I- EVOLUTION DU PERSONNAGE DE ROMAN

Pilier de l’intrigue romanesque, objet principal de l’analyse psychologique et élément crucial du récit,  le personnage se présente comme un des supports essentiels de tout roman.

En effet, aucun roman ne peut être conçu sans personnage et toute situation narrative comporte forcément au moins un personnage. Cette omniprésence conduit souvent à le percevoir comme un être naturel, ce qui crée et renforce l’illusion réaliste : en lui attribuant un état civil, une activité sociale, une psychologie et en le situant dans l’espace-temps et l’histoire, le roman donne l’impression qu’il s’agit d’un être qui existe et vit réellement. Cet aspect de réalité et de vie que donne le personnage romanesque ne signifie pas que le romancier réaliste confond le personnage avec une personne réelle, mais il est le résultat d’un art, mûrement réfléchi (voir texte de Balzac). Du fait du travail de l’art, et selon un jeu du vrai et du fictif, il se présente comme une copie stylisée de l’humain réel. C’est grâce à cet agrandissement, à cet artifice de l’art qu’il accède à une vérité psychologique et donne au roman sa légitimité (voir le texte de Mauriac). Curieusement, c’est son abstraction même qui le rend à la fois intelligible et sensible pour le lecteur (Voir texte de Marcel Proust).

Cependant, l’essor des sciences humaines a rendu obsolètes les catégories traditionnelles  qui déterminaient les personnages et leurs sentiments. L’émergence d’un moi  la conception d’un moi divisé et morcelé a amené les écrivains du Nouveau Roman à remettre en question la notion même de personnage dans leurs écrits théoriques ainsi que dans leurs productions littéraires. (Voir le texte de Nathalie Sarraute).

Simultanément, l’analyse structuraliste du roman a amené à approcher les personnages comme des êtres textuels, un faisceau de signes et de fonctions : toute projection des états intérieurs sur le personnage paraît maintenant infaisable (voir les textes 73 et 74). S’éloignant de ces approches formalistes, les théories de la réception ont orienté l’intérêt vers l’effet-personnage ou la relation du lecteur au personnage de roman (Voir texte de Jouve).

Dans une vision humaniste, l'identification au personnage a été à nouveau remise à l’ordre du jour comme un phénomène  inhérent à la lecture du roman qui permet au lecteur de se mettre à distance pour mieux se comprendre (Voir texte de Sallenave).

     II- « UN SENTIMENT HABILLÉ »

Balzac, l’auteur de La Comédie humaine explique dans le texte qui suit « la manière dont [il] compose une œuvre immense comme collection de faits sociaux » et un personnage comme la réunion de « plusieurs caractères semblables ». Sa réflexion sur le personnage romanesque, qui s’articule autour des notions d’art, de réalité et de vérité, prend en compte l’intérêt du lecteur.

          Texte de Balzac

«Beaucoup de gens à qui les ressorts de la vie, vue dans son ensemble, sont familiers, ont prétendu que les choses ne se passaient pas en réalité comme l’auteur les présente dans ses fictions, et l’accusent ici de trop intriguer ses scènes, là d’être incomplet. Certes la vie réelle est trop dramatique ou pas assez souvent littéraire. Le vrai souvent ne serait pas vraisemblable, de même que le vrai littéraire ne saurait être le vrai de la nature. Ceux qui se permettent de semblables observations, s’ils étaient logiques, voudraient, au théâtre, voir les acteurs se tuer réellement.

Ainsi, Un fait vrai qui a servi à l’auteur dans la composition du Cabinet des Antiques a eu quelque chose d’horrible. Le jeune homme a paru en cour d’assises, a été condamné, a été marqué ; mais il s’est présenté dans une autre circonstance, à peu près semblable, des détails moins dramatiques, peut-être, mais qui peignaient mieux la vie de province. Ainsi le commencement d’un fait et la fin d’un autre ont composé ce tout. Cette manière de procéder doit être celle d’un historien des mœurs : sa tâche consiste à fondre les faits analogues dans un seul tableau, n’est-il pas tenu de donner plutôt l’esprit que la lettre des événements, il les synthétise. Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul, de même qu’il se rencontre des originaux où le ridicule abonde si bien, qu’en les dédoublant, ils fournissent deux personnages. Souvent la tête d’un drame est très éloignée de sa queue. La nature qui avait très bien commencé son œuvre à Paris, et l’avait finie d’une manière vulgaire, l’a supérieurement achevée ailleurs. Il existe un proverbe italien qui rend à merveille cette observation : Cette queue n’est pas de ce chat. (Questa coda non è di questo gatto.) La littérature se sert du procédé qu’emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine à celui-ci, les épaules de celui-là. L’affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de la rendre probable. S’il vous copiait une femme vraie, vous détourneriez la tête.

