1- Texte : "Familiale", Jacques Prévert, Paroles, 1946.

 

La mère fait du tricot

Le fils fait la guerre

Elle trouve ça tout naturel la mère

Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?

Il fait des affaires

Sa femme fait du tricot

Son fils la guerre

Lui des affaires

Il trouve ça tout naturel le père

Et le fils et le fils

Qu’est-ce qu’il trouve le fils ?

Il ne trouve rien absolument rien le fils

Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre

Quand il aura fini la guerre

Il fera des affaires avec son père

La guerre continue la mère continue elle tricote

Le père continue il fait des affaires

Le fils est tué il ne continue plus

Le père et la mère vont au cimetière

Ils trouvent ça naturel le père et la mère

La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires

Les affaires la guerre le tricot la guerre

Les affaires les affaires et les affaires

La vie avec le cimetière.

Jacques Prévert, Paroles.

II- Analyse du poème "Familiale" 

Ce bref poème associe, dans un raccourci saisissant, deux aspects essentiels du talent de Prévert : le sens inné de la contestation sociale et l’art d’utiliser le langage parlé à des fins satiriques.

L’ordre familial évoqué ici apparaît comme tout naturel -, en réalité, il n’est que le reflet d’un ordre politique et économique automatisé qui conduit inéluc­tablement à la mort, la mort du- fils dont la survie devrait pourtant être l’objectif principal de la cellule familiale toute entière. Ce texte se veut dénonciation d’un état de choses typique, comme le prouve notam­ment le recours constant au présent d’habitude inter­rompu seulement par un futur antérieur : quand il aura fini entraînant lui-même un futur simple : « il fera », lequel fixe d’avance le destin du fils. Celui-ci apparaît comme la victime consentante d’un état de fait consi­déré comme normal. L’effet total du morceau est d’autant plus frappant qu’il n’y a pas recours à l’invective, qu’il n’y a pas dénonciation mais exposition apparemment objective d’une situation. Le sens est donné par contraste implicite à tous les niveaux.

Le titre crée une certaine anticipation chez le lecteur, car il évoque l’atmosphère du foyer tout de détente, de tendresse, de sécurité et la première ligne renforce l’impression préliminaire, présentant une activité domestique sécurisante entre toutes : La mère fait du tricot. Impression rapidement contredite par la présen­tation du fils : Le fils fait la guerre. Dès la mise en place de la situation familiale à trois personnages, l’accent est mis sur leur valeur de type et non d’indi­vidu (emploi de l’article défini : le père, la mère, le fils). Le regard porté sur cette famille est tout exté­rieur comme dans une conversation à propos de connaissances communes. On peut imaginer qu’il s’agit là d’une conversation dans la rue, où l’on demande des nouvelles des uns et des autres.

Le langage parlé est présent avec ses tournures propres : ça, qu’est-ce que ? Chaque personnage est caractérisé d’emblée par l’activité à laquelle il s’adonne exclusivement et non par les rapports qu’il pourrait avoir avec les autres au sein de la famille. Chacun est ce qu’il fait et c’est tout. Ces activités sont toutes placées sur le même plan, quelle que soit leur nature ou leur importance ; tricot, affaires ou guerre sont des activités présentées comme équivalentes. L’accent est mis sur le côté mécanique des activités de la cellule familiale-type, rendu par la simplicité des constructions et la pauvreté voulue du vocabulaire. Les répétitions se succèdent sur un rythme de plus en plus rapide : fait, trouve, continue, malgré la présence d’un élément contradictoire, négatif absolu : Il ne continue plus (ligne 19). La mort du fils ne déclenche qu’une accélé­ration des réactions automatiques en chaîne où une seule activité prédomine : les affaires les affaires et les affaires, inexorablement génératrice d’un ordre où la vraie vie est exclue. L’effet écrasant d’engrenage tournant à vide est créé par ces répétitions. Vie automatique et mort s’engendrent inéluctablement : La vie [continue] avec le cimetière.

III- Pistes supplémentaires d'analyse du texte

  • Etudiez la manipulation des significations dans Fami­liale, à partir du son dominant dans ce poème. Faire la liste des mots où cette sonorité se retrouve et observez comment Prévert dissocie les connotations à fin de contraste.
  • Relevez les expressions où naturel est employé et expliquez comment Prévert obtient justement un effet contradictoire de déshumanisation.
  • Quelle est la valeur des négations dans ce texte ?
  • Exercice de transposition

A l’aide des mots-clé suivants : père, mère, fille, faire et terre, etc., fabriquez un psycho-drame d’après le modèle de Familiale, où l’humour et l’optimisme règlent la marche du texte.

  • Essai

Recherchez les textes dans lesquels Prévert traite des cimetières, des enterrements, des rites qui accompa­gnent la mort. Sur quels modes traite-t-il de ces sujets ? Pourquoi ?

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