Le paradoxe du sixième sens

S’il fallait parler du sixième sens, nous ne manquerions pas d’éprouver un certain embarras, une honte diffuse pour ce qui peut passer pour une croyance ridicule. Superstition ou prétention de celui qui se veut tant original, le sixième sens apparaît d’abord comme un pouvoir extraordinaire. Celui de connaître, plus peut-être de savoir, de détenir un savoir mais par un sens, cela ne désignant que l’immédiateté du contact, l’illumination par la clarté de la présence. Il y a donc dans l’idée de sixième sens, le paradoxe d’un savoir d’ordre et de raison, par exemple l’existence d’un événement à venir, descriptible et historiquement repérable, d’une part et, d’autre part, le moyen : un sens, c’est-à-dire ce qui légitimement ne peut donner qu’un sentiment, qu’une impression, une émotion dans le partage traditionnel des relations de l’homme au monde! Ainsi le sixième sens nous pose le problème de la synthèse de la connaissance, celle qui serait à la fois intelligente et pourtant sensible, qui serait connaissance suffisante et pourtant sans raisons! En une question, ce sixième sens est-il déjà pensable?

 I. Le sixième sens est l’expression de substitution aux mystères de laconnaissance

La première chose à dire pour que la réflexion soit saine, c’est que cette expression recouvre du mystère. Elle ne porte qu’une incertitude. Nous nous proposons d’examiner non pas un objet, serait-il résistance à la connaissance, mais un non-sens.

En effet l’idée de sixième sens renvoie à du non-sens. C’est le sens (signification) du non-sens, c’est-à-dire de ce qui ne devrait pas se passer. Le sixième sens est d’abord une anomalie dans le champ de la connaissance, une sorte de don, irrégulièrement réparti chez les hommes, dispensé par on ne sait quelle règle, ni de l’ordre de l’intelligence, ni de celui de la physiologie.

Le sixième sens nous renvoie à l’irrationnel. Le sixième sens, c’est ce qu’« on ne connaît pas », ce que l’on « ne peut expliquer ». On le constate ou on le vit, mais ce n’est pas un objet de connaissance.

Il échappe à toutes les caractéristiques par lesquelles on identifie une connaissance pour prétendre être un contact rare et privilégié avec la connaissance.

Nous avons donc un moyen de connaissance qui échappe à la connaissance.

Nous n’en avons que la supposition, nous ne désignons que par défaut. Le Sixième sens tombe lui-même sous le coup d’une seule intuition, intuition de l’intuition, nous dirait le dictionnaire qui choisit ce mot pour définir cette rencontre immédiate avec le savoir.

Le sixième sens n’est donc qu’une expression de substitution qui ne se sert du terme de « sens » que pour fixer cette seule certitude : il échappe à la compréhension.

Le problème du sixième sens, ce n’est pas « ce » qu’il connaît, comment il connaît, ce que vaut ce qu’il connaît... mais c’est sa propre nature, voire sa propre existence, ou reconnaissance.

En effet, elle-même peut tomber sous le coup du doute ou de l’ironie moqueuse.

Donc ici la sensibilité ne sert que d’alibi à l’ignorance. Le sixième sens apparaît comme la capacité à atteindre un savoir non pas par les voies de la raison, de la preuve ou de la succession des arguments ou objets, mais dans l’immédiateté et la globalité.

C’est le pressentiment, c’est même « savoir avant » le savoir officiel, celui de la rencontre avec la réalité, l’événement ou sa preuve ou annonce rationnelle, expliquée.

Le mystère est là. Et « sensibilité» ne sert qu’à désigner le caractère total, coïncident de soi avec une certitude. À savoir : le fonctionnement de la sensibilité lorsqu’elle désigne naturellement le contact purement informatif du corps avec le réel présent. Mais précisément, dans cette sommaire définition, on a tout le paradoxe de cette expression. Car dans le sixième sens, on n’a pas le réel, il est absent, et il n’est même pas représentable par l’esprit, car il n’est pas « arrivé ». Et de plus ce n’est pas « informatif », mais « formatif », c’est-à-dire qu’il y a savoir (transformation et interprétation de l’information en signification) et non seulement « information » (prise de contact isolée).

Ainsi posséder un sixième sens désigne moins une qualité sensitive ou sensible supplémentaire, que la possibilité mystérieuse d’atteindre un savoir (non sensible mais identifiable par une raison purement passive et constatative, celle qui pourra dire «je sais ») par une relation purement analogue à celle de la sensibilité (immédiate, sans intermédiaires et totale).

