Le but du Traité décisif
lbn Rushd éprouve pour Aristote une admiration si profonde qu’il en fait un sujet de louanges: «Nous adressons des louanges sans fin à Celui qui a distingué cet homme par la perfection et qui l’a placé seul au plus haut degré de la supériorité humaine, auquel aucun homme dans aucun siècle n’a pu arriver ; c’est à lui que Dieu a fait allusion en disant: cette supériorité, Dieu l’accorde à qui il veut» (texte cité, in Maurice-Ruben Hayoun et Alain de Libera, Averroès et l’averroïsme, p. 12). Si un philosophe peut s’élever ou être élevé à un si haut degré de supériorité, c’est que la philosophie elle-même est un mode d’existence supérieur ; il faut donc préciser l’attitude de la foi religieuse à l’égard de la spéculation philosophique et ce qu’elle prescrit à son sujet. C’est pourquoi le Traité décisif se propose d’« examiner, du point de vue de la spéculation religieuse, si l’étude de la philosophie (Falsafa) et des sciences logiques est permise ou défendue par la Loi religieuse, ou bien prescrite, soit à titre méritoire, soit à titre obligatoire » (trad. L. Gauthier).
Justification de la philosophie dans l'Islam :
Averroès montre d’abord que la loi religieuse, en invitant et en incitant l’homme de s’instruire par la considération de l’Univers, rend non seulement méritoire mais également obligatoire l’étude de la philosophie, puisque cette dernière n’est rien de plus que la spéculation sur l’Univers en tant qu’il en fait connaître l’Artisan. Pour cela, il s’appuie sur plusieurs versets du coran, qui commandent la connaissance de Dieu à partir de l’Univers. Ces versets, commandant la connaissance de Dieu, commandent aussi la connaissance des moyens pour y parvenir, c’est-à-dire, commente Averroès, la connaissance des lois de la logique et des syllogismes, et l’étude des autres sciences et des autres êtres, selon l’ordre et de la façon que nous aura enseignée la théorie des syllogismes démonstratifs. Ainsi, interdire la lecture des philosophes serait fermer la porte par laquelle la Loi divine appelle les hommes à la connaissance de Dieu; cette lecture sera d’ailleurs sans danger si le croyant applique cette règle très simple: « Ce qui est conforme à la vérité, nous l’accepterons avec joie ; ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous le signalerons pour qu’on s’en garde, tout en l’excusant.»
Vérité de la raison et vérité de la fois ne peuvent se contredire
Averroès souligne ensuite qu’il ne faut pas craindre que des contradictions apparaissent entre la religion et la philosophie, l’enseignement divin et la démonstration rationnelle, car la vérité ne saurait être contraire â la vérité: elle s’accorde avec elle et témoigne en faveur. Le philosophe refuse donc explicitement la théorie de la double vérité, que la polémique théologique impute à ses disciples chrétiens. Il ne faut pas opposer, sur le même sujet, vérité de la foi et vérité de la raison : nous savons, en effet, nous musulmans, d’une façon décisive, que la spéculation fondée sur les démonstrations ne conduit point à contredire les enseignements fondés sur la Loi divine. La vérité ne pouvant être contraire à la vérité, toute contradiction ne peut être qu’apparente et toujours susceptible d’être levée.
Interprétation du texte sacré à la lumière de la raison
Si, en effet, la spéculation démonstrative se trouvait en désaccord avec la Loi religieuse, il faudrait supprimer ce désaccord en interprétant la Révélation. L’interprétation consiste à dégager le sens figuré d’une expression qui, au sens propre, est en contradiction avec la philosophie. Ainsi, « quand la démonstration conduit à une conclusion en désaccord avec le sens extérieur de la Loi divine, ce sens extérieur admet l’interprétation suivant le canon de l’interprétation arabe ». Ce canon formule un certain nombre de règles : donner métaphoriquement à une chose le nom d’une chose semblable, ou de sa cause, ou de sa conséquence, ou d’une chose concomitante, ou user d’une autre métaphore couramment indiquée parmi les figures du langage, car interpréter veut dire faire passer la signification d’une expression du sens propre au sens figuré sans déroger à l’usage de la langue des Arabes. L’interprétation n’est pas requise seulement lorsque la démonstration philosophique contredit le sens littéral d’une formule révélée; elle est également requise lorsque les sens extérieurs de deux passages de l’Ecriture se contredisent. La distinction du sens extérieur et du sens intérieur est relative à la diversité dans le naturel des hommes et à leur différence de disposition par rapport à l’assentiment, tandis que les contradictions du sens extérieur avertissent les hommes d’une science profonde d’avoir à les concilier par l’interprétation.
Extrait du Dictionnaire de culture générale, PUF