Texte: Le mariage de Figaro V,3 (Le monologue de Figaro)

De « FIGARO seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre » à « …il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) »

Sous les arbres du parc, Figaro fait les cent pas en attendant le Comte et Suzanne. Persuadé de l’infidélité de sa femme, il se lance dans une diatribe contre l’éternel féminin, qui se transforme en une longue méditation sur «la bizarre suite d’événements » qui composent sa vie.

I - UN MONOLOGUE AUTOBIOGRAPHIQUE

La didascalie initiale annonce à la fois la forme du monologue (« Figaro seul ») et sa tonalité (« du ton le plus sombre »). Cette seconde précision est comiquement en accord avec les circonstances (« dans l’obscurité ») par un jeu sur les sens abstrait et concret de la notion d’assombrissement (atmosphère et humeur).

Le monologue est traditionnellement lié à l’action, qu’il s’agisse de la commenter (monologue «commentatif ») ou de la faire avancer en permettant au héros de prendre une décision au terme d’un débat intérieur (monologue « délibératif»). Ici, l’action (l’infidélité supposée de Suzanne, la morgue despotique du Comte) n’y est qu’un prétexte à brosser un tableau satirique de la société, et, dans un second temps, qui fait suite à l’extrait proposé, à s’interroger sur le sens de la vie humaine, à partir de l’expérience individuelle longuement retracée. Ce monologue a en effet une dimension autobiographique qui insère dans la pièce un morceau d’écriture proprement romanesque, une parenthèse à la durée incontrôlable, dont la longueur appartient au flot du récit et non à l’économie d’une intrigue.

II - LES PROCÉDÉS D’ANIMATION DU MONOLOGUE FIGARO

Ce morceau de bravoure est néanmoins animé par des procédés qui le transforment en un véritable spectacle, aux multiples tonalités. Deux apostrophes, la première à la « femme » en général, la seconde plus précisément adressée à « Monsieur le Comte » donnent à la tirade un public fictif que Figaro prend à parti par le biais d’une interrogation oratoire (« le tien est-il donc de tromper? ») ou d’un faux dialogue (avec le Comte, passage à la deuxième personne du pluriel, 1. 6 et 13).

L’abondance des exclamations permet de glisser de l’indignation (1. 1 et 5) au défi (1. 8 et 9). Les phrases inachevées, lourdes de sous-entendus, impriment au début de la tirade un rythme brisé, presque incohérent, qui traduit l’égarement de Figaro, submergé par la jalousie, et la colère.

L’énumération (« noblesse.., des places ») accélère le débit, tandis que l’ellipse du verbe permet des raccourcis frappants (« et moi, comme un benêt.., », « Du reste, homme assez ordinaire! ») qui procèdent de cet art de «la concentration des effets » dans lequel M. Larthomas voit l’une des caractéristiques du style de Beaumarchais (Le Langage dramatique, PUF, p. 286).

Une dernière interruption (« On vient.., c’est elle... ») réinsère le monologue dans le présent de l’action (attente de Suzanne et du Comte). L’hésitation sur le pronom (on, elle, personne) maintient ouvert un « suspens » que viendra combler la longue digression autobiographique.

III - LE ROMAN DE FIGARO

Annoncé par une phrase au rythme ample (1. 10 à 12) qui contraste avec le discours fragmenté qui précède, le récit de Figaro s’ouvre par une exclamation qui transforme son expérience personnelle en aventure exemplaire (« Est-il rien... »). D’emblée, il se place en dehors de la société dans une position marginale qui lui permet une grande mobilité (« fils de je ne sais pas qui »). Des bas-fonds au théâtre, l’itinéraire parcouru est une succession de renversements de situation l’enfance chez les bandits aboutit au désir d’être honnête, de longues études à une place de vétérinaire, puis au choix « d’un métier contraire », enfin, la carrière dramatique le mène à son point de départ, la prison à laquelle le destinait sa jeunesse hors-la-loi. La boucle est bouclée, et, contrairement au « picaro » traditionnel qui voit sa condition s’améliorer au fil de ses aventures, Figaro tourne en rond, marqué par une fatalité qui forge son tempérament et sa philosophie et qui le rend, comme il le dit ailleurs, « supérieur aux événements » (Barbier, I, 2).

IV - LA SATIRE SOCIALE DANS LE MONOLOGUE DE FIGARO

La pittoresque évocation de cette vie vagabonde est prétexte à une âpre critique de la société inégalitaire de l’Ancien Régime et de l’arbitraire qui la caractérise. L’insolente opposition « grand seigneur »/« grand génie », à propos du Comte, prélude à une « défense et illustration » du mérite face aux privilèges héréditaires (1. 9) de la noblesse.

La difficulté d’être roturier ressort de toutes les expériences accumulées par Figaro honnête, il est partout « repoussé », instruit, il n’obtient qu’un poste misérable, et le talent qu’ il lui a fallu pour « subsister» est infiniment supérieur à celui des politiques qui, eux, gouvernent des empires... Audacieuses revendications, qui rejoignent celles des Philosophes, et appellent un avenir où chacun verrait ses qualités reconnues, sans considération pour la « qualité » de sa naissance.



V - UN MONOLOGUE CONTRE L’INTOLÉRANCE ET LA CENSURE

L’une des cibles plus particulièrement visée par Figaro est la censure. On peut y lire le souvenir des avanies essuyées par Beaumarchais lui-même, et une allusion aux difficultés qu’il eut à faire jouer cette pièce. Mais une formule lapidaire présente sous forme de maxime générale cette expérience toute personnelle « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant ». Un terme moral (avilir) est mis en parallèle avec un terme se rapportant au physique (maltraiter) relayé par l’évocation qui suit « Mes joues creusaient ». Ce glissement met en valeur la souveraine liberté de « l’esprit », que célébrera la chanson finale de la pièce (V, 19), qu’aucune déchéa9ce ne peut atteindre. Seul le corps peut être soumis à la contrainte (voire à la torture). Affamé, emprisonné (« embastillé »), l’auteur jugé subversif devient le martyr d’une noble cause, la liberté. Avec une habileté consommée, Figaro-Beaumarchais tente de démontrer à son public que le meilleur moyen de désamorcer les idées nouvelles, c’est de les ignorer.

Deux formules générales concluent la première partie de ce monologue. La première (« sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ») utilise les ressources de la rhétorique parallélisme (des masses sonores de part et d’autre de la « césure », huit syllabes dans chaque partie; des sémantismes de « sans » et de «point »), construction en chiasme (« blâmer» et « éloge » se retrouvant opposés au centre de cette micro-structure). La seconde met en parallèle les « petits hommes » et les « petits écrits », l’animé et l’inanimé, le concret et l’abstrait. Cet effet de symétrie renvoie dos à dos les auteurs et leurs censeurs, dans une pirouette verbale dont le héros de Beaumarchais a le secret.