. Les Fous de Bassan procèdent de la mémoire d’un pays habité par la violence des éléments qui se livrent des combats d’une violence inouïe.
Plus elle avance dans son œuvre, plus Anne Hébert s’enfonce résolument vers les profondeurs, là où la parole pour ne pas mourir se ressource. Avec une parfaite maîtrise et une grande émotion, elle tisse un faisceau de légendes autour de l’extinction d’un peuple et s’approprie la puissance du verbe comme arme ultime de dénonciation.
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