Culture générale: Plaisirs et philosophie
Les biens proposés par la philosophie platonicienne font peu de place à cet aspect important de nos sensations: le plaisir et la douleur. Ainsi Platon ne traite des plaisirs sensoriels qu’indirectement, par sa distinction de principales “classes d’hommes, à la fois sociales par leurs fonctions et psychologiques par leurs plaisirs: les dirigeants — philosophes, qui aimeraient la puissance et la connaissance, les militaires, qui aimeraient l’action et la gloire, et le peuple qui, lui du moins, aimerait les plaisirs des sensations et en craindrait les douleurs. De plus, Platon établit une hiérarchie où les plaisirs des sens ont clairement peu de valeur, puisque le meilleur plaisir est celui du “philosophe: «Le plaisir que procure la contemplation de l’être, aucun autre que le philosophe ne peut le goûter.»
Aristote a lui aussi une approche prudente du plaisir, en particulier il ne croit pas qu’une vie de bien soit faite seulement de plaisirs. Son juste milieu fait cependant place aux plaisirs des sens, car, comme il l’écrit: «Il n’y a pas d’homme heureux sur le grill», autrement dit, la douleur n’est jamais un bien.
Toutes ces restrictions contrastent évidemment avec une morale moderne qu’on pourrait résumer ainsi: «Il faut prendre son plaisir tant qu’on peut (et après nous le déluge)». Cette morale est évidemment liée à ce que la société moderne se veut “matérialiste, avec une matière d’ailleurs réduite aux cinq sens, de sorte que la place du plaisir y est assez fantomatique. Cette conception moderne adopte de plus, sans y voir de contradiction avec son matérialisme, la doctrine “freudienne du pan-sexualisme (pan = tout) qui fait du plaisir accompagnant l’acte sexuel le seul mobile humain. Tout ceci ne tient pas debout, mais une des utilités de la philosophie est d’enseigner à ne pas se laisser tyranniser par les idéologies officielles.
En particulier, il vaut la peine d’examiner ce que “Epicure (341— 270 av.JC) pensait du plaisir. En effet, il a soigneusement étudié et évalué les plaisirs sensuels, et il leur accordait une importance fondamentale. Mais il n’en tirait pas les conclusions incohérentes des modernes. Néanmoins, comme pourraient le faire ces modernes, il énonce: «Tout “bien et tout mal résident dans la sensation»
La sensation est l’aspect conscient de notre interaction en tant que chose corporelle avec les choses. Alors, le bien et le mal seraient dans cette interaction, plus exactement dans la conscience que nous en avons. En effet, un des aspects essentiels de cette conscience est l’approbation ou répulsion intime que nous appelons “plaisir ou douleur; Epicure voit donc là un moyen de juger du bien et du mal: le plaisir indiquera le Bien (c’est pourquoi on appelle “hédonisme, du grec hedon = plaisir, la morale d’Epicure) et la douleur indiquera le mal. Mais Epicure avait l’estomac fragile, et cela lui donna l’occasion d’apprendre les punitions qui résultent d’un abandon trop confiant aux plaisirs de la table et autres excès physiques. Il est vrai que ces punitions étaient probablement beaucoup plus dures du temps d’Epicure, vu l’état primitif de la médecine de son temps. Mais les conséquences qu’Epicure a tiré de ses douleurs valent encore de nos jours, au moins parce que la médecine moderne ne fait pas de miracles: la preuve, c’est que tous les médecins finissent par mourir!
Quoiqu’il en soit, Epicure n’a jamais été lui-même épicurien, au sens moderne de ce mot, c.a.d qu’il ne s’est pas livré à une recherche intensive des plaisirs du confort, du sexe, de la gastronomie, des voyages, etc. Il mangeait avec modération, ne buvait que de l’eau, et dans l’ensemble vivait de manière très frugale. Ses lettres contiennent des phrases comme: «Je vibre de plaisir corporel quand je vis de pain et d’eau, et je crache sur les plaisirs luxueux, non en tant que tels, mais à cause des inconvénients qui les suivent.» Cette citation indique nettement qu’Epicure trouve ses plaisirs et son bien dans une approche raffinée de sensations elles-mêmes assez banales.
La morale d’Epicure consiste surtout en conseils pour vivre de manière modérée et agréable. Modérée parce que si on veut trop de sensations agréables, on aura plutôt la souffrance, et donc le mal: tous ceux qui boivent trop ont la migraine ou des crampes d’estomac, ou autres petits ennuis le lendemain, et plus généralement, tout excès se paye. Alors on agira bien en suivant ce qui nous plaît, et qui n’engendre pas d’ennuis plus grands. En fait, la morale d’Epicure s’occupe autant d’éviter les douleurs que d’atteindre les plaisirs.
Epicure qualifie de dynamiques (dyn = mouvement) les plaisirs qui évoluent vite en douleurs. Selon lui, c’est le cas du plaisir sexuel, qui se transforme en fatigue, dépression et même remords (plus tard, les latins disaient: homo triste post coïtum). Parmi les autres plaisirs dynamiques: la bonne chère, qui engendre lourdeurs et graisse; le goût des honneurs, qui attirent l’envie et les ennuis; la boisson, qui donne des maux de tête et des cirrhoses; le mariage, qui donne des disputes, etc. De sorte qu’on pourrait qualifier de très ascétique la vie recommandée, et vécue, par Epicure. Au fond, Epicure ne croit pas que les plaisirs durables soient dans les sensations ordinaires. Mais il y a des plaisirs mieux avertis, qui durent davantage, les plaisirs “statiques” (stat = immobile), que donnent la culture, l’amitié, la “philosophie, etc, qui seraient le bien. Or ces plaisirs raffinés correspondent au moins en partie à cette approbation intime que nous donne l’idée du bien, même si ce bien comporte l’acceptation d’une douleur physique. Alors peut-être qu’Epicure ne voulait pas du tout du plaisir? En fait sa propre morale est assez ambiguë.
Pour discuter l’hédonisme, il faut en distinguer l’aspect psychologique et l’aspect moral. L’hédonisme psychologique consiste en cette affirmation sur le comportement humain: les hommes recherchent le plaisir (sensuel). L’aspect moral consiste en un choix de bien, que l’hédonisme dit être le plaisir (sensuel).
D’abord, faut-il être un hédoniste psychologique, et affirmer qu’on agit toujours pour du plaisir? Est-ce que tout homme, qu’il soit un ermite ascétique, un ambitieux, ou un jouisseur, agit par goût du plaisir et crainte de la douleur? Cette opinion était attribuée par Aristote à son contemporain, le mathématicien AEudoxe: «Quant à Eudoxe, il pensait que le plaisir est le principal bien, car il voyait que tous, rationnels ou irrationnels, y tendent; et il soutenait que, puisque ce qui est le choix de tous doit être bon et le meilleur pour la plupart, le fait que tous soient attirés vers la même chose prouve que cette chose est la meilleure pour tous.» Epicure semble avoir été un hédoniste psychologique. Il demandait: si les hommes veulent les richesses, les honneurs, les objets rares et coûteux, n’est-ce pas qu’ils en espèrent du plaisir?
D’autre part, les hommes font-ils bien d’agir ainsi? C’est ce qu’affirme l’hédonisme moral: les hommes doivent rechercher le plaisir, qui est le seul bien. Epicure approuve cette opinion, mais comme il ne donne pas au plaisir le caractère sensuel et égoïste qu’il a d’habitude, il ne semble pas qu’Epicure soit vraiment un hédoniste moral.
A suivre…