Lecture analytique: texte extrait de la préface de Tartuffe de Molière
Objectifs : Identification et analyse du texte argumentatif - énonciation - arguments et objections - fonctions de la comédie.
Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la matière ; et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et, d’un bout à l’autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.
Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C’est une proposition qu’ils ne font que supposer, et qu’ils ne prouvent en aucune façon ; et, sans doute, il ne serait pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisait partie de leurs mystères ; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fêtes où la comédie ne soit mêlée ; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d’une confrérie à qui appartient encore aujourd’hui l’hôtel de Bourgogne ; que c’est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi ; qu’on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d’un docteur de Sorbonne ; et, sans aller chercher si loin, que l’on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. de Corneille[1], qui ont été l’admiration de toute la France.
Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l’État, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule.
Molière, Préface de Tartuffe, 1669.
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1. La thèse de Molière et celle de ses adversaires
Le début du premier paragraphe comporte tout un vocabulaire touchant d’une part à la morale, d’autre part à la religion et, enfin, au théâtre.
Le vocabulaire touchant à la morale regroupe les mots intentions, innocentes (l. 2). Il est question du théâtre à travers les mots art et personnage (l. 3 et 4). Le thème de la religion apparaît à travers les mots révérer (l-2), hypocrite, vrai dévot (l. 4). La lecture du premier paragraphe montre aussi l’importance des négations et des affirmations. Dans l’utilisation des trois lexiques, on peut remarquer l’emploi polysémique du verbe jouer (l. 2) qui signifie à la fois « représenter sur scène » et « se moquer de ».
La manière dont ces trois éléments, religion, théâtre et morale, se trouvent associés dans le premier paragraphe fait apparaître que Molière se défend d’une accusation d’immoralité, qu’il réfute en utilisant des négations (ne tend nullement, l. 3), accusation qui constitue d’ailleurs la thèse de ses adversaires. Le paragraphe donne ainsi de manière simultanée les deux thèses, l’une étant une accusation et l’autre une réponse négative :
■ Thèse des adversaires de Molière : le dramaturge s’est moqué de la religion en mettant en scène, dans une comédie, un dévot et en le ridiculisant.
■ Thèse de Molière : il n'a pas ridiculisé la religion (les choses qu’on doit révérer, l. 2), et n’a pas faire rire de thèmes graves. Il a, au contraire, fait en sorte qu’il n’y ait aucune confusion possible entre un vrai et un faux dévot, les deux personnages étant représentés dans Tartuffe, comme le suggère l’emploi des articles définis, l’hypocrite, du vrai dévot (l. 4).
2. L’argumentation de Molière dans le premier paragraphe
L’argumentation développée par Molière est inscrite dans la thèse, lorsque se trouve affirmée la volonté de différencier l’hypocrite du vrai dévot. Ce que Molière développe est l’expression tout l’art et tous les soins (l. 3), c’est-à-dire la manière dont il a montré la vérité de son personnage et l’a différencié d’un croyant authentique et il le fait en renvoyant à la structure de la pièce. L’allusion aux deux actes entiers utilisés à préparer l’arrivée de Tartuffe fait référence à l’originalité de la composition de Tartuffe : le personnage principal n’arrive en effet qu’au début de l’acte III. L’idée d’une différence qui saute aux yeux entre vrai et faux dévots est soulignée avec insistance par les mots et expressions : ne tient pas... en balance (l. 5), caractère d’un méchant homme (l.7) et par des doubles négations catégoriques il ne dit pas... il ne fait pas... qui ne (l. 6), équivalant à des affirmations (tout ce qu’il dit, ce qu’il fait...). L’emploi du mot scélérat est également là pour montrer le jugement que Molière a du personnage : le mot a des connotations religieuses et morales très négatives.
3. Les objections de la partie adverse et l’argumentation en réponse
Au début du second paragraphe, on observe une modification en ce qui concerne l’énonciation. L’apparition de locuteurs différents, ces messieurs auxquels Molière donne la parole, mais pas au style direct, par l’expression tachent d’insinuer que... indique l’expression d’un point de vue qui appartient à d’autres que Molière ; ce point de vue est donné à la ligne 9 et peut se reformuler ainsi : le théâtre n’a pas pour fonction de s’occuper de problèmes de religion. L’expression ces matières renvoie à ce qui a été évoqué dans le premier paragraphe, à travers tous les termes du lexique religieux et du lexique moral.