[...] La plupart des livres dont le sujet est entièrement fictif, qui ne se rattachent de près ou de loin à aucune réalité, sont mort-nés ; tandis que ceux qui reposent sur des faits observés, étendus, pris à la vie réelle, obtiennent les honneurs de la longévité. [...] Tout personnage épique est un sentiment habillé, qui marche sur deux jambes et qui se meut : il peut sortir de l’âme. De tels personnages sont en quelque sorte les fantômes de nos vœux, la réalisation de nos espérances, ils font admirablement ressortir la vérité des caractères réels copiés par un auteur, ils en relèvent la vulgarité. Sans toutes ces précautions, il n’y aurait plus ni art ni littérature. Au lieu de composer une histoire, il suffirait, pour obéir à certaines critiques, de se constituer le sténographe de tous les tribunaux de France. Vous auriez alors le vrai dans sa pureté, une horrible histoire que vous laisseriez avant d’avoir achevé le premier volume. Vous pouvez en lire un fragment tous les jours, entre les annonces des remèdes pour les maladies les plus ignobles et les articles louangeurs des livres à soutenir, à côté des mille industries qui naissent et qui meurent, après les débats des Chambres : vous n’en soutiendriez pas la lecture continue.»

Honoré de BALZAC, Préface du Cabinet des Antiques, 1839.

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Notions clés : Mensonge et vérité romanesques - Personnage - Réalité et littérature.

  • l’œuvre doit s’inspirer de la réalité, mais ce réalisme est fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre des événements. Il exclut une reproduction intégrale de la vie, qui lasserait le lecteur.
  • Ainsi un personnage de roman est un produit de l’art : il emprunte à plusieurs modèles et c’est ce qui lui donne sa valeur humaine.

Citation :  Victor HUGO, William Shakespeare, 1864 : « Ô puissance de la toute poésie ! les [ personnages] types sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leurs pas sur le plancher, ils existent. Ils existent d’une existence plus intense que n'importe qui, se croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus de densité que l’homme. »

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      III- DES ÊTRES FICTIFS POUR MIEUX SE CONNAÎTRE

Mauriac est l'auteur d'une série de romans qui donnent une image sombre de la condition humaine déchirée entre les exigences du monde et de la chair et le souci de la grâce. Sa réflexion sur le romancier et ses personnages se fonde sur deux principes :

  • les pouvoirs du romancier sont limités, il ne crée pas « une humanité de chair et d’os », mais « une image transposée et stylisée » qui ignore les déterminations de l’inconscient et ne peut « faire concurrence à la vie» ;
  • la légitimité du roman ne vient donc pas de sa capacité à reproduire le réel mais de sa portée morale: il contribue à « la connaissance du cœur humain ».

Notre extrait articule nettement les deux notions de mensonge et vérité romanesques. Il précise d’abord que les personnages sont artificiels, truqués, puisqu’ils vont jusqu’au bout d’une passion qui est à travers eux clairement analysée. Et c ’est, paradoxalement, dans la mesure où ils échappent à l’insignifiance de la vie réelle que ces fantômes constituent des types riches d’enseignement pour les vivants en leur permettant de « voi[r] plus clair dans leur propre cœur » et de mieux comprendre leurs semblables.

Cette conception classique du personnage et du roman a été critiquée par Sartre, qui prenait plutôt comme modèle le roman américain. Dans un article de 1939, il reproche à Mauriac de ne laisser aucune liberté à ses personnages (« avant d’écrire il forge leur essence ») en adoptant « le point de vue de Dieu » alors qu’« un roman est une action racontée de différents points de vue ».

         Texte de François Mauriac

« On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s’expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d’un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L’essentiel, dans la vie, n’est jamais exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l’amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s’exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j’ose dire, dans une autre étoile, - l’étoile où les êtres humains s’expliquent, se confient, s’analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d’un trait appuyé, les isolent de l’immense contexte vivant et les observent au microscope.

Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doi¬vent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d’un de ses premiers livres, appelait des planches d’anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un senti¬ment, une passion que l’art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l’étudier ; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.

Les héros des grands romanciers, même quand l’auteur ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n’être pas la même pour chacun de nous, mais qu’il appartient à chacun de nous de découvrir et de s’appliquer. Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.»

François MAURIAC, Le Romancier et ses personnages, 1933 ©Éd. Buchet/Chastel,p. 155-158.

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Notions clés : Fonction du roman - Mensonge/Vérité romanesques - Personnages - Points de vue narratifs - Psychologie.

  • Les personnages de roman sont des êtres fabriqués pour permettre aux hommes de mieux se comprendre.

Citation: Georg LUKÀCS, Balzac et le réalisme français : « Seule l’invention de personnages tout à fait hors du commun permettait à Stendhal de représenter de façon parfaitement typique [...] la critique de la bassesse, du mensonge et de l’hypocrisie de la Restauration. »

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     IV- « CES ÊTRES D'UN GENRE NOUVEAU »

Dès le premier tome de la Recherche, le narrateur évoque sa relation à la littérature : à son coucher l’enfant écoute sa mère lui lire George Sand, ou bien il s’isole dans le jardin de Combray pour lire des romans. L’acte de lecture se fait selon un double mouvement : dans le domaine de la pensée, le jeune lecteur cherche à s’approprier « la richesse philosophique » et « la beauté du livre » que lui ont conseillé un professeur ou un ami ; dans le domaine des émotions, il participe intensément à l’action dramatique que vivent les personnages. Ce deuxième point conduit à analyser la nature du personnage de roman.

Contrairement à un préjugé populaire - c’est ici l’opinion de la domestique Françoise - qui dénie tout intérêt aux êtres de fiction, Proust montre que c’est justement parce qu’ils ne sont pas réels qu’ils plaisent au lecteur. Ce paradoxe s’appuie sur une conception de la nature humaine selon laquelle nos sens ne nous donnent pas accès aux émotions d’autrui : nous ne les partageons que si nous pouvons nous les représenter sous forme d’«images».

Ce texte a le mérite de dépasser l’opposition entre réalité et fiction : ce qui est vrai, ce sont les sentiments du lecteur, que seuls peuvent faire naître des êtres fictifs. II ouvre la voie à une réflexion moderne sur le personnage en montrant qu’il n’est qu’un ensemble de représentations et qu’il ne se constitue que dans l’intelligence et la sensibilité du lecteur.

          Texte de Marcel Proust

«Ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient dans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui que nous pourrons en être émus ; bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard ? Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception.»

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann (1913), Gallimard,coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t.1, p. 84-85.

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Notions clés : Lecture - Personnage - Plaisir.

  • Le personnage de roman n’est qu’un composé d’images affectives.
  • C’est pourquoi il touche directement la sensibilité du lecteur, qui peut croire ainsi à son existence.

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V- LE PERSONNAGE TYPE EST UN TROMPE-L’ŒIL

Depuis son premier ouvrage (Tropismes, 1939), Nathalie Sarraute s’intéresse à ces « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir ». Cette recherche l’a amenée à renouveler les techniques romanesques, notamment à rejeter le personnage de type balzacien et « la vieille analyse des sentiments ». Elle s’est reconnue ensuite dans le « nouveau roman » dont L’Ère du soupçon constitue le premier manifeste.

Selon elle, le personnage romanesque ne paraît plus crédible au lecteur moderne qui, depuis « Joyce, Proust et Freud », connaît « le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient ». Réciproquement, soucieux de rendre « la complexité de la vie psychologique, l’écri¬vain, en toute honnêteté, parle de soi » et renonce aux « types littéraires » et au « ton impersonnel ». Ce « nouveau roman », qui récuse la notion de personnage au nom des acquis de la psychologie moderne, suppose un lecteur actif et même créateur, prêt à se rendre « sur le terrain de l’auteur » (p. 90).

          Texte de Nathalie Sarraute

« Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu’on l’abandonne à lui-même, c’est plus fort que lui, typifie.

