Présentations du recueil les Yeux d'Elsa

Les Yeux d’Elsa, rassemblant des poèmes de dates diverses, ont été publiés, au plus fort de la guerre, le 15 mars 1942 à Neuchâtel, en Suisse, dans Les cahiers du Rhône.

Ce recueil composite peut surprendre à première lecture. Il s’inscrit pourtant dans une réflexion sur la poésie, que Louis Aragon poursuit depuis son entrée en littérature, sans rompre pour autant avec les exi­gences de son engagement politique.

Placée sous l’égide d’Elsa Triolet, sa compagne d’origine russe et elle-même écrivain, la poésie de Louis Aragon oscille entre deux pôles : la « communication publique » et la « confidence intime » selon l’expres­sion de J. Gaucheron.

Notre parcours s’ordonnera en cinq étapes :

1. Une poésie de circonstance(s)

Après sa participation à la Première Guerre mondiale, une nouvelle fois, Louis Aragon est convoqué au grand rendez-vous de l’Histoire.

2. Une poésie de combat et « de contrebande »

À une époque où d’autres écrivains acceptent de colla­borer avec l’ennemi, Louis Aragon choisit le combat dans la Résistance.

3. Poésie pure ou chant patriotique ?

À la « poésie pure » préconisée par Paul Valéry et consacrée par un ouvrage de l’abbé Brémond, Louis Aragon préfère les accents d’un « chant national ».

4. Renouer avec le passé culturel de l'a nation pour combattre l’idéo­logie

Le poète, puisant dans la poésie du Moyen Âge, veut montrer la continuité de la poésie française à travers les âges au moment où une autre culture cherche à s’imposer.

5. Un nouvel art poétique

Dans cette recherche des origines de la poésie, Aragon poursuit sa propre réflexion sur l’écriture poétique.

Ces sources d’inspiration et ces préoccupations d’un écrivain attentif à son art éclairent la composition du recueil.

1. Les Yeux d'Elsa:  une poésie de circonstance (s)

« Je ne pense pas que l’on puisse comprendre quoi que ce soit de moi si on omet de dater mes pensées et mes écrits. »

Voilà ce que déclare Louis Aragon en 1966, dans sa « Postface au Monde Réal ». La vie et l’œuvre sont étroitement liées, et l’on ne peut comprendre l’une sans l’autre.

Après sa rupture avec André Breton et le mouvement surréa­liste, son implication toujours plus grande dans les luttes menées aux côtés du parti communiste, Louis Aragon va être confronté aux tragiques événements de la Seconde Guerre mondiale et faire partie d’un réseau de Résistance.

Mobilisé le 2 septembre 1939, Aragon est affecté en février 1940 au GSD 39, à la 3e DLM, comme chef d’une section de bran­cardiers. Il part avec sa compagnie, à travers la Belgique, à la ren­contre des troupes allemandes. Puis, c’est la retraite, le repli sur Dunkerque et l’encerclement. Brève « escale » en Angleterre avant son rapatriement en France où, le 19 juin, il traverse la Loire avec son régiment, à Angers, aux ponts de Cé. Le 24 juin, Louis Aragon retrouve sa compagne, Eisa Triolet, à Javerlhac. Tandis qu’à Paris, Drieu La Rochelle pend la direction de la NRF et interrompt la publication des écrits d’Aragon, le poète, après un bref séjour à Varetz, partira avec Eisa à Carcassonne où séjournent nombre d’écrivains et où il rencontre Pierre Seghers.

Dès lors, sa vie et la Résistance se trouveront mêlées. Bien plus tard, dans France Nouvelle, en octobre 1959, Aragon explique les raisons de son engagement :

« J’étais à peine arrivé à Carcassonne, redevenu civil, que j’y rece­vais la visite de Pierre Seghers venu d’Avignon ; il venait tout natu­rellement me demander ce qu’il fallait faire, et déjà nous établis­sions un plan pour entraîner les écrivains dans cette lutte sourde qui commençait. »

Avec ses amis Jean Paulhan, Joë Bousquet et Julien Benda, Louis Aragon collabore à la revue Poésie 40, bientôt censurée par Vichy. Ainsi, les écrits de guerre seront-ils diffusés clandestine­ment. Retiré à Nice, dès le 31 décembre 1940, le couple Aragon - Eisa Triolet renoue avec le parti communiste clandestin par l’intermédiaire de Georges Dudach dépêché depuis Paris. En juin 1941, tous trois seront arrêtés par les Allemands après avoir fran­chi la ligne de démarcation. C’est au cours de son emprisonne­ment à Tours que Louis Aragon écrit Richard Cœur de Lion.

