Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk est un roman de Jules Verne (1828-1905), publié à Paris en feuilleton dans le Magasin d’éducation et de récréation du 1er janvier au 15 décembre 1876, et en volume chez Hetzel la même année.

Le sous-titre inscrit parfaitement l’œuvre dans le projet d’ensemble des «Voyages extraordinaires», couronné quatre ans plus tôt par l’Académie française: l’immensité des étendues sibériennes constitue, autant que l’Afrique (voir Cinq Semaines en ballon) ou les espaces vierges de l’océan et des pôles (voir Voyages et Aventures du capitaine Hatteras, Vingt Mille Lieues sous les mers), un défi à l’aventure. Épreuve d’autant plus probante qu’elle va s’effectuer sans recours à d’autres forces que celles dont est capable l’individu. 

Résumé du roman

Première partie

Une invasion tartare menace de couper la Sibérie du reste de la Russie. L’ennemi est commandé par un officier russe renégat, Ivan Ogareff. Le misérable projette de s’introduire traîtreusement dans Irkoutsk pour livrer la ville et le grand-duc, son gouverneur, frère du tsar. Un homme connu pour sa bravoure, Michel Strogoff, est envoyé en toute hâte pour déjouer ce plan. Natif de Sibérie, il connaît tous les dangers de sa mission (chapitre 1).

Deux journalistes, le Français Alcide Jolivet et l’Anglais Harry Blount, semblent suivre la même route, ainsi qu’une mystérieuse jeune fille. Le train les emporte vers Novgorod, à travers un pays frappé de terreur où le soupçon est dans tous les regards. La belle personne se nomme Nadia Fédor. Elle désire rejoindre son père, exilé. Strogoff la fait passer pour sa sœur et poursuit son voyage avec elle, par les fleuves et les chemins. Ils affrontent tornades et bêtes féroces dans les montagnes sauvages de l’Oural et atteignent Ekaterinenbourg. Sous l’identité du marchand Nicolas Korpanoff, le messager du tsar échappe à la vigilance des espions d’Ogareff. Mais tandis qu’on traverse l’Irtyche, les Tartares attaquent le bac et capturent les voyageurs (Chapitres 4-13).

Laissé pour mort, Michel Strogoff est recueilli et soigné par un moujik d’Omsk, sa ville natale, occupée par les envahisseurs. Malheureusement, sa vieille mère, Marfa, le reconnaît et le signale involontairement à l’attention des sbires d’Ogareff. Sa mission devient donc beaucoup plus périlleuse, et il finit par tomber aux mains de l’ennemi, en même temps que les deux intrépides journalistes (Chapitres 14-17).

Deuxième partie

Mais les Tartares ne l’identifient pas dans la masse de leurs prisonniers. Jolivet et Blount sont libérés. Quant à Strogoff, il est mêlé au même convoi que sa mère et Nadia. Les deux femmes, épiées par la bohémienne Sangarre, créature d’Ogareff, font mine de ne pas le reconnaître. Le renégat décide alors de soumettre Marfa Strogoff au supplice du knout, pour obliger le héros à se dénoncer lui-même. Il le condamne à avoir les yeux brûlés par la lame d’un sabre chauffée à blanc. S’étant emparé de la lettre du tsar dont Strogoff était porteur, Ogareff veut prendre sa place. L’aveugle, désormais inoffensif, est abandonné à lui-même. Mais Nadia s’évade et le guide vers Irkoutsk. Un jeune homme, Nicolas Pigassov, les aide à traverser le Ienissei et à arriver à Nijni-Oudinsk. Hélas! les Tartares les capturent de nouveau. Par miracle, Strogoff et Nadia parviennent à tromper leur surveillance. Quant au pauvre Pigassov, ils le retrouvent dans la steppe, horriblement supplicié (1-9).

Ils s’embarquent avec des Russes en exode sur un radeau pour tenter de rejoindre Irkoutsk à travers les eaux du lac Baïkal et de l’Angara. Les deux journalistes croisent de nouveau leur route. Il faut repousser des loups affamés et forcer le siège de la ville, courageusement défendue par le grand-duc. Même les exilés politiques, commandés par Wassili Fédor, père de Nadia, participent à la lutte. Mais Ivan Ogareff, se faisant passer pour Strogoff, est déjà dans la place. Il a fait enflammer du pétrole à la surface de l’Angara, pour incendier une partie de la ville et semer le trouble parmi ses défenseurs. Pourtant, contre toute attente, Nadia et le vrai Michel Strogoff arrivent à temps pour le démasquer. Le misérable croit qu’il aura tôt fait d’assassiner un aveugle. Mais il découvre avec terreur que cette cécité était feinte: au moment où le fer incandescent aurait dû lui ôter la vue, les larmes de Strogoff, se volatilisant sur la cornée, ont fait écran, et annihilé l’effet de la chaleur. C’est lui qui tue Ogareff. Nadia retrouve son père, réhabilité par le grand-duc pour avoir repoussé l’attaque des Tartares, définitivement mis en déroute par l’intervention d’une armée de secours. Nadia et Strogoff se marient avec la bénédiction de Fédor et de la mère du héros (10-15). 

