Aussi curieux que cela puisse paraître, il n’existe pas dans les sciences humaines de théorie générale du pouvoir. Le mot – si courant dans le vocabulaire de tous les jours – ne peut être raccroché à aucune grande thèse ou aucun paradigme de référence qui puisse en embrasser les différentes facettes. En revanche, on dispose d’une myriade d’études sur les différents aspects du pouvoir – tel qu’il s’exprime dans l’État, les organisations ou à travers les relations personnelles. La science politique s’intéresse exclusivement au pouvoir politique – particulièrement de l’État – et aux formes de régime politique. La sociologie des organisations s’occupe du pouvoir en entreprise. Plus généralement, la sociologie étudie les formes d’autorité (dans l’école, dans la famille, etc.). La psychologie sociale a analysé les mécanismes de l’influence et de la soumission volontaire. L’éthologie a étudié les formes de hiérarchie et de dominance dans les relations entre les animaux.

Définition du pouvoir

On définit souvent le pouvoir comme la capacité d’imposer sa volonté aux autres. Dans Économie et Société (1922), Max Weber propose cette définition très générale : le pouvoir est « la chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre la résistance d’autrui ».

Jean Baechler a raison de souligner que cette définition est vague (Le Pouvoir pur, 1978). Elle a cependant le mérite de s’appliquer à des situations différentes : le chef d’État qui impose un nouvel impôt ou décide de la grâce d’un prisonnier ; le gendarme qui arrête le conducteur en excès de vitesse ; la mère qui envoie son enfant au lit et lui interdit de regarder la télévision ; le chef d’entreprise qui donne des directives à ses employés ; le professeur qui dicte ses devoirs aux étudiants ; et même le maître-chien qui commande son animal.

De cette simple série d’exemples, il est déjà possible de tirer quelques conclusions importantes :
le pouvoir ne relève pas que du politique, on le trouve partout : dans l’entreprise, dans la famille, à l’école, dans les bandes ; le pouvoir n’est pas seulement un « état », un statut, une sorte de capital détenu par une personne, il se construit dans une relation où la force de l’un dépend de la résistance d’autrui.

Les trois piliers du pouvoir

Le pouvoir comporte plusieurs composantes : la force pure, la maîtrise des ressources et l’imaginaire.

1. La force

le force est bien sûr un élément central La « contrainte par le corps » est un premier élément de subordination. L’État peut, en dernier ressort, enfermer les récalcitrants et les hors-la-loi. Les parents peuvent au besoin dominer leur enfant par la contrainte physique. La force et la menace sont un des piliers du pouvoir.

La maîtrise des ressources

La force ne saurait suivre. Les principales sources de la puissance proviennent d’ailleurs : de la maîtrise des ressources stratégiques, l’argent, l’information ou encore les biens matériels. Si le chef d’entreprise détient un grand pouvoir vis-à-vis de ses salariés, c’est qu’il a les moyens d’embaucher et de débaucher. Le professeur, lui, distribue des notes qui vont déterminer l’avenir de l’enfant. C’est un instrument très puissant pour imposer sa loi. La maitrise des ressources, voilà ce qui contribue à mettre les personnes en situation de dépendance et de subordination.

L’imaginaire

L’imaginaire vient se surajouter à la force brute et à la maîtrise des ressources pour asseoir le pouvoir. Alors que la force s’impose au corps, l’imaginaire vise à embrigader les esprits. La police de la pensée s’appuie sur l’idéologie, la violence symbolique et toute une mise en scène du pouvoir visant à assurer sa légitimité : « On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus », déclarait Napoléon. Connu pour son sens de la formule, il déclarait aussi : « Je trace mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis. »

À sa manière, Napoléon résume ainsi deux dimensions du pouvoir. D’abord la force pure, qui contraint, enferme et menace. Mais ce n’est pas suffisant, il faut y ajouter l’imaginaire. « Un chef vend de l’espérance », ajoutait encore Napoléon.

Partout, les « maîtres » – rois, patrons, gouvernants – cherchent à légitimer leur autorité en se faisant le représentant et/ou le porte-parole d’une puissance sacrée. Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, les « big men » (« grands hommes ») déclarent détenir leur puissance d’un objet magique – le kwaimatnié –, qui est censé avoir été donné par le soleil et la lune aux ancêtres, et qu’ils se transmettent de génération en génération. Cet objet magique comporte une partie des pouvoirs que le soleil et la lune délèguent à ceux qui le possèdent. Les pharaons d’Égypte, les empereurs de Chine et du Japon ainsi que les royautés sacrées d’Afrique se sont proclamés d’essence divine, tout comme les rois d’Europe qui ont toujours recherché l’onction de Dieu.

