I- Le drame de Victor Hugo entre théorie et pratique 

1 - Vers et prose

Hugo n’est pas toujours resté fidèle à sa théorie du drame en vers. Après quatre œuvres en vers : Cromwell (1827), Hernani (1830), Marion de Lorme (1831) et Le Roi s'amuse (1832), il en donne trois en prose : Lucrèce Borgia, Marie Tudor (1833) et Angelo (1835), puis revient au vers avec Ruy Blas (1838) et Les Burgraves (1843). Ses meilleurs drames sont les drames en vers, surtout Hernani et Ruy Blas ; dans les pièces en prose ses tendances mélodramatiques s’exaspèrent sans être compensées par la poésie.

2. Le mélange des genres

Les drames en prose marquent aussi un recul du mélange des genres : ils sont uniformément Les éléments comiques étaient nombreux dans Cromwell et plus encore dans Marion de Lorme (IIIe acte et personnage de Saverny). Dans Hernani le mélange des genres devient moins sensible. Avant les pièces en prose, Le Roi s'amuse est déjà un drame noir, en dépit des plaisanteries de Triboulet, fou de François Ier ; son rôle montre d’ailleurs que l’alliance du sublime et du grotesque n’est pas identique à celle du comique et du tragique : ce bouffon est grotesque, mais, torturé dans son amour paternel, il est aussi tragique, et ne prête guère à rire (cf. Ruy Blas). Après les pièces en prose, Hugo réagit : de propos délibéré, il fait de Ruy Blas une illustration éclatante du mélange des genres. Cependant il renoncera de nouveau au comique dans un dernier drame tout épique, Les Burgraves.

II- Caractères  généraux  du drame romantique de Hugo                       

1 - L'action

Intrigue serrée, péripéties émouvantes, dénouement frappant : ces qualités dramatiques caractérisent le génie de Hugo même dans ses romans et sa poésie ; pourtant l’épreuve du théâtre lui est peu favorable. Parfois surchargée (Cromwell), l'action des drames manque souvent de vraisemblance : dans Hernani, le héros proclame sa volonté d’abattre le roi, mais lorsqu’il se trouve en face de lui, quelque incident vient toujours l’empêcher d’exécuter son dessein. D’une façon générale le hasard — un hasard fantasque, complaisant ou cruel —joue un rôle excessif ; il remplace le destin tragique, et c’est là le défaut du drame. Nous n’avons pas l’impression que les héros adhèrent à leur destinée : c’est le caprice du sort ou de l’auteur, non plus la fatalité antique ou la fatalité interne de leurs passions, qui rend compte de leurs épreuves et les conduit à la catastrophe.

Le support historique et la couleur locale ne suffisent pas à y remédier. L’intérêt du spectacle en est accru, mais il ne saurait suppléer à celui de l'action dramatique, de même que le pathétique ne remplace pas l'émotion tragique. Néanmoins l’intrigue, brillante, spectaculaire, riche en rebondissements, est de nature à enthousiasmer la jeunesse.

2. Les personnages 

Il en est de même des sentiments, ardents, romantiques, dessinés avec vigueur, mais qui n’atteignent pas à la profondeur d’analyse de la tragédie cornélienne ou racinienne. Les grandes figures historiques sont traitées avec désinvolture (Don Carlos dans Hernani) ou avec parti pris (Richelieu dans Marion de Lorme). Quant aux héros imaginaires, leurs passions sont émouvantes mais assez simplifiées. A la différence de Racine, Hugo, toujours hanté par les contrastes, a tendance à créer des héros tout bons ou tout mauvais, qui rejoindraient à la limite les types du mélodrame  : ainsi, dans Ruy Blas, Don Salluste est manifestement le traître. Dans Hernani, la transfor­mation morale de Don Carlos devenu Charles Quint paraît bien brusque, et beaucoup moins vraisemblable que le revirement d’Auguste dans Cinna.

3. La poésie

Mais le théâtre de Hugo est transfiguré par la poésie. Sans doute cette poésie n’est-elle pas proprement dramatique comme celle de Racine ; mais, lyrique ou épique, et même si parfois elle trahit une intervention un peu indiscrète de l’auteur, elle n’en fait pas moins le charme et la grandeur de ses principaux drames.

  • Le lyrisme

L’âme des héros est toute vibrante, comme celle de leur créateur. Ils chantent leur enthousiasme, leurs rêves, leur mélancolie, leur amour avec un lyrisme qui compense par son pouvoir de suggestion les imperfections de l’analyse. Les duos d'amour surtout, mêlant l’évocation de la nature à l’intimité des cœurs, ont des accents inoubliables. Parfois le lyrisme prend un autre visage, celui de la fantaisie, gaie ou rêveuse, capricieuse ou débridée : Hugo montre alors une verve étincelante, un humour où les gamineries n’excluent pas la poésie.

  • L’élément épique

Dans ses drames, Hugo illustre déjà la définition de l’épopée qu’il donnera plus tard : « C'est de l'histoire écoutée aux portes de la légende ». Il brosse de vastes fresques, très colorées, évoquant autour de l’action centrale toute une époque, tout un pays : la révolution d’Angleterre (Cromwell), la France sous Richelieu (Marion de Lorme), l’Espagne de Charles Quint (Hernani) puis une Espagne au bord de la décadence (Ruy Blas), le Moyen Age germanique, violent et grandiose, tel qu’il l’a imaginé en visitant les burgs rhénans (Les Burgraves.).

Parfois l’inspiration épique, d’ordinaire diffuse, se condense dans une grande tirade qui suspend l’action mais en élargit les résonances et présente en elle-même le plus vif intérêt moral et esthétique : c’est la méditation de Don Carlos au tombeau de Charlemagne (Hernani, IV, 2), ou l'invective de Ruy Blas aux ministres corrompus (Ruy Blas, III, 2).