Il le fait - comme d’ailleurs le romancier, aussitôt qu’il se repose - sans même s’en apercevoir, pour la commodité de la vie quotidienne, à la suite d’un long entraînement. Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d’une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages. Comme au jeu des « statues », tous ceux qu’il touche se pétrifient. Ils vont grossir dans sa mémoire la vaste collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte et que, depuis qu’il a l’âge de lire, n’ont cessé d’enrichir d’innombrables romans.

Or, nous l’avons vu, les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent.

Aussi, par une évolution analogue à celle de la peinture - bien qu’infiniment plus timide et plus lente, coupée de longs arrêts et de reculs - l’élément psychologique, comme l’élément pictural, se libère insensiblement de l’objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. C’est sur lui que tout l’effort de recherche du romancier se concentre, et sur lui que doit porter tout l’effort d’attention du lecteur.

Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu’il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible de tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s’empare pour fabriquer des trompe-l’œil.»

Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, © éd. Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 86-88.

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Notions clés : Impersonnalité - Lecteur - Psychologie.

  • Le personnage balzacien se fonde sur des conceptions psychologiques dépassées.
  • Les recherches des nouveaux romanciers excluent la création de types et exigent un lecteur actif. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman : « Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu. »

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     VI- LA RÉCEPTION DU PERSONNAGE

Prolongeant la réflexion des théoriciens de la réception qui ont montré que « l’œuvre est [...] la constitution du texte dans la conscience du lecteur », Vincent Jouve entend « repenser la question du personnage à travers la lecture ». Étant donné son incomplétude (il n’est jamais entièrement décrit par le narrateur), le personnage de roman exige « une véritable “recréation” imaginaire » de la part du lecteur qui doit mobiliser sa connaissance du monde et de la littérature. Michel Picard a analysé « la lecture comme jeu » : « Le jeu dédouble celui qui s’y adonne en sujet jouant et sujet joué : ainsi y aurait-il un liseur et, si l’on ose dire, un lu. Le joué, le lu, seraient du côté de l’abandon [...]. Le sujet jouant, le liseur, seraient du côté du réel'. » Vincent Jouve, lui, distingue « trois régimes de lecture », correspondant à trois modes de réception du personnage :

  • « Le lectant » refuse l’illusion romanesque et adopte une attitude réflexive. Le personnage est reçu comme un « pion » qui « fait partie d’un texte ourdi par l’auteur » : le lecteur sensible à cet « effet-personnel » envisage le personnage par rapport à l’auteur du roman, perçu comme l’instance narrative et comme « l’instance intellectuelle qui, par le canal du texte, s’efforce de transmettre un “message” » : le « lectant jouant » s’interroge sur la stratégie narrative du romancier, le « lectant interprétant » sur le sens global de l’œuvre (fonction herméneutique), « ces deux réceptions du personnel romanesque [étant] très souvent imbriquées l’une dans l’autre ».
  • « Le Usant » correspond à « la part du lecteur victime de l’illusion romanesque ». Considéré en lui-même, le personnage est reçu comme une personne et cet « effet-personne » est à la source du plaisir de lire. La crédulité du lecteur (qui n’est pas totale) est une survivance de l’enfance, qui reparaît au premier plan dans la lecture comme dans le rêve : ce « moi de l’imaginaire », « fictionnel », narcissique, va jusqu’à s’identifier au personnage et cette identification ne doit pas être méprisée car elle est « indispensable à la construction du “moi” ».
  • «Le lu » concerne le « niveau de lecture où ce qui se joue, c’est la relation du sujet à lui-même, du moi à ses propres fantasmes » : il « appréhende le personnage comme un prétexte lui permettant, sous le couvert de l’alibi artistique et culturel, de vivre par procuration certaines situations fantasmatiques ». Quand 1’« effet-prétexte »joue ainsi, « la médiation du personnage libère le refoulé sans offenser nos défenses » et autorise des investissements pulsionnels inconscients dans la lecture romanesque.

         Texte de Vincent Jouve

« Les trois effets-personnages (pion, personne, prétexte), s’ils se complètent harmonieusement, font de la lecture une expérience enrichissante sur les plans intellectuel, affectif et fantasmatique. » Leur hiérarchisation varie selon l’objectif visé par le roman.

