Qu'est-ce que le temps ?
« Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. »
Saint Augustin, Les Confessions, vers 400.
«Le temps est« le nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur. »
Aristote, Physique, IVe s. av. J.-C.
« Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. »
Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934.
Passé, présent, avenir
« Les dimensions du temps sont: 1. le passé, la présence comme supprimée, comme n'étant pas là; 2. l'avenir, la non-présence, mais déterminée à être là; 3. le présent, en tant qu'immédiat devenir et union des deux autres. »
Hegel, Propédeutique philosophique, 1840 (posthume).
« Comment donc ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. »
Saint Augustin, Les Confessions, vers 400.
« Nous rencontrons d'abord ce paradoxe : le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore, quant au présent instantané, chacun sait bien qu'il n'est pas du tout, il est la limite d'une division infinie, comme le point sans dimension. »
Sartre, L'Être et le Néant, 1943.
« Ce qu'on nomme le présent, c'est-à-dire l'événement en simultanéité, n'a jamais de consistance, il est pour s'évanouir, son être coïncide avec son évanescence. »
Sartre, Cahiers pour une morale, 1983 (posthume).
Temps et durée
« La durée vécue par notre conscience est une durée au rythme déterminé, bien différente de ce temps dont parle le physicien et qui peut emmagasiner, dans un intervalle donné, un nombre aussi grand qu'on voudra de phénomènes. »
Bergson, Matière et Mémoire, 1896.
Commentaire : La durée, telle que l'expérimente notre conscience, s'oppose au temps des physiciens.
« La pure durée pourrait bien n'être qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l'hétérogénéité pure.»
Bergson, Sur les données immédiates de la conscience, 1889.
« La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. »
Bergson, Id.
Le temps, forme a priori de la sensibilité
« ô Temps! Suspends ton vol! C'est le vœu du poète, mais qui se détruit par la contradiction, si l'on demande : "Combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol?"»
Alain, Éléments de philosophie, 1941.
« L'idée de temps est une intuition. Et puisqu'elle est conçue, avant toute sensation, comme la condition des rapports que l'on rencontre entre les choses sensibles, elle n'est pas elle-même une intuition d'origine sensible, mais une intuition pure. »
Kant, Dissertation de 1770, 1770.
Commentaire : Le temps, de même que l'espace, n'est pas une idée tirée de l'expérience ; il est d'une certaine manière antérieur à toute expérience. En effet, je ne peux percevoir aucun événement, aucun objet en dehors du cadre temporel; celui-ci constitue la forme en laquelle tout objet peut être perçu. Le temps est donc la condition de notre intuition sensible, par laquelle les objets nous sont donnés dans l'expérience.
« Le temps est [...] donné a priori. En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »
Kant, Critique de la raison pure, 1781.
« Le temps n'est pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept général, mais une forme pure de l'intuition sensible.»
Kant, Id.
«Je ne suis pas dans l'espace et dans le temps, je ne pense pas l'espace et le temps; je suis à l'espace et au temps, mon corps s'applique à eux et les embrasse. »
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945.
L'homme prisonnier du temps
« L'étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance. »
Lagneau, Célèbres leçons et Fragments, 1950 (posthume).
« C'est l'homme tout entier qui est le temps incarné, un temps à deux pattes, qui va, qui vient et qui meurt: aussi l'homme n'a-t-il aucune prise sur le temps; nous ne pouvons que substituer au temps ce qui n'est pas lui, le confondre avec ces compteurs sociaux que sont les horloges et les calendriers. »
Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé, 1978.
Commentaire : Nous ne pouvons penser le temps. Toutes nos pensées déjà s'inscrivent dans le temps, lequel est, selon Jankélévitch,« consubstantiel à notre pensée, à notre existence, à tous nos actes». Quant aux horloges et aux calendriers, même s'ils disparaissaient définitivement de la surface de la terre, le temps continuerait de s'écouler.
« Le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac. À l'enfant la royauté. »
Héraclite (VIe S. av. J.-C.), cité par Hippolyte.
