Que représentent un sujet ou une personne retirés du commerce des hommes ? Un homme seul est-il uniquement isolé ? N'est-il pas avec autrui, considéré alors comme absent ? Être seul, est-ce une suppression d'autrui ou une modalité du rapport à autrui ou à une réalité supérieure ? Et si être seul signifiait aussi une possibilité d’attention et une qua­lité inédite de signification humaine et de sens ? La réponse à cette question nous fait gagner une compréhension nouvelle de notre être-dans-le-monde et de notre condition existentielle.

Introduction

À la fin du Misanthrope, Alceste proclame sa rupture avec le monde et les femmes. Quand Célimène est confrontée à ses propres lettres, où elle se raille de tous, Alceste exige d’elle qu’elle renonce au monde. Alors le héros quasi « romantique » annonce qu’il fera retraite dans un désert :

« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,/ Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,/ Et chercher sur la terre un endroit écarté/ Où être homme d’honneur on ait la liberté. » (MOLIÈRE, Le Misanthrope, acte V)

Qu’est-ce qu’un homme seul ? Alceste sera-t-il un homme seul s’il fuit dans un « désert » ? Avec Alceste nous pénétrons dans le théâtre de la solitude. Essayons, à partir d’une situation précise (la fuite à la campagne), de mieux comprendre notre intitulé. Alceste veut se retirer du commerce des hommes. Que représentent un sujet ou une personne retirés de ce commerce ? Tel est le sens de l’intitulé du sujet, dont le propos est définitionnel, puisqu’il vise à fournir une défini­tion de la personne séparée de l’autre.

Qu’est-ce qu’un homme seul ? Est-il isolé ou expérimente-t-il la dimension d’autrui, au sein de son absence ? N’est-ce point une modalité du rapport à au­trui que la solitude ? Et si être seul impliquait une possibilité supérieure d’at­tention et un noyau inédit de sens ? Tel est le problème soulevé par le sujet, dont l’enjeu est évident, puisqu’il nous fait gagner une compréhension nou­velle de la condition humaine.

I- Un homme seul est un sujet voué à l’isolement social

« La solitude effraie une âme de vingt ans », s’écrie Célimène, lorsqu’elle en­tend les propos d’Alceste, qui aspire à une situation où il ait peu de contacts avec autrui. Qu’est-ce qu’un homme seul ? C’est d’abord une personne isolée, loin du monde et du bruit. Ainsi parle-t-on d’un sujet qui vit dans la solitude.

Un homme seul est un être sans compagnie, séparé des autres, sans interlocu­teur ou bien ayant peu de relations avec les autres hommes, délié des relations familiales habituelles.

Ce sens premier, remarquons-le, se dédouble : qu’est-ce qu’un homme seul ? Celui qui vit séparé des autres, mais aussi celui qui choisit (cf. Alceste) la retraite ou l’isolement. Cette signification seconde est déjà plus intéressante. Un homme seul décide de se retirer et, par ailleurs, s’il se retire, c’est peut-être pour expé­rimenter une certaine manière d’être avec autrui, conçu comme absence, se des­sinant alors comme être humain idéal. Un homme seul accède à une altérité plus profonde et à de nouvelles significations humaines.

Dès lors, il est permis de se demander si un homme seul ne doit pas être com­pris dans une perspective éthique et morale. Être un homme seul, est-ce être seulement un sujet isolé ? Ne faut-il pas approfondir l’idée de solitude ?

II- Un homme seul avec tous est celui qui crée librement des valeurs morales

Dans la pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, le Dr Thomas Stockmann, mé­decin dans une station thermale, découvre que les eaux de la station sont em­poisonnées par les marécages de la vallée. Tous se liguent contre le médecin qui dévoile la vérité, mais ce dernier choisit la création individuelle et solitaire des valeurs. « L’homme le plus fort du monde entier, c’est celui qui est le plus seul. » Tels sont, dans la pièce, les derniers mots du médecin.

Qu’est-ce qu’un homme seul ? N’est-ce point celui qui expérimente sa totale liberté face aux valeurs, face au bien et au mal, et qui décide, en un sentiment vertigineux des multiples possibles, qu’il est responsable de tout ? Être un homme seul, c’est créer des valeurs morales : c’est moi qui décide des valeurs et qui fais s’écrouler le « bien » et le « mal » véhiculés par la foule, par le « on » et ses va­leurs poussiéreuses. « J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être ; toutes les barrières, tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n’ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les va­leurs [...] .[Je] décide seul, injustifiable et sans excuse. » (Sartre, L’Être et le Néant)

Qu’est-ce qu’un homme seul ? Celui qui fait son acte et n’a plus d’autre recours qu’en soi, celui qui réalise sa propre vie, celle qui forme son lot, celui qui porte son acte sur ses épaules, comme Oreste, dans Les Mouches, de Sartre. Transi par la liberté, Oreste saisit qu’il n’a pas à se soucier de Jupiter, le roi des dieux, et qu’il est libre. Qu’est-ce donc qu’un homme seul ? Celui qui est condamné à la liberté, celui qui est sans appui et sans tremplin.

Plus profondément, cette situation où l’homme crée librement les valeurs, où il décide, injustifiable et injustifié, ne renvoie-t-elle pas à cet état d’abandon mé­taphysique qui est le propre de l’homme ?

 

 

III- Un homme en état de déréliction absolue

Jeté et perdu dans le monde, abandonné dans l’univers, l’homme expérimente la déréliction totale. Qu’est-ce qu’un homme seul ? Celui qui se découvre dans sa facticité , sa contingence et sa déréliction.

  • Facticité : saisie de l’existence comme pur fait, impossible à fonder en raison.
  • Contingence : caractère de ce qui n’est pas nécessaire.
  • Déréliction : conscience d’être jeté dans le monde, pour y mourir.

Ce qui signifie que les caractères de contingence, temporalité et mortalité caractérisent l’état de l’homme seul : je suis confronté, de par ma condition, à l’épreuve du mal où autrui peut dessi­ner sa figure, mais sur fond de séparation radicale : je souffre seul et je meurs seul. Telle est bien la question du livre de Job, cet homme seul dans l’absence de Dieu. Le mal fait scandale et je l’affronte dans ma nudité métaphysique ab­solue. Je suis exilé dans le désert face au silence ou à l’absence de Dieu. Deus absconditus : Pascal reprend à juste titre l’expression biblique. Dieu est caché, dérobé. Qu’est-ce qu’un homme seul ? Celui qui est voué à l’abandon tragique. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », s’écria le Christ. Ici, c’est donc une expérience essentielle qui s’attache à l’homme seul : sa pensée vacille devant le non-sens et la mort, devant la vanité des choses et l’absurde. Qu’est-ce qu’un homme seul ? Celui qui est voué au vacillement tragique de la pensée devant la mort et la cruauté de la vie. « La terre s’ouvre jusqu’aux abîmes » (Pascal). Un homme seul est celui qui sait que le monde est sans amarres et que l’impuissance humaine est radicale, qu’il est abandonné, en situation de déré­liction absolue.

Conclusion

Un homme seul ? Celui qui se regarde comme égaré dans « ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers » (Pascal) et qui affronte ce destin tragique, significatif de la condition humaine. Ici, être seul signifie un gain de clairvoyance et d’attention, une saisie du tragique de la pensée et de la vie.


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