Ces considérations acquises, on peut distinguer une première catégorie de textes : ceux dont la réception s’organise autour de l’effet-prétexte du personnage, ne jouant que sommairement de son effet-personne et de façon quasi nulle de son effet-personnel. Le but affiché de ces romans (« littérature de gare », récits érotiques, romans à l’eau de rose, séries noires), que l’on peut ranger sous l’étiquette « littérature de masse », est de séduire le lecteur dans une visée ouvertement mercantile. L’efficacité des ressorts utilisés n’est plus à démontrer : les collections « SAS » et « Brigades mondaines » sont, depuis longtemps, des best-sellers. Dans un autre registre, le succès de la collection « Harlequin » est tout aussi éloquent.

Une autre catégorie recouvrirait l’ensemble des récits utilisant pleinement les trois effets du personnage, mais privilégiant tantôt l’effet-personnel (dans une visée didactique et militante), tantôt l’effet-personne (dans un souci de peinture réaliste et d’authenticité psychologique). Les romans de Rabelais et de Diderot relèvent du premier cas. Les géants de l’humanisme, Jacques et son maître ou le neveu de Rameau, sont d’abord à lire comme personnel herméneutique. Il s’agit, pour le lecteur, de relier ces personnages au projet qui les a fait naître : affirma¬tion de l’esprit de la Renaissance chez Rabelais, combat politique et culturel des Lumières chez Diderot. Sur le personnel herméneutique joue également toute la tradition du roman à thèse. La réception du personnage comme personne domine, elle, la littérature réaliste. Retranscrire le réel suppose une représentation fidèle 

des êtres et des choses. L’effet-personne doit, sinon éliminer, du moins dissimuler les effets prétexte et personnel. Les personnages de Balzac, de Zola ou des frères Goncourt ont pour souci constant de faire oublier leur nature linguistique. Qu’il s’agisse de convaincre le lecteur ou de lui faire illusion, que l’accent soit mis sur la fonction conative ou la fonction référentielle, l’objectif de ce type de romans est d’installer le lecteur dans un monde achevé et défini, concurrent du monde réel. Cet ensemble de textes comprend, on le voit, la majorité des œuvres romanesques. En raison de sa prédominance dans l’histoire littéraire, nous pro¬posons de le ranger sous l’étiquette « littérature classique ».

Enfin, une troisième catégorie, celle du Nouveau Roman et d’une partie des textes contemporains, réduit au minimum (voire, tente d’éliminer) le personnage-personne et le personnage-prétexte pour surévaluer le personnage-pion. L’objectif avoué de ces textes est de développer la conscience critique du lecteur. La revue « Tel Quel » a théorisé, à la fin des années 1960, un point de vue global et extrême sur la question. Dans un entretien avec Jacques Henric, Philippe Sollers déclare à propos de l’écriture « textuelle » : « Ce qui est contesté, ici, c’est l’histoire linéaire qui a toujours asservi le texte à une représentation, un sujet, un sens, une vérité ; qui réprime sous les catégories théologiques de sens, de sujet et de vérité l’énorme travail à l’œuvre dans les textes-limites. » Il s’agit de remplacer le consentement à l’illusion par un regard réflexif sur le texte. On comprendra que, dans cette perspective, la réception du personnage comme pion (c’est-à-dire pour ce qu’il est, une donnée du récit) ait une portée « libératrice ».

VINCENT JOUVE, L’Effet-personnage dans le roman (1998)

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Notions clés : Personnage - Réalisme - Réception.

  • Le mode de réception du personnage romanesque varie selon l’objectif de l’œuvre.

Citation: Michel Picard, La Lecture comme jeu : « Tout lecteur, qu’il le sache ou non, lit autre chose que ce qu’il pense lire, joue symboliquement mais véritablement avec des données qui lui échappent en partie. »

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     VII- ÊTRE AUTRE

Pour Danielle Sallenave, l’expérience littéraire est une expérience vitale qui donne accès à un monde revisité, examiné. Le roman, ainsi, a pour sujet « nous- mêmes, notre existence dans le monde», grâce à lui nous échappons à notre condition et mettons à l’épreuve des situations fictives. Cette analyse de la lecture romanesque s’appuie sur deux concepts d’Aristote : la fiction représente la réalité (c’est la mimèsis) ; mais en la transfigurant, en la tenant à distance, notamment par le dialogue entre narrateur et personnages, elle nous permet de « comprendre le sens de nos actions et de nos passions » (c’est la catharsis*, « l’allègement des passions passées par le filtre de la raison » - voir à ce sujet le texte 11).