Commentaire : Le temps est le maître de notre existence. S'il la veut courte, elle sera courte ; s'il la veut longue, elle sera longue. Entre ses mains, nous sommes comme les pions d'un jeu auquel nous n'avons aucune part. Nous sommes prisonniers du temps.
Devenir et éternité
« On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »
Héraclite (VIe S. av. J.-C.), cité par Platon dans le Cratyle.
Commentaire : Comme les eaux du fleuve, tout ce qui est est en perpétuel mouvement. Tout change; rien ne demeure. C'est la formule du mobilisme universel.
« Tous les êtres que tu vois, tu les vois tant que la nature qui gouverne l'univers ne les changera pas encore et ne fera pas de leur substance d'autres êtres et, à nouveau, de la substance de ceux-là d'autres encore, afin que le monde soit toujours nouveau. »
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IIe S. apr. J.-C.
« Ce serait péché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu'il fut ou qu'il sera. »
Montaigne, Essais, 1580-1588.
Commentaire : En effet, parler de Dieu au passé ou au futur n'a guère de sens, car l'existence de Dieu ne s'inscrit pas dans le temps. L'être de Dieu ne peut être affecté par les changements et les altérations que connaissent les êtres temporels. L'éternité place Dieu hors du temps : il est ainsi le seul qui soit véritablement, « d'une éternité immuable et immobile », sans naissance ni fin.
« Nous disons [de la substance éternelle] qu'elle était, qu'elle est, qu'elle sera, alors qu'elle est est le seul terme qui lui convienne véritablement. »
Platon, Timée, IVe s. av. J.-C.
Commentaire : Le passé, le présent et l'avenir sont des catégories du devenir, non de l'éternité immuable et immobile.
« Si l'on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l'intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent. »
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921.
La mémoire et l'oubli
« Imaginez l'exemple extrême : un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un devenir; celui-là ne croirait pas à son propre être, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. »
Nietzsche, Considérations inactuelles, 1873-1876.
« Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli. »
Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.
« Nous n'avons pas encore totalement oublié ce que nous nous souvenons d'avoir oublié. Nous ne pourrions pas rechercher un souvenir perdu si l'oubli en était absolu. »
Saint Augustin, Les Confessions, vers 400.
Commentaire : C'est là le paradoxe de la mémoire: dans l'oubli même, tout n'est pas oublié. Le fait que nous fassions parfois appel à notre mémoire pour retrouver un événement passé que nous avons « oublié » prouve qu'il demeure bien une trace de cet événement. Autrement, nous n'aurions même pas conscience de l'avoir oublié.
« Se souvenir de tout serait, en bien des circonstances, aussi fâcheux que ne se souvenir de rien; il faudrait, pour nous rappeler une portion déterminée de notre passé, exactement le temps qu'il fallut pour la vivre, et nous ne viendrions jamais à bout de penser. »
William James, Principes de psychologie, 1890.
La mémoire-habitude,« fixée dans l'organisme, n'est point autre chose que l'ensemble des mécanismes intelligemment montés qui assurent une réplique convenable aux diverses interpellations possibles. »
Bergson, Matière et mémoire, 1896.
Commentaire : Quand on me demande mon numéro de téléphone, je le donne mécaniquement, sans faire aucun effort pour m'en ressouvenir. En effet, je l'ai communiqué tant de fois que je le connais« par cœur». Ainsi ce souvenir a bien toutes les caractéristiques de l'habitude.
La mémoire-souvenir « retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu'ils se produisent, laissant à chaque fait sa place, et par conséquent lui marquant sa date, se mouvant bien réellement dans le passé définitif, et non pas, comme la première [la mémoire-habitude], dans un présent qui recommence sans cesse. »
Bergson, Id.
Commentaire : Si l'on me demande comment j'ai réussi à apprendre mon numéro de téléphone, là je dois réfléchir. Je dois précisément faire appel à ma mémoire pour retrouver mes premières hésitations, les procédés mnémotechniques dont je me suis servi, les endroits où j'ai commencé par noter mon numéro ... Tous ces souvenirs sont datés et appréhendés comme des événements du passé. Seule la mémoire que je mobilise de cette façon est la mémoire vraie.