La réponse de Molière vient immédiatement sous une double forme, demande de preuves (l. 10), puis preuves du contraire, données dans un exposé qui associe théâtre et religion, et qui constitue une argumentation. On peut en effet remarquer les différents rapprochements théâtre / religion :
■ Origines de la comédie : religion et mystères (dans l’Antiquité, l. 11).
■ En Espagne : comédie et religion se mêlent à l’occasion des fêtes (l.12).
» En France : la comédie a pour origine les Confrères de la Passion (l. 13) ; elle était jouée pour représenter les mystères de la religion.
■ Des comédies ont été écrites par un docteur en théologie (allusion à la Sorbonne).
■ Corneille est l’auteur de pièces sacrées.
On remarque ainsi dans cette préface cinq alliances de la religion et du théâtre qui soulignent, dans la double tradition du théâtre et de la religion, non seulement une compatibilité, mais une relation très étroite : relation de cause à effet (origine), théâtre mis au service de la religion, religion nourrissant l’inspiration théâtrale. On remarque qu’il s’agit constamment de la comédie, citée à la ligne 12, le terme (au singulier ou au pluriel) étant repris de manière insistante aux lignes 15 et 17. Il n’y a que pour Corneille que le mot n’est pas employé. Il est intéressant de remarquer que Molière n’annonce pas ici sous forme de thèse le développement sur les relations théâtre / religion, que d’autre part il ne reprend pas de manière synthétique les cinq points énoncés, et qu’enfin, ces cinq points sont des exemples historiques servant d’arguments.
L’argumentation donnée en réponse à une objection prévue, énoncée et ainsi réfutée, consiste à puiser dans la tradition historique du théâtre pour rappeler que celui-ci a toujours, depuis ses origines antiques, été associé à la religion et que la thèse selon laquelle le théâtre n’a pas pour rôle de s’occuper de problèmes religieux ne tient pas. I L’efficacité de la démonstration vient de l’énumération chronologique et de la récurrence d’une structure syntaxique qui consiste à accumuler des propositions introduites par que ou et que (11. 13, 14, 15, 17, 19). On note même la proposition intermédiaire, que c’est un lieu qui fut donné, permettant de développer, avec force, le troisième exemple (la France). Cette efficacité vient aussi de ce que Molière ne donne pas d’arguments personnels, mais fait reposer sa défense sur j une réalité constatable par tous. C’est d’ailleurs ce qu’il annonce dans l’expression il ne serait pas difficile de leur faire voir... Cette défense n’est pas personnelle ; elle est historique et littéraire.
4. Rôle du dernier paragraphe
Le lexique dominant du dernier paragraphe de cet extrait de la préface de Tartuffe est celui de la morale, corriger, vices, vertu, correction, sérieuse morale, reprend, défauts, atteinte, vices, risée. On observe une forte concentration de termes renvoyant, d’une part, aux défauts et, d’autre part, à leur correction. Le tout début du paragraphe fait référence, sous forme hypothétique, à la comédie. L’ensemble a pour objectif de rappeler, d’une part, la fonction morale du théâtre, définie par Horace, catigat ridendo mores, et, d’autre part, l’étendue de son champ d’application (pas de vices susceptibles d’y échapper). Le paragraphe contient ainsi trois idées force : la fonction morale de la comédie, les dangers politiques et sociaux de l’hypocrisie, et la manière dont agit le théâtre, par la satire, en faisant rire, en ridiculisant les vices.
Conclusion-bilan de l'analyse
L’extrait de la préface de Tartuffe donné ici permet d’abord une approche du texte argumentatif, avec le problème de la coexistence de deux thèses, mais d’un seul locuteur reprenant habilement le point de vue adverse pour le contrer. L’argumentation donnée dans une préface permet de s’interroger sur les fonctions de ce genre de texte, placé avant une œuvre, mais composé la plupart du temps après, en réponse à des accusations. L’intérêt du texte est enfin de mettre en place un historique du théâtre, à partir duquel on peut mener différentes recherches, et de poser une fonction importante et traditionnelle du théâtre, notamment de la comédie. Il y a là matière à une étude sur l’importance de la tradition issue de l’Antiquité.
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