Nous avons donc avec le sixième sens une Intelligence sensible, ou une Sensibilité intelligente.

Il. Le sixième sens désigne alors une troisième voie de la relation au monde qui unirait les ennemis éternels sens/raison

Dans l’opposition aux sophistes, Platon installe l’Occident dans le rationalisme et cette méfiance, parfois cette haine contre la sensibilité, qu’elle soit celle de la simple rencontre avec l’ordre physique, qu’elle soit celle de l’émotion et du sentiment. À partir de là, à l’exception de quelques déviances marginalisée, c’est la philo-sophia. La raison ou l’erreur!

N’y-a-t-il donc pas dans cette expression de sixième sens la volonté ou l’espérance de pouvoir réhabiliter une connaissance recevable, estimable et digne d’efficacité qui ne soit pas condamnée à ce choix œdipien?

Le sixième sens serait l’union retrouvée entre raison et unité sensible, immédiateté et certitude.

On peut même prendre le risque d’aller plus loin dans ces retrouvailles entre les « sœurs » ennemies, car si l’on n’espère penser que par la sensibilité, c’est l’échec de l’informel et du divers. Si on espère de même qu’avec la raison, c’est l’échec du désincarné, du conceptuel creux et qui ne parle du monde de personne. N’y a-t-il pas dans la volonté ferme de supposer un sixième sens, celle d’unifier l’homme total pour unifier une connaissance plus complète.

Ainsi le sixième sens aurait une valeur épistémologique. Réfléchissons sur la carence de la raison sur l’Histoire, sur le Temps. Vaincue sans cesse, impuissante dans sa mécanique des causes et des effets d’anticiper sur l’existence réelle, de savoir avant! La raison seule est condamnée à ramper au niveau de l’expérience. Seule la sensibilité peut lui donner cette pénétration humaine qui fait l’histoire plus que ce que peut y comprendre la logique. C’est cette « humanité » que la sensibilité introduirait dans l’analyse idéale et rigide de la causalité. N’y-a-t-il pas de cela dans ce que Machiavel, dans Le Prince, nomme la « virtu ». Sorte, dit-il de «flair », d’intelligence des circonstances, de sentir des hommes, de fluide sur les événements, d’aura sur l’ordre des conséquences, qui donnent la force de la réussite de la volonté politique la plus rationnelle! Le sixième sens politique!

Plus encore, dans les sciences les plus « sérieuses », celle de la mathématique, quel serait le devenir de la raison si elle n’était que rationalité? L’absurde. Tout déterminisme est en soi absurde s’il tente de se fonder en raison (ce qui paraît le minimum), car la régression à la cause, qui est le fondement de l’explication, régresse dans un infini que la raison elle-même rend inacceptable. N’y-a-t-il donc pas la nécessité d’une association, qui pourrait être contre-nature, entre la raison et cette connaissance immédiate, celle qui n’a plus besoin de raison, pour que la rationalité soit.

Nous reconnaissons d’ailleurs ici la rencontre de deux autres frères ennemis (ironie) : Descartes et Pascal! Descartes qui fait de l’« évidence » cette sensibilité de l’intelligence, cette capacité à être en contact « intuitif » avec la certitude sur les éléments simples, « clairs et distincts ». [...]

Quant à Pascal, c’est la certitude du « cœur », celle qui permet d’atteindre dans un premier temps les principes fondamentaux, « esprit de finesse », puis cette force de la foi qui passe par-dessus les lenteurs et les embarras bassement techniques de la démonstration et qui atteint la certitude de Dieu. Une intelligence de la sensibilité qui est supérieure pour Pascal à la raison raisonnante car, dans cette immédiateté qui la caractérise, elle est toujours présente à la certitude sans exiger (faiblesse de la raison) la répétition des éléments et le temps de la démonstration. (« Le cœur a des raisons... ») [...]

Ainsi il y a sixième sens lorsqu’il y a cette communion avec la finalité de la raison (la certitude arrêtée) et le moyen de la sensibilité (la rencontre sans médiation perturbatrice avec elle).

 III. Mais on oublie que la sensibilité n’est pas que servante d’une raison plus forte encore. Le sixième sens, c’est aussi voir et savoir ce qui est hors de la raison

L’idée de pressentiment que contient « sixième sens » nous renvoie à l’idée de mystère que peut-être la raison jalouse lui a ravi par cette intégration de la sensibilité à son projet.