Analyse de Michel Strogoff

Dans l’univers de Jules Verne, la Russie tsariste apparaît comme l’antithèse totale de l’Angleterre ou des États-Unis, terres de la modernité triomphante. Il s’agit d’un monde de lourdes traditions, caractérisé par l’archaïsme et la tyrannie. À la fureur tartare s’oppose en fait un État à peine moins contestable, selon les critères de la civilisation humaniste. Le pouvoir autocratique du tsar est largement dénoncé tout au long de l’œuvre. Ainsi la police, omniprésente, est-elle évoquée sans complaisance: «Avec la police russe, qui est très péremptoire, il est absolument inutile de vouloir raisonner. Ses employés sont revêtus de grades militaires, et ils opèrent militairement.» La déportation en Sibérie des opposants au régime apparaît comme la marque la plus évidente du despotisme. Surtout si l’on considère l’arbitraire qui en décide, comme tend à le prouver l’exemple de Wassili Fédor, médecin honnête et valeureux, dont l’idéalisme est le seul tort: «Son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l’ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au-delà de la frontière.» C’est à peine si l’esprit libéral du souverain vient tempérer la dureté d’institutions impitoyables. L’aspect primitif des techniques, des communications, des mœurs et des mentalités suggère une civilisation de démesure et d’inhumanité dont les traits farouches s’impriment jusque dans l’âme du héros.

Michel Strogoff est capable d’une maîtrise de ses émotions qui va souvent au-delà de tout sentiment. Il peut ainsi rester imperturbable face à sa mère, dès lors que sa mission en dépend. Comment, a posteriori, sachant qu’il n’était pas aveugle, expliquer son indifférence à l’égard des souffrances de Nadia, qui continue à le guider malgré son épuisement extrême? Tout concourt à justifier les termes employés par le narrateur pour le décrire: «Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers disposés mécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de force.» Qu’importe si les machines manquent dans ce monde, puisque les hommes peuvent démontrer assez de ressources et d’obéissance pour les remplacer? «Il était un exécuteur d’ordres. Il possédait donc l’une des qualités les plus recommandables en Russie, suivant l’observation du célèbre romancier Tourgueniev, qualité qui conduit aux plus hautes positions de l’empire moscovite.»

On retrouve là bien des stéréotypes attachés à l’esprit slave et à son prétendu fatalisme. On en voit l’illustration à travers le moujik qui sauve Strogoff tout en remarquant, désabusé: «Une récompense! Les fous seuls en attendent sur la terre.» On aura confirmation de cette curieuse psychologie chez Nicolas Pigassov, le télégraphiste au grand cœur qui continue à transmettre dans le fracas de la bataille des dépêches sans importance qu’il s’applique à ne pas lire: «Mon devoir étant de les oublier, le plus court est de les ignorer.»

On est bien loin des héros prométhéens comme Hatteras, Nemo ou Robur: Strogoff place toute son obstination dans une sorte de servitude volontaire. Il parvient à son but en se laissant presque toujours entraîner par la force des choses et des éléments, le cours des fleuves notamment, ou l’exode des populations. Prisonnier, il ne cherche pas à s’évader dès lors qu’on l’amène là où il veut se rendre. Tenu pour aveugle, il se laisse guider, s’abandonnant au destin qui le porte.

Le roman fait triompher la vision d’un univers immobile, figé dans une histoire totalement répétitive, étrangère à toute notion de modernité: «Cette invasion, inutile comme toutes celles qui s’attaquent au colosse russe, [...] fut très funeste [aux Tartares].» Même quand l’innovation s’y fait une place, elle semble inadéquate, anachronique et déplacée dans un tel cadre, vouée à un rôle futile et dérisoire. Ainsi apparaît le télégraphe, en complète contradiction avec les difficultés auxquelles se heurte la circulation matérielle des êtres et des choses, dans l’immensité de l’espace russe. Cette impression se trouve accentuée par la confrontation ironique avec le monde des démocraties industrielles représenté avec humour par les journalistes Blount et Jolivet. Les deux frères ennemis soulignent partout où ils passent le caractère exotique et lointain d’une réalité qu’ils ne prennent pas au sérieux, malgré la gravité tragique des événements vécus par le héros: «Ils avaient pu s’échapper [...] avant que les flammes de l’Angara eussent atteint le radeau. Ce qui avait été noté par Alcide Jolivet sur son carnet, et de cette façon: “Failli finir comme un citron dans un bol de punch!”»

Pourtant, rien de plus profond, sur le plan symbolique, qu’un tel récit, construit comme l’exploration initiatique de toutes les structures de la parenté. Telle semble être la signification de cette fuite hors du regard dangereux de la mère, de cette recherche du père, de cette fausse sororité imposée à Nadia avant de devenir conjugalité. N’est-ce pas, d’ailleurs, toute une réflexion œdipienne qui s’affirme dans la comédie de la cécité? Au-delà d’une quête individuelle, il s’agit pourtant d’une nécessité politique. Mise en scène depuis les premières pages, l’unité fragile de l’empire, contredite par une hétérogénéité physique et morale apparemment insurmontable, doit être rétablie par les liens du sang. Grâce à Michel Strogoff, le tsar et le grand-duc, son frère, sont de nouveau reliés. Le trop vaste pays est habité désormais dans toutes ses parties par des individus réunis dans un même réseau familial: la vieille Marfa Strogoff à Omsk, Wassili Fédor à Saint-Pétersbourg, tandis que Michel et Nadia peuvent aller de l’un à l’autre. Reconstruite entre les deux pôles indispensables représentés par un père et une mère, la nature admet davantage la légitimité des institutions qu’on lui impose.

 D. GIOVACCHINI

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