Vous présenterez, en 250 mots (tolérance de 10% en plus ou en moins), une synthèse des trois textes ci-dessous, en confrontant, sans aucune appréciation personnelle et en évitant autant que possible les citations, les divers points de vue exprimés par leurs auteurs.
Corpus:
Henri Bergson (1859-1941), L’évolution créatrice, 1907;
Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, pp. 111-113;
Erwin Schrödinger (1887 -1961), Science et humanisme, 1950, traduction de J. Ladrière, Points Seuil, 1992, pp. 22-25
Texte 1 : Henri Bergson (1859-1941), L’évolution créatrice, 1907;
« […] La science moderne, comme la science antique, procède selon la méthode cinématographique. Elle ne peut faire autrement ; toute science est assujettie à cette loi. Il est de l'essence de la science, en effet, de manipuler des signes qu'elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus grande et leur efficacité plus haute ; ils n'en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l'esprit. Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l'avantage de se manipuler sans peine.
Mais laissons de côté les procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l'objet essentiel de la science ? C'est d'accroître notre influence sur les choses. La science peut être spéculative dans sa forme, désintéressée dans ses fins immédiates : en d'autres termes, nous pouvons lui faire crédit aussi longtemps qu'elle voudra. Mais l'échéance a beau être reculée, il faut que nous soyons finalement payés de notre peine. C'est donc toujours, en somme, l'utilité pratique que la science visera. Même quand elle se lance dans la théorie, la science est tenue d'adapter sa démarche a la configuration générale de la pratique. Si haut qu'elle s'élève, elle doit être prête à retomber dans le champ de l'action, et à s'y retrouver tout de suite sur ses pieds. Ce ne lui serait pas possible, si son rythme différait absolument de celui de l'action elle-même.
Or l'action, avons-nous dit, procède par bonds. Agir, c'est se réadapter. Savoir, c'est-à-dire prévoir pour agir, sera donc aller d'une situation à une situation, d'un arrangement à un réarrangement. La science pourra considérer des réarrangements de plus en plus rapprochés les uns des autres ; elle fera croître ainsi le nombre des moments qu'elle isolera, mais toujours elle isolera des moments. Quant à ce qui se passe dans l'intervalle, la science ne s'en préoccupe pas plus que ne font l'intelligence commune, les sens et le langage : elle ne porte pas sur l'intervalle, mais sur les extrémités. La méthode cinématographique s'impose donc à notre science, comme elle s'imposait déjà à celle des anciens.
Texte 2 : Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, pp. 111-113;
« […] Finalement vous me direz s'il en est ainsi, quel est alors, au fond, l'apport positif de la science à la « vie » pratique et personnelle ? Cette question met à nouveau sur le tapis le problème de la « vocation » de la science en elle-même. Premièrement la science met naturellement à notre disposition un certain nombre de connaissances qui nous permettent de dominer techniquement la vie par la prévision, aussi bien dans le domaine des choses extérieures que dans celui de l'activité des hommes. Vous me répliquerez : après tout, cela n'est rien d'autre que la marchande de légumes du jeune Américain. Tout à fait d'accord. En second lieu, elle nous apporte quelque chose que la marchande de légumes ne peut à coup sûr nous donner : des méthodes de pensée, c'est-à-dire des instruments et une discipline. Vous me rétorquerez peut-être qu'il ne s'agit plus cette fois-ci de légumes, mais de quelque chose qui n'est qu'un moyen pour se procurer des légumes. Soit ! Admettons-le en attendant. Mais nous ne sommes heureusement pas encore arrivés au bout du compte. Nous sommes encore en mesure de vous aider à y trouver un troisième avantage : la science contribue à une œuvre de clarté. À condition évidemment que nous, savants, nous la possédions d'abord nous-mêmes. S'il en est ainsi, nous pouvons vous indiquer clairement qu'en présence de tel problème de valeur qui est en jeu on peut adopter pratiquement telle position ou telle autre - je vous prie, pour simplifier, de prendre des exemples dans les situations sociales auxquelles nous avons à faire face.
Quand on adopte alors telle ou telle position il faudra, suivant la procédure scientifique, appliquer tels ou tels moyens pour pouvoir mener à bonne fin son projet. Il peut arriver qu'à ce moment-là les moyens présentent par eux-mêmes un caractère qui nous oblige à les refuser. Dans ce cas il nous faudra justement choisir entre la fin et les moyens inévitables que celle-ci exige. La fin « justifie-t-elle » les moyens on non ? Le professeur peut seulement vous montrer la nécessité de ce choix, mais il ne peut faire davantage s'il se limite à son rôle de professeur et s'il ne veut pas devenir un démagogue. En outre, il peut également vous indiquer que, lorsque vous voulez, telle ou telle fin, il faudra consentir à telles on telles conséquences subsidiaires qui en résulteront suivant les leçons de l’expérience. Dans ce cas peuvent alors se présenter les mêmes difficultés qu'à propos du choix des moyens. A ce niveau nous n'avons pourtant affaire qu'à des problèmes qui peuvent également se présenter à n'importe quel technicien ; celui-ci est contraint, dans de nombreux cas, de se décider selon le principe du moindre mal ou celui du relativement meilleur. Avec cette différence cependant : une chose est d'ordinaire donnée préalablement au technicien, et même la chose capitale, le but. Or lorsqu'il s'agit de problèmes fondamentaux, le but ne nous est pas donné.
