Thème de culture générale et expression du BTS pour la session 2017:
L’identité individuelle se forme dans la mémoire. L’amnésie, ce n’est pas seulement la perte des souvenirs, c’est la perte de soi-même. Assumer ses propres souvenirs comme les siens, c’est très précisément ce qui définit l’identité. Avoir conscience du temps suppose en effet que les images que j’ai du passé soient bien les miennes, que je me reconnaisse comme "moi-même" dans mes souvenirs d’enfant. Quel est alors le statut du souvenir?
je me souviens : de quoi et comment?
La conscience du temps est évidemment liée au souvenir. « Je me souviens comme si c’était hier » : le souvenir est clair, vif, je n’ai aucun doute ! Les souvenirs permettent d’étalonner le temps passé. Les plus lointains se perdent : nous n’avons pas de souvenir de notre petite enfance, sauf quelques éclairs plus ou moins faciles à comprendre. Nous nous heurtons à l’incertitude du souvenir : cette ville où je suis passé voilà longtemps n’est plus du tout comme dans mon souvenir, dit-on, mais l’a-t-elle jamais été ? Toutes ces difficultés, banales, renvoient à l’interrogation sur le statut du souvenir. Nous avons tendance à définir le souvenir par les images que nous donne la vie concrète. Pour me souvenir, j’ouvre un album de photographies et je peux retrouver mes vacances de l’année passée, mes parents encore tout jeunes, etc.
Une vision toute mécaniste du souvenir s’impose : la perception stocke les images dans la mémoire et j’y accède comme j’accède à mon album photos. Cette conception mécaniste trouve un puissant renfort avec le modèle de l’ordinateur : mes souvenirs sont enregistrés dans mon disque dur personnel auquel j’accède pour les ramener dans la mémoire vive. Mais le mécanisme a le grave défaut d’éliminer toute perception du temps. Loin d’éclairer notre sujet, le mécanisme l’obscurcit.
Confronté à la question du souvenir, Bergson distingue tout d’abord deux genres de mémoire. La première procède de l’habitude et ne se distingue pas de l’apprentissage de mouvements corporels : j’apprends par cœur un poème ou une leçon comme j’apprends à nager, ou peu s’en faut. Par contre, l’image de la première lecture de ce poème ou de cette leçon va former un souvenir. Entre ces deux types de mémoire, Bergson établit non une différence de degré mais une différence de nature.
Quand je me souviens, je m'inscris dans la durée
Le souvenir, subjectivité totale, se conserve dans la durée, « substance dont l’essence même est de durer ». Ainsi, le passé coexiste toujours avec le présent qu’il a été. Le passé survit, il ne cesse pas d’être. L’Être ne se réduit pas à l’être-présent. Le présent agit, il est l’actif, l’utile, et, en ce sens il est toujours. Le passé inactif, inutile, est lui aussi. Mais il est l’en-soi de l’Être : il se conserve éternellement. La durée est donc la trame de l’être. Le souvenir pur n’a aucune existence psychologique : quand Bergson dit qu’il est « virtuel » ou « inconscient » (il ne faut pas entendre ce terme au sens freudien), cela signifie qu’il a une réalité non psychologique, seul le présent est « psychologique », le souvenir pur est de signification ontologique. Passé et présent sont deux éléments qui coexistent : le présent qui ne cesse de passer, le passé par lequel tous les présents passent et qui ne cesse jamais d’être. Ce passé pur ne suit pas le présent, il est au contraire la condition pour que le présent puisse passer : « la formation du souvenir n’est jamais postérieure à celle de la perception, elle en est contemporaine », le souvenir ne peut pas naître « s’il ne se crée pas au fur et à mesure de la perception même » (Énergie Spirituelle) comme l’ombre qui accompagne partout le corps.
Je me souviens: synthèse de textes
Texte1: Je me souviens pour écrire
Cette union du passé et de l’avenir est manifeste au sein de la création artistique. L’écriture poétique en effet naît selon Rilke de la conjugaison des souvenirs, de leur oubli et de leur retour.
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir penser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à des parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. II faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à- coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, au milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, coll. « Points », Éd. Seuil,1980, pp. 25-26.
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Texte 2: on se souvient pour retrouver son être
« L’attente est attention au futur. Or le futur n’est pas donné et ne peut être pour nous objet. Le corps ne se tend alors que vers l’absence, l’esprit doit se nourrir d’images imprécises, et non de souvenirs ou de sensations. L’énergie mise en jeu se disperse donc et nous agite. Le futur demande effort et tension, car il dépend de nous… (Cependant), il n’en dépend jamais tout à fait. L’esprit ne peut délimiter ses contours, le penser clairement, même par des images.
Aussi, dans l’attente, voyons-nous alterner représentations favorables et désespérantes. Le futur suscite la crainte, car il peut contenir le danger. Les espoirs même qu’il nous donne nous apparaissent comme menacés… Ici nul repos n’est possible ; l’acceptation du futur est toujours acceptation du risque, la pensée du futur est toujours angoisse…
La pensée du passé, au contraire, est sereine et apaisante. Le passé donné, nous le connaissons, il est pour nous image stable et objet de science certaine. Comment aimer l’avenir s’il n’est pour nous qu’absence, si nous ne savons pas ce qu’il sera ? Mais on peut aimer le passé puisqu’il est déterminé, puisqu’il s’offre comme chose… Il n’y a ici plus de danger pour notre action, plus d’incertitude pour notre esprit. Le passé ne contient plus de risque, et sa pensée est repos. Nous voici devant un réel qui ne peut que nous plaire, que nous pouvons revivre par mémoire sans effectuer l’effort qui nous empêcha jadis d’en goûter le prix, sans éprouver l’inquiétude qui nous dissimula la beauté des instants anciens lorsqu’ils étaient chargés de l’avenir qui allait les suivre. Et, alors que notre futur contient notre mort, le passé contient notre être… Comment s’étonner dès lors que nous préférions ce calme et cette joie aux incertitudes du risque, et cet être qui fût le nôtre à ce qui sera notre néant ? »
F. Alquié, Le désir d’éternité, PUF, 1947, p. 45-46 et 49-50.
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Texte 3 : souvenir volontaire et involontaire
Désespérant d’écrire faute de trouver une matière suffisante à la confection d’un roman, déçu des clichés uniformes que sa mémoire volontaire a conservés de sa vie, Proust se voit par hasard sauvé de son découragement par les révélations d’une autre mémoire, involontaire, paradoxalement plus fidèle que la première.
[…] J’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal equarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avait donné la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé […]. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés.
M. Proust, Le Temps retrouvé, coll. « La Pléiade », Éd.Gallimard, 1954, t. III, pp. 866-867.
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Texte 4 : Le souvenir, représentation ou action?
Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement ; il tient dans une intuition de l’esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m’empêche de l’embrasser tout d’un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu’il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu’en imagination, tous les mouvements d’articulation nécessaires : ce n’est donc plus une représentation, c’est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu’elle n’est représentée ; – je pourrais la croire innée, s’il ne me plaisait d’évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m’ont servi à l’apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d’elles.
Bergson, Henri, 1999, Matière et mémoire, PUF, réédition collection « Quadrige ».
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