En effet avoir un sixième sens, c’est pressentir, c’est-à-dire savoir avant, réussir à savoir lorsque c’est impossible!

Sixième sens entraîne pressentiment, et lui-même résonne avec prémonition. « Monere» en latin signifie « avertir ». Donc le sixième sens voit plus loin ou plus profondément que la raison et la compréhension traditionnelle. Plus encore celui qui « entendrait » ce sixième sens verrait en quelque sorte par-dessus la raison, alors que l’homme de logique et limité à ses sens physiologiques serait pris aux pièges du réel!

Ainsi dans de nombreuses cultures le statut du «fou », notamment chez les Indiens d’Amérique. Chez eux le fou est un voyant, dans son délire irrationnel il communique avec un sens supérieur, un regard qui voit au-delà de ce qu’il perçoit.

L’idée de sixième sens garde donc cette supériorité, mais moins comme accomplissement de la raison que son dépassement. Tout se passe comme si cela désignait une retrouvaille avec une force naturelle de pénétration. L’idée de « don » s’agissant du cas de figure de la divination répond bien à cette idée de naturalisé ou, plus mystique, l’idée d’élection. Le sixième sens c’est à ce titre l’idée de communion avec la chose, sorte d’harmonie, de résonnance avec l’ensemble confronté.

Cette acceptation de l’expression se retrouve dans la certitude (souvent vérifiée) que nous avons de la « performance animale » telle que la nomme J. Monod dans Le Hasard et la Nécessité. L’instinct, parfois ainsi nommé, qui permet à l’animal de gérer une conduite efficace sur la seule force de cette « écoute » indicible d’une parole du réel que lui entend, une communication secrète ou silencieuse que seul lui perçoit avec précision et identification. C’est l’histoire de ce fameux cheval, célèbre parmi les linguistes, Clever Hans, qui donnait le sentiment de lire, penser et compter, sur la piste de cirque. En effet à la question posée par un spectateur, il allait frapper du sabot les lettres ou les chiffres préalablement posés devant lui, formant ainsi le mot attendu comme réponse. Tellement attendu, que l’on s’aperçut que cette « science» lui venait de la capacité qu’il avait à « voir » la direction que prenaient les regards des spectateurs, tout tendus vers la lettre ou le chiffre qu’il devait frapper... et bien sûr, Clever d’aller sans hésitation la frapper!

Ce sixième sens, alors, désigne en quelque sorte un sens de plus pour le coup.

Sens de plus ou plus de sens, c’est le cas de la fameuse intuition féminine. Mais là le propos est plus ambigu, car on ne sait s’il s’agit d’une supériorité ou de la conséquence d’un avatar. En effet cette sensibilité exacerbée de la femme qui lui donnerait accès à une adhérence au monde est un cadeau empoisonné. Car c’est depuis l’antiquité grecque, notamment Aristote (Livre I de La Politique), que la femme est dévolue au sens et à la sentimentalité, mais par son impuissance à la raison. Son « âme » est mi-rationnelle mi-irrationnel et elle est incapable de dominer ses sens, pour ne pas dire dans un vocabulaire plus récent, « ses nerfs ». La femme est l’être de la sensibilité, adhérente à ce contact immédiat avec le monde, incapable de la distance critique et de la maîtrise de soi. Elle est l’être qui est dans son univers dans la sensibilité. C’est pourquoi elle y entend effectivement ce que les autres n’y entendent pas. On comprend le ton souvent véhément d’E. Badinter, dans L’amour en plus, lorsqu’elle rejette la notion d’instinct maternel pour affirmer que l’amour d’une mère pour son enfant n’a rien d’automatique ni de purement animal, mais qu’il est voulu, fruit d’une lucidité maîtresse d’elle- même et d’un effort qui en fait toute la valeur.

Donc le sixième sens peut devenir un don bien ambigu dans son rapport à cette nature coïncidente, ce qui n’est jamais très bien accepté par l’homme.

Ne faudrait-il pas alors revoir cette relation à la nature. Car avoir un sixième sens c’est sous-entendre la continuité entre soi-tout-entier et la chose-toute-présente, sorte d’osmose compréhensive (au sens étymologique), complicité et confidence avec le monde, comme si celui-ci se livrait, se laissait voir dans une unité que la lucidité et l’analyse brisent.