L’imaginaire du pouvoir s’accompagne aussi de tout un arsenal de « pratiques symboliques », c’est-à-dire de rituels ou de mises en scène. Couronne, trône, uniforme, tribune officielle, tapis rouge, palais et effigies, etc., cette panoplie d’objets est là pour rappeler, montrer et marquer dans les esprits la puissance du chef. Au décorum s’ajoutent des pratiques rituelles typiques qui démontrent la force magique du souverain. Autrefois, on pratiquait l’adoubement et la bénédiction. Aujourd’hui, on distribue des médailles, on pose les premières pierres, on coupe les rubans ou encore on pratique la grâce présidentielle. Derrière son apparente diversité, le pouvoir imaginaire et symbolique est assez universel dans ses manifestations et constant à travers les époques.

Pouvoir politique et coercition

Longtemps l’étude du pouvoir a été assimilée au domaine politique et à l’analyse du pouvoir d’État. Ce fut un des grands domaines de réflexion de la philosophie politique. « D’où vient le pouvoir d’État ? », se demandent les philosophes de l’époque moderne. Comme ils ne croient plus en une origine divine de l’autorité politique, les réponses se distribuent selon tout un spectre qui va de la contrainte pure (Thomas Hobbes) à la soumission volontaire (Étienne de La Boétie), en passant par la volonté commune (John Locke).

Quoi qu’il en soit, l’État naît dès lors qu’une force s’élève au-dessus de la société et lui impose son ordre. M. Weber définit l’État par le « monopole de la violence légitime ». Il y a dans cette définition deux choses essentielles à retenir.

L’État est d’abord le détenteur de la force par l’armée et la police. En Occident, l’émergence de l’État moderne a pris corps à partir du XIe siècle. En s’érigeant au-dessus des fiefs, l’État s’est arrogé l’exclusivité des fonctions régaliennes (police, justice, armée). Ainsi, la puissance publique met fin aux violences privées : guerres féodales, vendettas, duels. Ce processus a été analysé par Norbert Elias dans La Dynamique de l’Occident (1939) comme un phénomène de « monopolisation du pouvoir ».

Mais la force pure ne suit pas. Il faut, ajoute M. Weber, que la puissance d’État soit « légitime » Cette légitimité peut provenir soit de la tradition, soit de la loi, soit encore du « charisme » personnel du chef.

En somme, pour asseoir un État il faut des instruments de coercition accompagnés d’une sorte de puissance sacrée qui donne au pouvoir une assise idéologique.

Du pouvoir d’État aux dispositifs de domination

Michel Foucault a porté un nouveau regard sur le pouvoir, qui ne prend alors plus seulement le visage de l’État. Pour lui, la modernité occidentale s’est construite par la mise en place de dispositifs de domination qui traversent la société tout entière. Dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), puis dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison (1975), M. Foucault décrit dans le détail comment, du XVIe au XIXe siècle, furent pensés et édifiés l’asile et la prison, « dispositifs d’enfermement » ayant pour but de mettre à l’écart les fous, les déviants, les délinquants et les marginaux. À l’époque, le pouvoir a pris la forme d’une véritable « société disciplinaire ». Par extension, l’école, l’entreprise, les hôpitaux et les casernes sont vus comme autant de lieux d’embrigadement des corps et des esprits. Dans cette optique, les sciences humaines naissantes peuvent être vues aussi comme des « succursales » du pouvoir. Est-ce un hasard si les sciences se divisent en « disciplines » ? Par exemple selon M. Foucault, la psychiatrie, à travers ses dispositifs de traitement et de normalisation des conduites déviantes, contribue à la normalisation des comportements et devient un auxiliaire du pouvoir. Le savoir aurait donc lui aussi partie liée avec le pouvoir. Avec son Histoire de la sexualité (1976-1984), M. Foucault descendra encore d’un cran dans sa « microphysique du pouvoir ». Il s’intéressera cette fois à cette forme suprême de « technologie du pouvoir » que sont la morale et le « gouvernement de soi ». Les pratiques d’autodiscipline et de maîtrise de soi développées dès l’Antiquité par les philosophes ou les morales religieuses, et visant à dompter ses propres pulsions, ne seraient-elles pas la forme achevée du pouvoir ? L’individu se mue en gardien de lui-même et « l’âme devient la prison du corps ».