Grâce à cette remarque nous pouvons définir maintenant l'ultime apport de la science au service de la clarté, apport au-delà duquel il n'y en a plus d'autres. Les savants peuvent - et doivent - encore vous dire que tel ou tel parti que vous adoptez dérive logiquement, et en toute conviction, quant à sa signification, de telle ou telle vision dernière et fondamentale du monde. Une prise de position peut ne dériver que d'une seule vision du monde mais il est également possible qu'elle dérive de plusieurs, différentes entre elles. Ainsi le savant peut vous dire que votre position dérive de telle conception et non d'une autre. Reprenons la métaphore que nous avons utilisée tout à l'heure. La science vous indiquera qu'en adoptant telle position vous servirez tel Dieu et vous offenserez tel autre parce que, si vous restez fidèles à vous-mêmes, vous en viendrez nécessairement à telles conséquences internes, dernières et significatives. Voilà ce que la science peut apporter, du moins en principe. C'est également cette œuvre que cherchent à accomplir la discipline spéciale qu'on appelle philosophie et les méthodologies particulières aux autres disciplines. Si nous sommes, en tant que savants, à la hauteur de notre tâche (ce qu'il faut évidemment présupposer ici), nous pouvons alors obliger l'individu à se rendre compte du sens ultime de ses propres actes, ou du moins l'y aider. Il me semble que ce résultat n'est pas tellement négligeable, même en ce qui concerne la vie personnelle »
Texte 3 : Erwin Schrödinger (1887 -1961), Science et humanisme, 1950, Points Seuil, 1992, pp. 22-25
« Quelle est la valeur de la recherche scientifique ? Chacun sait que de nos jours, plus que jamais, tout homme ou toute femme qui désire apporter une contribution originale à l'avancement de la science doit se spécialiser : c'est-à-dire intensifier son propre effort en vue d'apprendre ce que l'on connaît dans un certain domaine étroit et ensuite essayer d'augmenter l'ensemble de ces connaissances par son propre travail - par des études, des expériences et de la réflexion. Lorsqu'on est engagé dans une activité spécialisée de ce genre, il est naturel que l'on s'arrête à certains moments pour s'interroger sur l'utilité de ce que l'on fait. Le développement de la science dans un domaine étroit a t-il quelque valeur en lui-même ? La masse totale des résultats obtenus dans les différentes branches d'une seule science par exemple la physique, ou la chimie, ou la botanique, ou la zoologie a-t- elle quelque valeur en elle-même ? Ou peut-être est-ce l'ensemble des résultats de toutes les sciences qui a une valeur et quelle est cette valeur ?
Un grand nombre de personnes, en particulier celles qui n'ont pas un intérêt profond pour la science, sont portées à répondre à cette question en évoquant les conséquences pratiques qu'ont entraînées les acquisitions de la science : elles ont transformé la technologie, l'industrie, l'art de l'ingénieur, etc., en fait elles ont modifié de façon radicale, en moins de deux siècles, tout notre mode de vie, et elles permettent d'escompter des changements nouveaux, et même plus rapides pour les années à venir. Mais il est peu d'hommes de science qui se déclareront d'accord avec cette conception utilitariste de leur effort. Les questions de valeur sont évidemment les plus délicates; il est presque impossible de présenter, en ce domaine, des arguments irréfutables.
Cependant, permettez-moi de vous donner les trois principales raisons au moyen desquelles j'essaierais de m'opposer à cette opinion. D'abord, je considère que les sciences de la nature se trouvent largement sur le même plan que les autres types de savoir […] cultivés dans nos universités et dans les autres centres qui travaillent à l'avancement de la connaissance. Voyez ce qu'est l'étude ou la recherche en histoire, en philologie, en philosophie, en géographie, en histoire de l'art - qu'il s'agisse de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l'architecture -, en archéologie ou en préhistoire ; personne ne voudrait attribuer pour but principal à ces activités l'amélioration pratique des conditions de la société humaine, bien qu'elles entraînent très fréquemment des améliorations de ce genre. Je ne puis admettre que la science ait, sous ce rapport, un statut différent. D'autre part (et ceci est mon second argument), il y a des sciences de la nature qui n'ont visiblement aucune portée pratique pour la vie de la société humaine : l'astrophysique, la cosmologie et certaines branches de la géophysique. Prenez par exemple la sismologie. Nous connaissons assez sur les tremblements de terre pour savoir qu'il y a très peu de chance de faire des prédictions correctes à leur sujet, au point de pouvoir inviter les habitants des régions menacées à quitter leurs habitations, comme on invite les chalutiers à revenir lorsqu'une tempête approche. [...] En troisième lieu, je tiens pour extrêmement douteux que le bonheur de la race humaine ait été augmenté par les développements techniques et industriels qui ont suivi l'éveil et le progrès rapide des sciences. Je ne puis ici entrer dans des détails et je ne veux pas parler du développement futur : l'infection de la surface terrestre par la radioactivité artificielle, avec les conséquences terrifiantes que cela entraînerait pour notre race [...].