Il faudrait peut-être mieux y voir, un peu dans le sens d’A. Arendht, une unité des sens eux-mêmes dans l’idée de sixième sens. Non pas un sens de plus, énigmatique, mais l’harmonie, l’interdépendance entre les cinq sens, devenue perception supérieure, unité de l’homme frontale à l’unité du monde cernée.

 IV. Donc I ‘idée de sixième sens doit renvoyer à celle de liberté et d’interprétation et non à celle de soumission au réel

Avoir un sixième sens, c’est finalement être habité par le monde, tout entier et non découpé, tout autant par la raison et ses analyses que par les cinq sens et leur « spécialité ». Il y a dans ce dernier sens une « œuvre » au sens d’ « opus », (travail en latin), une architecture, sorte de synthèse où l’ordre (offert par les sens) devient signification, c’est-à-dire supplément d’âme d’un monde qui ne se réduit pas à l’addition (offerte par les sens) de ses parties ou éléments.

Cela nous conduit à penser que ce sixième sens que nous cherchons à définir en l’homme (ou dans une sur-humanité, ou plus profonde humanité, etc.) n’est peut-être pas cette qualité supplémentaire (encore et toujours une) de la condition humaine. Il s’agit pour l’homme d’être plus humble devant cette appropriation du futur, cette élasticité de sa conscience dans le temps, cette dilution au cœur du sens, pour s’apercevoir que, pour être sixième, ce sens n’est peut-être pas le sien, mais celui du monde!

Sens supplémentaire, surnuméraire, certes, mais non pas comme privilège de l’homme qui dans son égocentrisme ne peut le supposer autrement. Mais ce sixième sens, c’est en effet le sens du monde. C’est la capacité du monde à offrir une sensibilité (et non un « sens » — signification qui est un terme de la rationalité). Le monde manifestant, lui, de la sensibilité, c’est-à-dire cette unité, ce mode d’existence unifié qui lui donne, au-delà de sa réalité, sa vérité, sa force d’expression. En ce sens, c’est le monde qui est chargé de sensibilité, et le sixième sens est à ce titre une vive expérience, en effet indubitable, mais que l’homme a tort de s’attribuer et qu’il devrait rendre au monde.

D’ailleurs cette dispersion et cette fragilité de son apparition prouvent qu’il n’appartient pas à l’homme de l’initier.

En faire preuve pour l’homme, c’est en revanche avoir la disposition, l’écoute, la liberté et certainement l’abandon aux formes, couleurs et sons pour lesquels l’homme n’a plus de questions et plus d’intentions. Alors ce monde se révèle selon sa figure.

N’est-ce pas la tâche, le talent de l’artiste de saisir cette sensibilité du monde. En regardant un tableau impressionniste, qui est porteur des impressions? Est-on bien sûr que c’est le spectateur ou le créateur qui sont désignés comme ceux qui ont ou qui vivent des émotions, des impressions? Dans un Monet, n’a-t-on pas la diffuse certitude que ces impressions sont celles du monde lui-même que l’artiste a su capturer, et non pas les siennes?

Alors ce sixième sens, ce supplément d’âme est porté par le monde et la tâche de l’artiste est de le formuler. C’est tout le travail que décrit Bergson avec le dégagement de l’« intuition ».

Après l’avoir élucidé dans la relation générale de l’homme au monde, comme inscription de l’objet dans la durée de la conscience, saisie unifiée du surgissement global de la chose â soi, Bergson va confier à l’artiste la capacité de lui donner des formes. li alliera donc cette force de la subjectivité de la sensibilité et la pénétration en vérité du seul vrai sens du monde, son unité.

Le sixième sens serait une illusion transcendantale

Il est donc certain que revendiquer un sixième sens ne consiste pas seulement à vouloir faire preuve de divination, comme s’il s’agissait de s’éloigner du réel. C’est toujours au contraire une volonté de le rencontrer au plus profond de sa vérité et par-dessus sa réalité. C’est vrai qu’à ce titre on pourra penser, en paraphrasant Kant, que ce n’est encore qu’une « illusion transcendantale », c’est-à-dire une de ces idées par lesquelles l’homme tente la cohérence de ses actions ou de ses pensées. Vieux fantasme de pouvoir faire et de pouvoir voir encore quand la force et quand la vue s’arrêtent.