Le pouvoir dans les organisations

Les organisations – entreprises, administrations – sont un autre lieu du pouvoir que les sciences humaines ont scruté sous toutes ses facettes. La psychologie sociale s’est particulièrement intéressée aux formes du leadership, c’est-à-dire aux différents styles de management des organisations. La sociologie des organisations a apporté un tout autre éclairage. Selon l’analyse stratégique

(M. Crozier, E. Friedberg, L’Acteur et le Système, 1977), le pouvoir n’est pas focalisé autour des dirigeants. Il est omniprésent dans l’entreprise à tous les échelons hiérarchiques. Chaque acteur de l’entreprise détient une parcelle de pouvoir qui ne provient pas seulement de son statut, mais de la maîtrise d’une « zone d’incertitude ». Par exemple, l’agent de maintenance peut acquérir et défendre un certain pouvoir, au regard des autres services ou de sa hiérarchie, par la connaissance exclusive du fonctionnement interne des machines. Il peut ainsi décider s’il faut arrêter une machine ou combien de temps durera la réparation. Il est le seul expert dans le domaine. Or, détenir seul une information utile à tous, c’est maîtriser une « zone d’incertitude ».

L’entreprise est un lieu permanent de confrontation entre des individus qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes stratégies. La maîtrise de sa zone d’incertitude laisse à chacun la possibilité d’agir de façon stratégique. Le degré de celle-ci détermine en partie le rapport de force. Le cadre est sous la dépendance de l’informaticien qui connaît sa machine et est le seul à même de dire ce qui est possible et impossible. Ici encore, le savoir est source de pouvoir.

Cette relation inégalitaire relevant de la détention d’informations n’est pas propre à l’entreprise. On la retrouve dans les relations de commerce. L’économie de l’information s’est ainsi construite sur l’analyse des situations d’échange où l’information joue un rôle essentiel. La sociologie des organisations oppose donc à une vision pyramidale du pouvoir une vision relationnelle et interactive, fondée sur le donnant-donnant et les rapports de force.
À un pouvoir fondé, analysé traditionnellement sous l’angle du statut, de la coercition ou de la norme, elle ajoute un nouvel élément : la maîtrise de l’information.

L’éthologie du pouvoir

Le pouvoir concerne aussi le monde animal. La plupart des sociétés animales sont des sociétés hiérarchiques. Chez les loups, la meute est sous la coupe d’un couple de dominants. Leur statut de « chefs » leur donne des privilèges : ils sont les seuls à pouvoir se reproduire, ils se servent en premier lors des repas… Mais cette position confère aussi des « devoirs » : le loup dominant conduit la meute dans ses déplacements, assure la défense du groupe en cas d’attaque, intervient pour faire cesser le combat lorsqu’une bataille dégénère entre deux membres, etc.

Chez les poissons et les mammifères qui vivent en société, la hiérarchie est partout présente sous des formes plus ou moins rigides : de la structure féodale chez les poules de basse-cour au véritable potentat chez les lions, les dromadaires et les autres espèces qui vivent en harems.

Chez les poules, ce sont les coups de bec (ou « pecking order », analysé par la Norvégienne T. Schjelderup-Ebbe dans une étude classique de 1922) qui servent à réaffirmer l’ordre hiérarchique. Dans la plupart des espèces, les coups, les corrections et les autres postures d’intimidation servent de rappel à l’ordre. La violence physique est donc le principal instrument du pouvoir. Chez les mammifères sociaux (loups, lions, dromadaires, chimpanzés et autres cerfs), quand un mâle a réussi à imposer sa domination sur un groupe – après avoir détrôné l’ancien chef par un combat –, il va alors acquérir un « statut » qui le place au-dessus des autres individus. Il n’a pas besoin de surveiller, contrôler et corriger en permanence pour imposer son pouvoir. Les subordonnés adoptent ensuite une attitude de soumission à son égard. Chez les loups, on rentre la queue entre les jambes, on tient les oreilles basses et on fléchit la tête. On évite aussi de fixer le chef dans les yeux, car c’est un signe de provocation. Chez les chimpanzés, il existe des rituels de salut à l’égard du dominant. Le dominé le salue d’abord par des grognements courts (pant-grunting) accompagnés d’une série de courbettes que l’on nomme bobbing. Quant aux femelles, elles saluent plutôt le dominant en présentant leur croupe.