Cela suppose une réévaluation du rôle du personnage. Le refus de la « psychologie vieillotte » de « la littérature d’assouvissement » ne doit pas conduire à faire des personnages « de simples “figures de papier” » : l’œuvre n’est pas pur langage, elle fait toujours référence au monde et engage dans une « quête du sens » et l’auteur qui produit le texte et le lecteur qui se l’approprie. Cette conception de la littérature se fonde sur une conception de l’homme défini, dans la tradition des Lumières, comme « sujet libre qui réfléchit sur sa vie afin de la gouverner ».

          Texte de Danièle Sallenave

Il faut le dire et le redire sans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La catharsis ne peut se passer du personnage. C’est une énigme, et c’est un fait : nous avons besoin de projection, de transfert, d’identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l’existence d’un personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu’organise la fable. Le fonctionnement même du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots ; et la vie même et l’âme de l’auteur de se couler vivantes dans la figure de papier qui le représente. Et qui, dans le même temps, le sauve [...].

Est-ce à dire que notre lecture hallucinée oublie de voir dans le personnage un être de fiction, et nous fait croire à son existence hors du texte ? Non pas. Le personnage vit, sans doute : mais nous savons fort bien de quelle vie. C’est la vie d’une illusion. Ni plus ni moins. Le personnage existe, mais dans la fiction, d’une existence fictive. Comme le roi Lear « existe » sur la scène, d’une existence scénique.

L’illusion littéraire suppose un consentement à la croyance temporaire dans la réalité imaginaire des choses fictives. « Héros » d’Homère ou personnage de Balzac, ou simple voix, sans corps ni sexe, de la fiction moderne, le personnage est « entre deux mondes », issu de l’expérience imaginaire ou réelle de l’auteur, et de l’agencement « mimétique » de ses actions, le personnage vient vers le lecteur comme une proposition de sens à achever. Pour parvenir à cette fin, l’auteur a dû lui-même se métamorphoser en un être de fiction, en une figure de pensée, le narrateur, qui se constitue dans l’ordre même qu’il impose à ses objets. L’auteur, en un sens, est devenu un personnage de son propre roman, il se met lui aussi à exister « entre deux mondes », entre le monde de la fiction et le monde vrai auquel il appartient encore un temps. C’est sur ce modèle que le lecteur va plus tard se couler.

Ce battement du réel et de l’imaginaire qui nous saisit pendant la lecture est l’essence de la fiction dramatique ou épique. Une feinte, tout entière au service de la création romanesque, du bonheur du lecteur, du fonctionnement de la fiction. Car l’essentiel est là : le relais maintenant peut être pris ; c’est au lecteur d’agir. La pensée s’est emparée de son objet, les actions (et les passions) ; elle en a constitué la figuration nécessaire pour que nous puissions y entendre notre voix, et tenter, espérer, d’y « éclairer notre énigme ». À la compréhension des causes s’adjoint alors l’allègement des passions passées par le filtre de la raison.

Le personnage me fait accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C’est par lui que le roman peut se faire expérience du monde, en m’obligeant à devenir moi aussi un être imaginaire. En lisant, je me livre, je m’oublie ; je me compare ; je m’absorbe, je m’absous. Sur le modèle et à l’image du personnage, je deviens autre. Comme disait Aragon : « Être ne suffit pas à l’homme / Il lui faut / Etre autre».

Autre par la médiation du personnage, autre, afin de devenir moi-même et, passant par ma propre absence, ayant fait le deuil de moi-même, capable de comprendre ce qu’il en est de ma vie. C’est ce que Sartre appelait la « générosité » du lecteur : cette mort feinte, cette transmutation provisoire par quoi j’accède au sens, à la compréhension.

Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules ; il se fait une âme ouverte ; un cœur régénéré.

Danièle SALLENAVE, Le Don des morts. Sur la littérature, © Éd. Gallimard, 1991, p. 132-134.

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Notions clés : Catharsis - Fonction de la littérature - Humanisme - Lecteur - Mimèsis - Narrateur - Personnage.

  • Être de fiction, le personnage de roman s’offre à l’identification mais aussi à la compréhension du lecteur.
  • Il lui permet ainsi de mieux se connaître et de se libérer de ses passions.

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