La lutte entre le désir de solitude de Rousseau et son besoin de société est le thème central des Rêveries.

Au cours des deux années qui ont précédé sa mort en 1778, Jean-Jacques Rousseau a composé les dix méditations des Rêveries du promeneur solitaire. Combinant des arguments philosophiques, des anecdotes amusantes et des passages lyriques et descriptifs, elles témoignent du sentiment d'isolement et d'aliénation du grand écrivain français vis-à-vis d'un monde qui, selon lui, a rejeté son œuvre. Alors qu'il erre dans Paris, contemplant des plantes et rêvant, Rousseau jette un regard sur sa vie afin de justifier ses actions et d'élaborer son idéal d'une société bien structurée adaptée à l'homme naturel noble et solitaire.

Résumé des Rêveries du promeneur solitaire 

La première promenade s’ouvre sur la situation présente de Rousseau et sur la présentation de ce qu’il entend narrer, entre autobiographie parcellaire et description de la nature enchante­resse, en somme « un informe journal de (ses) rêveries » mené dans la solitude. Illustrant ce qu’il a dit de sa piètre santé, il évoque cette journée à Ménilmontant où, renversé par un chien danois, il est rentré chez lui ensanglanté et s’est évanoui ; la nou­velle de cet accident, amplifiée en rumeur alarmante, a alors com­blé de joie ses ennemis et attristé ses amis, qui avaient déjà lancé une souscription afin de publier les manuscrits de leur compa­gnon qu’ils croyaient mort (deuxième promenade).

La troisième promenade reprend le thème antique de l’ap­prentissage de la mort ; le vieillard doit solidement établir ses principes de vie et se préparer du mieux possible à l’échéance prochaine. C’est la voie dans laquelle Rousseau s’est depuis longtemps engagé, essayant d’acquérir la sagesse et la justesse du jugement dont ses œuvres philosophiques portent témoi­gnage ; cela lui a en fait valu une hostilité quasi générale qui, malgré l’amertume qu’il en a éprouvée, n’a pu le détourner de son idéal.

La quatrième promenade revient une fois de plus (voir Les Confessions) sur la fameuse affaire du ruban volé par Rousseau qui a laissé accuser la cuisinière de son forfait ; sans dissimuler ses remords, il insiste sur sa volonté d’être fidèle à la vérité, dis­simulant plus volontiers le bien qu’il a fait que les fautes qu’il a commises.

La cinquième promenade rappelle avec bonheur et émotion son séjour sur l’île de Saint-Pierre, ses longues méditations sur la nature et sa passion de l’herborisation.

La promenade suivante le montre en train d’herboriser à Gen- tilly. C’est là qu’il a l’habitude de rencontrer le même petit men­diant auquel il fait l’aumône. Cependant, il s’est ainsi créé envers l’enfant une sorte d’obligation morale qui transforme le plaisir charitable en contrainte d’autant plus désagréable que celui-ci a appris son identité. C’est pourquoi il fait désormais un détour pour l’éviter, concluant de cette expérience que l’homme aime son prochain par nature, et non lorsqu’il y est contraint, d’où le malheur de l’individu en société.

La septième promenade consiste en un long éloge de la bota­nique, et plus largement de la nature qui détourne des hommes et donne des plaisirs à l’âme sensible du narrateur. Il reprend ensuite (huitième promenade) le fil de ses méditations en oppo­sant ses malheurs passés à sa situation présente : revient alors le mythe personnel du complot universel fomenté contre lui, contre lequel il a d’abord tenté de réagir pour ensuite s’abandonner à une bienfaisante solitude.

La neuvième promenade revient sur l’un des reproches majeurs qu’on lui a faits : l’abandon de ses enfants.Rousseau le justifie en expliquant que, malgré son amour pour l’enfance, il se savait inca­pable de les élever et a préféré les soustraire à l’éducation désas­treuse de sa belle-famille. Il évoque ensuite ses marches dans les campagnes autour de Paris : Clignancourt, La Muette, et se remé­more alors une fête champêtre donnée chez Mme d’Épinay. La promenade s’achève sur la rencontre émue d’un vieil invalide.

L’ultime promenade, interrompue par la mort de l’auteur, esquisse un dernier hommage à Mme de Warens pour le cinquan­tième anniversaire de leur rencontre.

Analyse des Rêveries du promeneur solitaire

► Un personnage centré sur lui-même ou l’avènement du sujet

Dans Les Rêveries, nées de notes prises sur des cartes à jouer, l’écriture se tourne résolument vers l’intériorité du sujet : à l’ins­tar des Confessions, l’objet du discours se recentre sur l’auteur lui-même, par l’entremise d’un projet autobiographique qui signe l’entrée du sujet dans la littérature comme unique objet de l’écri­ture, à rebours des exigences classiques d’un Pascal pour lequel « le moi est haïssable ». La rêverie devient ainsi une possibilité pour le narrateur de se saisir lui-même, c’est-à-dire d’analyser son moi au rythme de son pas, de sorte que l’écriture brouille dans son mouvement passé et présent, réinventant celui-là dans celui- ci. Au fil de ses promenades, Rousseau réunifie paradoxalement son existence à partir de l’errance même de la marche, selon une volonté de dépouillement qui met au jour une sensibilité exa­cerbée qui en fait très évidemment l’un des précurseurs du romantisme.

