Le personnage classique, conformément à l’étymologie, n’était qu’un masque (persona : « masque »), un porte-voix, l’incarnation de la clémence, de l’avarice ou de la jalousie... Le romantisme dissociait les élans sublimes de l’âme et les pesanteurs corporelles. Le naturalisme entend rendre au plus près la réalité physiologique du corps.
I - ZOLA : REHABILITER L’HOMME PHYSIOLOGIQUE
La hiérarchie des sens
Une hiérarchie implicite des sens travaille l’idéalisme dominant au XIXe siècle : la vue et l’ouïe, proches des fonctions intellectuelles, sont privilégiées. Le goût, l’odorat, le toucher - qui ravalent à la bête - sont marginalisés. Le naturalisme réintroduit de manière provocante les sens dévalorisés dans le roman : d’emblée, c’est en termes d’olfaction que Zola défend L’Assommoir, « le premier roman sur le peuple qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». Déclinant le thème de l’odeur sur une gamme qui va de la misère sociale à la misère physiologique, il note « l’odeur fade des logis de pauvres » et montre Coupeau « sur le trône » blaguant Gervaise : « T’as le nez solide, t’as pas peur de prendre une prise, toi ! »
Culture du corps et corps de classe
Cette dimension anale du corps, qui a fait de La Terre l’un des scandales du siècle, va de pair pour Zola avec une culture populaire de l’innocence charnelle : Maheu prend « son dessert » dans Germinal, la Maheude sort « au grand jour sa mamelle de bonne bête nourricière » et, à la fête de la Ducasse, « la bière arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d’ailleurs », les corps se mélangent dans une joie bruegelienne où l’on ne distingue plus que « le remuement des hanches et des gorges, au milieu d’une confusion de bras.»
Bien qu’il faille faire ici la part de l’idéologie et du fantasme, on doit à Zola d’avoir mis en évidence l’existence d’un corps de classe : au corps populaire, corps généreux débordant de tous les excès, exhibant sa démesure, comme la Mouquette dans Germinal, il oppose le corps petit-bourgeois (dont la grasse Lisa dans Le Ventre de Paris est l’emblème) et le corps bourgeois plié à toutes les disciplines et à toutes les hypocrisies comme dans Pot-Bouille : l’un convertit les pulsions sexuelles en nourriture, avec une préoccupation exclusive de la santé, complice de toutes les lâchetés sur lesquelles prospère l'Empire ; l’autre est obsédé par une sexualité qu’il réprime : on chasse de la maison l’ouvrier qui, une fois par mois, reçoit sa femme, mais Trublot, couche avec les bonnes...
Entre la bête humaine et la machine
Mais, en contrepoint du plaidoyer naturaliste contre le refoulement, se déploie une vision catastrophiste de la « bête humaine ». L’ancêtre archaïque qui éventre sa femelle pendant le rut revit en Jacques, le cheminot de La Bête humaine, et dans les paysans de La Terre, violeurs ou incestueux ; à l’inverse, le corps se mécanise dans les débordements ouvriers de la chair : telle une marionnette cassée, l’ombre de Gervaise fait la culbute dans la lumière des réverbères et Coupeuu, dévasté par l’alcool, joue « des quilles » dans un branle de machine à vapeur.
II - MAUPASSANT : UNE VISION INTIMISTE DU CORPS
Le corps dans tous ses états
Avant Zola, qui fera de l’accouchement de Lise dans La Terre une Origine du monde à la manière de Courbet, Maupassant décrit les couches de Rosalie : sous sa robe part « un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge étranglé qui suffoque »; Jeanne entend le même glouglou d’un « ventre qui se vide » brusquement » lorsqu’elle met son fils au monde, et c’est la même douleur d’entrailles pour la chienne tuée par l’abbé Tolbiac. Épisode exemplaire : le baron, en « maître d’école » rousseauiste croyant aux leçons de la nature, est au milieu des galopins qui « contempl[ent] cette naissance comme ils auraient regardé tomber des pommes ». L’abbé, réminiscence du frère Archangias de La Faute, incarne l’intolérance du spiritualisme chrétien face à la réalité physiologique du corps.
Pourtant une horreur instinctive écarte les hommes de la femme enceinte dans les romans de Maupassant : Julien n’a que dégoût pour Rosalie puis pour Jeanne ; Paul, dans Mont-Oriol, se détourne de Christiane dès qu’il apprend qu’elle sera mère, comme si la grossesse et l’accouchement ravalaient le désir humain aux instincts de la bête, ceux de la reproduction et de la continuation de l’espèce.
Corps-peau et conscience sexuée
Cependant Maupassant, malgré la misogynie liée à son pessimisme, analyse avec finesse le problème de l’altérité sexuelle. L’enfermement de chacun dans son propre sexe, symbolisé par l’isolement de Jeanne au couvent, rend problématique la découverte de l’autre : il faudra la magie de la garrigue corse pour que Jeanne fasse l’expérience de l’orgasme, car le corps est d’abord un corps- peau : Jeanne, au contact de la « jambe velue » de Julien, vit la dissonance de deux épidermes qui ne sont pas faits l’un pour l’autre. On retrouve dans Bel-Ami cette sensibilité répulsive ou fascinée à la peau de l’autre : M. de Varenne laisse tomber ses cheveux gras sur le bras de Madeleine en lui baisant la main, Duroy décline toutes les poignées de main, « sèche et chaude », « humide et froide, fuyante entre ses doigts », « froide et molle », « grasse et tiède », qu’il subit, et Mme de Marelle voudrait « palper » les filles pour « voir comment c’ [est] fait, ces êtres là »...
Corps image et cadavre de soi
D’emblée, le corps parle : il dénonce la gaucherie de Duroy, marchant « comme s’il venait de descendre de cheval », trahi par un pantalon qui couvre ses membres « par aventure ». Le trapéziste des Folies-Bergère incarne un idéal de maîtrise que démentent cheveux blancs et dents gâtées. Le corps, c’est aussi le cadavre de soi : Bel-Ami, apercevant sur son lit ses vêtements vides, y découvre des « hardes de la Morgue » ; aux côtés de son double, Forestier, il sentira le « souffle de charogne que les pauvres morts couchés [...] jettent aux parents qui les veillent »...
Conclusion : Bien que le naturalisme vise à réhabiliter le corps, ni Maupassant ni Zola ne parviennent tout à fait à l’apprivoiser. Il demeure une puissance terrifiante liée à l’énigme de l’inconscient.
Voir aussi:
Dissertation : La description dans le roman naturaliste de Zola et Maupassant
Dissertation: Le roman naturaliste de Zola et Maupassant entre vérité et illusion
Fiche : Le réalisme et le naturalisme (Seconde moitié du XIXe siècle)