1. Définition du poème en prose: 

L’expression « poème en prose » est paradoxale puisqu’elle réunit deux termes qui s’opposent : la prose, écriture libre, et la poésie, qui repose sur les contraintes du vers, des rythmes et des rimes. Les deux, pourtant, se combinent en un genre créé dans la première moitié du XIXe siècle.

C’est Baudelaire qui définit le mieux ce genre nouveau : « Une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. » 

2. Petite histoire du poème en prose 

Jusqu’au XIXe siècle, la poésie classique se diffé­rencie nettement de la prose : tout texte poétique est versifié et comporte des rimes. Les vers les plus employés sont l’alexandrin*, l’octosyllabe* et le décasyllabe*. Mais avec le Romantisme apparaît une exigence de liberté, qui donne naissance à un genre tout à fait nouveau. Celui-ci est illustré par Gaspard de la nuit, recueil de poèmes en prose d’A. Bertrand. Ces poèmes nouveaux influencent rapidement Baudelaire (Le Spleen de Paris), Rim­baud (Illuminations), Lautréamont (Les Chants de Maldoror), Mallarmé. Certains poètes du XXe siècle, Claudel, Char, Ponge, Michaux, adoptent ce genre.

3. Caractéristiques du poème en prose

Combinant deux genres spécifiques - prose et poésie - le poème en prose emprunte des carac­téristiques à l’un et à l’autre et les fait coexister.

La prose

Le poème en prose n’est ni versifié ni rimé. Sa pré­sentation graphique est celle d’un texte en prose de longueur variable, en un ou plusieurs para­graphes. « L’huître » ou « Le mimosa » de Ponge sont des textes brefs. D’autres sont plus longs. On reconnaît cependant le poème en prose à ce qu’il constitue une unité de sens ou de thème. Cette unité est soulignée par la présence d’un titre qui suggère un contenu ou une orien­tation d’écriture (récit, description, évocation), interpellation même, comme dans le texte de R. Char « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud »

La poésie

Elle joue un rôle important même si elle n’est pas immédiatement visible. On la trouve essentiellement dans la structure et dans le rythme.

  • Les effets de structure d’ensemble

Le poème en prose est parfois divisé en para­graphes. Chez A. Bertrand dans « Ondine », ces para­graphes sont séparés par des blancs et par un signe récurrent, une étoile. La structure, rendue visible par des paragraphes, est également soulignée par des reprises de termes (répétitions, anaphores) ou par des articulations logiques ou chronologiques. « Aube » retrace une évolution à la fois spatiale (changements de lieux) et temporelle (change­ments de temps) perceptible dans chaque para­graphe.

Dans « Tu as bien fait de partir Arthur Rim­baud » de René Char, la première expression figure de manière anaphorique au début du 3e paragraphe, comme un refrain. Le poème en prose est construit de manière aussi rigoureuse que le serait un poème rimé et versifié..

  • Les effets de rythme

Ils sont indissociables des effets de structure puisqu’ils sont liés à la construction des phrases. Lorsqu’elles sont brèves, elles sont parfois marte­lées comme des vers : Pourtant on peut l’ouvrir, c’est un travail grossier constituent des vers de 6 pieds (« L’huître »). « Aube » commence (J’ai embrassé l’aube d’été) et finit (Au réveil il était midi) par un octosyllabe. Ces phénomènes sont assez rares mais on trouve souvent des phrases longues et construites sur les rythmes ternaires ou sur des effets de reprise. Dans « Ondine », on observe une construction dans laquelle chaque élément cité prend appui sur l’élément précédent : Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque cou­rant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais.... Dans « Le mimosa » de Francis Ponge, la pre­mière phrase conduit de la présentation, Le voici..., au terme le mimosa, qui est le dernier du paragraphe. La ponctuation, les répétitions et l’organisation syntaxique concourent à la création d’un rythme original qui donne au poème en prose une musi­calité et une harmonie particulières.

4. Les thèmes de la poésie en prose

Pas plus que la poésie, le poème en prose n’a de thème réservé. Il aborde tous les domaines : le spectacle réaliste de la rue, la rencontre magique avec une nymphe des eaux : « Ondine » d’A. Bertrand, la présentation insolite d’un coquillage rece­lant peut-être un trésor : « L’huître » de Ponge, l’évo­cation d’un pays : R. Char (« Qu’il vive »), un moment privilégié de la journée : « Aube » de Rimbaud. Ce n'est donc pas son inspiration qui le caracté­rise, mais sa souplesse d’utilisation et d’adap­tation aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. Ainsi défini par Baudelaire, le poème en prose apparaît comme un mode d’expression privilégié capable de traduire ce qui relève du rêve et de l’inconscient.

5. Exemples de poèmes en prose 

Texte 1 : Aloysius Bertrand, "L'alchimiste", Gaspard de la nuit, 1842.

 

 

Rien encore ! — Et vainement ai-je feuilleté pendant trois jours et trois nuits, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle.

Non, rien, si ce n’est, avec le sifflement de la cornue étincelante, les rires moqueurs d’une salamandre qui se fait un jeu de troubler mes méditations.

Tantôt elle attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt elle me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.

Ou bien fourbit-elle son armure, c’est alors la cendre du fourneau qui souffle sur les pages de mon formulaire et sur l’encre de mon écritoire.

Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable, quand saint Éloi lui tenaille le nez dans sa forge.

Mais rien encore ! — Et pendant trois autres jours et trois autres nuits je feuilletterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle! 

Texte 2 : Charles Baudelaire, " Le vieux saltimbanque", Petits poèmes en prose, 1869

 

 

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire ». Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, — une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contre-temps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ? En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.

Texte 3 : Francis Ponge, "La pluie", Le Parti pris des choses - 1942

 

 

La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c'est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d'un grain de blé, là d'un pois, ailleurs presque d'une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d'un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d'un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu'au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière : il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d'une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s'est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s'arrête. Alors si le soleil reparaît tout s'efface bientôt, le brillant appareil s'évapore : il a plu. 

 

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