Mais tournons-nous vers des aspects moins obscurs de l'activité humaine. Vous pourriez me demander- vous êtes obligés de me demander maintenant : quelle est donc selon vous, la valeur des sciences de la nature ? Je réponds : leur objet, leur but et leur valeur sont les mêmes que ceux de n'importe quelle autre branche du savoir humain. Bien plus, il faut dire qu'aucune d'elles, prise seule n'a d'objet ou de valeur ; seule l'union de toutes les sciences a un but et une valeur. Et on peut en donner une description très simple : c'est d'obéir au commandement de la divinité de Delphes, "connais-toi toi-même". Ou, pour l'exprimer dans le discours bref et impressionnant de Plotin (Ennéades, VI, 4, 14) : "et nous, qui sommes-nous en définitive ?". Il continue : "Peut-être étions-nous déjà là avant que cette création ne vînt à l'existence, êtres humains d'un autre type, ou même quelques espèces de dieux, âmes et esprits purs unis avec la totalité de l'univers, parties d'un monde intelligible, non séparées et retranchées mais unies au tout ". Je suis né dans un environnement - je ne sais d'où je suis venu ni où je vais ni qui je suis. C'est ma situation comme la vôtre, à chacun d'entre vous. Le fait que chaque homme a toujours été dans cette situation et s'y trouvera toujours ne m'apprend rien. Tout ce que nous pouvons observer nous-mêmes à propos de la brûlante question relative à notre origine et à notre destination, c'est l'environnement présent. C'est pourquoi nous sommes avides de trouver à son sujet tout ce que nous pouvons. Voilà en quoi consiste la science, le savoir, la connaissance, voilà quelle est la véritable source de tout effort spirituel de l'homme. Nous essayons de découvrir tout ce que nous pouvons au sujet du contexte spatial et temporel dans lequel notre naissance nous a situés. Et dans cet effort, nous trouvons de la joie, nous le trouvons extrêmement intéressant. Ne serait-ce pas là le but pour lequel nous sommes ici ? Il faut le dire, bien que cela paraisse clair et évident : la connaissance isolée qu'a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n'a en elle-même aucune valeur d'aucune sorte ; elle n'a de valeur que dans la synthèse qui la réunit à tout le reste de la connaissance et seulement dans la mesure où elle contribue réellement, dans cette synthèse, à répondre à la question : "Qui sommes-nous ? »
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Corrigé de la synthèse
Exemple de synthèse rédigée : De la valeur et des objectifs de la science
Certes, la science ne cesse d’évoluer, mais sa valeur est différemment appréhendée. Trois approches en précisent la valeur : celle d’un philosophe, d’un sociologue, et d’un physicien Aujourd’hui, l’objectif principal de la science consiste, selon Bergson, à étendre notre emprise sur l’univers. C’est donc l’utilité pratique qui est ici privilégiée. Weber, lui, s’interrogeant sur l’apport positif de la science, estime qu’il est triple : des connaissances pratiques, une méthode de pensée et une vision claire. Enfin, pour Schrödinger, le développement des connaissances et la contribution au progrès scientifique exigent que les chercheurs, conscients [100] de leurs tâches, se spécialisent. Toutefois, si Bergson n’insiste que sur l’évolution constante de la science et l’adaptation de sa démarche à la pratique, Weber et Schrödinger mènent une réflexion encore plus poussée. Ainsi, pour le premier, la science nous dote de méthodes de pensée et nous informe sur les choix à faire, sachant que les décisions que nous prenons restent cruciales. Le second penseur rejette toute conception utilitariste de la science. Aussi, niant tout apport positif de quelques disciplines et limitant les bienfaits de quelques autres, ne considère-t-il que la somme globale des connaissances provenant [200] de recherches spécialisées. En somme, Bergson voit l’objectif principal de la science dans son évolution continue et sa réadaptation aux circonstances, Weber dans la conscience éthique qu’elle éveille en nous et Schrödinger dans la somme globale du savoir susceptible de nous renseigner sur notre origine et notre destinée.
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