► L'effet de la nature sur le personnage 

Si l’influence de Rousseau sur les générations à venir est évi­dente, c’est d’ailleurs sans doute moins par son goût de la nature (au demeurant très net) que par le fait que les paysages naturels sont moins décrits pour eux-mêmes que pour l’effet qu’ils suscitent dans l’intériorité de celui qui les contemple. La description suit en effet un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, de sorte que la nature ne constitue en fait que le prétexte (sans employer ce terme dans une acception péjorative) à la méditation du sujet. Dès lors, le rapport de Rousseau à celle-ci est moins d’ordre scientifique (l’herborisation) que subjectif et même religieux, notamment lorsqu’il affirme que l’harmonie et la beauté du monde témoignent de la sagesse de l’Être éternel, selon une ana­lyse qui influencera le Chateaubriand du Génie du christianisme.

► Une écriture ibre, fluide et muiscale

L’évocation de la primauté du sentiment dans Les Rêveries ne doit cependant nullement conduire à voir dans le texte une écriture « sentimentaliste », fondée sur l’effusion vague ; à l’in­verse, le sentiment se trouve porté à son expressivité maximale par une volonté de justesse lexicale qui pourtant ne se crispe jamais sur un savoir ou un resserrement stylistique excessif. La parole se fait même ici plus détachée que dans Les Confessions, car Rousseau s’éloigne d’une éloquence à visée persuasive pour libérer une écriture plus fluide, musicale, se confondant souvent avec le poème en prose (voir notamment la cinquième prome­nade). Écriture dont on pourrait dire qu’elle acquiert une liberté d’allure en accueillant tout à la fois ce qui se présente au regard du marcheur et les divers souvenirs qui émergent à la surface de sa conscience, par la grâce d’une phrase qui prend la mesure des paysages et épouse naturellement l’expérience temporelle qu’elle fixe dans sa présence.

Citations des Rêveries du promeneur solitaire

  • Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de l'abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.
  • De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu'ils fassent, d'être en dépit d'eux ce que je suis.
  • J'étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu.
  • Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi.
  • J'ai toujours cru qu'avant d'instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi.
  • Les petites privations s'endurent sans peine, quand le coeur est mieux traité que le corps.
  • Quoi que fassent les hommes, le ciel à son tour fera son oeuvre.
  • J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état...
  • Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien ; car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi.
  • Si j'eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j'aurais été bienfaisant et bon comme lui.
  • Si j'étais resté libre, obscur, isolé, comme j'étais fait pour l'être, je n'aurais fait que du bien : car je n'ai dans le cœur le germe d'aucune passion nuisible.
  • C'est la force et la liberté qui font les excellents hommes. La faiblesse et l'esclavage n'ont fait jamais que des méchants.
  • Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même.
  • Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'épuise pas...
  • S'il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c'est un hommage que l'honnête homme doit rendre à sa propre dignité.
  • Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance.
  • Soyons toujours vrai au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses.
  • La jeunesse est le temps d'étudier la sagesse; la vieillesse est le temps de la pratiquer. L'expérience instruit toujours, je l'avoue; mais elle ne profite que pour l'espace qu'on a devant soi.
  • L'adversité est sans doute un grand maître, mais ce maître se fait payer cher ses leçons et souvent le profit qu'on en retire ne vaut pas le prix qu'elles ont coûté.
  • Faut-il s'étonner si j'aime la solitude? Je ne vois qu'animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours.
  • La vérité dépouillée de toute espèce d'utilité même possible ne peut donc pas être une chose due, et par conséquent celui qui la tait ou la déguise ne ment point.
  • C'est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose sont des crimes affreux dans le monde, et je paraîtrais à mes contemporains méchant et féroce quand je n'aurais à leurs yeux d'autre crime que de n'être pas faux et perfide comme eux.
  • Là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse ...

Citations extraites des Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778, édition posthume 1782)

Texte extrait des Rêveries du promeneur solitaire 

Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frere, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable & le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les rafinemens de leur haine quel tourment pouvoit être le plus cruel à mon ame sensible, & ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachoient à eux. J’aurois aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux & de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d’un coup-d’œil sur ma position. C’est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe, pour arriver d’eux à moi.

Depuis quinze ans & plus que je suis dans cette étrange position, elle me paroît encore un rêve. Je m’imagine toujours qu’une indigestion me tourmente, que je dors d’un mauvais sommeil & que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que jaye fait sans que je m’en aperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis vu précipité dans un cahos incompréhensible où je n’apperçois rien du tout ; & plus je pense à ma situation présente, & moins je puis comprendre où je suis.

Eh ! Comment aurois-je pu prévoir le destin qui m’attendoit ? Comment le puis-je concevoir encore aujourd’hui que j’y suis livré ? Pouvois-je dans mon bon sens supposer qu’un jour, moi le même homme que j’étois, le même que je suis encore, je passerois, je serois tenu sans le moindre doute pour un monstre, un empoisonneur, un assassin, que je deviendrois l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que me feroient les passans seroient de cracher sur moi ; qu’une génération toute entiere s’amuseroit d’un accord unanime à m’enterrer tout vivant ? Quand cette étrange révolution se fit, pris au dépourvu, j’en fus d’abord bouleversé. Mes agitations, mon indignation me plongerent dans un délire qui n’a pas eu trop de dix ans pour se calmer, & dans cet intervalle, tombé d’erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j’ai fourni par mes imprudences aux directeurs de ma destinée autant d’instrumens qu’ils ont habilement mis en œuvre pour la fixer sans retour. 

Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778, édition posthume 1782)

Articles liés à Jean Jacques Rousseau 

Fiche de lecture sur Du contrat social de Rousseau: définition, résumé et commentaire

Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : résumé, analyse et citations

Fiche : Les lumières (XVIIIe siècle)