Après sa libération, Aragon, avec son amie, se rend clandesti­nement à Paris, où avec J. Paulhan et J. Delcour, il conçoit l’orga­nisation du Comité national des écrivains et des lettres françaises, expression de la Résistance. Ce n’est que le 1er novembre qu’Aragon et Eisa Triolet reviennent à Nice, terre d’exil.

Ces événements dramatiques — et surtout l’encerclement dans la poche de Dunkerque (qu’il racontera plus en détail dans son roman autobiographique Les Communistes) — inspirent et expli­quent certains poèmes du recueil, comme « La Nuit de Dunkerque », l’évocation dans « Plus belle que les larmes » de « Ce reflet des flammes de l’enfer Que le faro du Nord à tout jamais saoula »

(Les Yeux d’Eisa, p. 82, Éditions Seghers) Dans « La Nuit de Mai » les souvenirs de la guerre de 1914-18 et de la débâcle de 1940 interfèrent à travers la mémoire hallucinée du poète :

« Interférences des deux guerres je vous vois Voici la nécropole et voici la colline Ici la nuit s’ajoute à la nuit orpheline Aux ombres d’aujourd’hui les ombres d’autrefois »

Dans cet univers où tout se défait, la nuit symbolise le retour au chaos ; et l’ellipse du verbe dans le dernier alexandrin rend plus saisissante l’évocation d’un Enfer où s’égarent les survivants.

La guerre évoquée par le poète n’est pas celle qui appelle le guerrier à l’héroïsme ou flatte les vertus des conquérants. « La brume », « Le silence », « La nuit » enveloppent le champ de bataille ; les soldats égarés ressemblent à des « spectres ». C’est le retour de la barbarie. Et Aragon clame sa révolte :

« Ah c’est fini Repos qui de vous cria Non Au bruit retrouvé du canon Faux Trianon D’un vrai calvaire à blanches croix et tapis vert »

(« La Nuit de Mai », p. 58, Édition Seghers)

La syntaxe brisée par les interjections, l’antithèse soulignée par l’emploi du contre-rejet (« Faux Trianon » / « D’un vrai cal­vaire »...) et l’utilisation du chiasme (« blanches croix » / « tapis vert ») impriment à cet alexandrin un rythme syncopé qui connote le désarroi de l’écrivain. Car déjà, renaissent les idéologies trom­peuses et s’élèvent les voix des faux prophètes :

« Il se fait de nos jours de folles chanteries on dirait que le ciel est troué de clameurs »

(«Lancelot », p. 90, Éditions Seghers) 



2. Une poésie de combat et une poésie de « contrebande »

« Honte au penseur qui se mutile, /Et s’en va, chanteur inutile,/  Par la porte de la cité ! » (.Fonction du poète, Victor Hugo, Tome VI p. 27, Éd. Le Club)

« Roucoule oiseau tandis que le bateau se fend » (Les Yeux d’Eisa, Louis Aragon, p. 90)

Alors que René Char choisit de garder le silence et de lutter dans le maquis du Vercors, les armes à la main, Aragon fait de sa poésie une arme redoutable dans la lutte contre l’occupant. Ainsi écrit-il « en première ligne » selon l’expression de Valère Staraselski. Visé par les invectives et les anathèmes que lance contre lui, depuis Paris, Drieu La Rochelle (son ancien ami !) qui dénonce « le communiste militariste et belliciste de 1935 - 1939 » et le qualifie de « Chevalier Rouge », Louis Aragon clame sa poésie aux « Cuivres... des orages ».

Déjà, dans son article, « La Rime en 1940 », publié en préface au Crève-Cœur, il affirme la nécessité pour les poètes de « mainte­nir, même dans le fracas de l’indignité, la véritable parole humaine » ; de « faire chanter les choses », à une heure où l’homme « est profondément humilié, et plus entièrement dégradé que jamais ». Il s’agit de se battre sur deux fronts : répondre aux attaques des néo-nazis et inciter les écrivains à entrer en lice pour participer à « ce grand tournoi » en l’honneur de la France. C’est dans un tel contexte qu’il écrira le poème intitulé « Plus belle que les larmes » qui sera diffusé par la radio de la zone occupée un matin d’octobre 1941. Face aux compromis, à une idéologie qui épouse scandaleusement les « valeurs » du nazisme, il « fallait qu’une voix s’élevât, qui fût plus forte », pour reprendre cette injonction prêtée à Aragon célébrant le Victor Hugo de Guernesey. Cette voix - parmi bien d’autres - fut celle d’Aragon à une époque où des écrivains sont exécutés par les forces d’occupation. Encore, fallait-il qu’elle fût entendue !

Pour échapper à la censure, Louis Aragon adopte une réforme poétique qu’il appelle la « poésie de contrebande ». Cette poésie doit s’adresser à tous, et pour cela, adopter non pas un langage commun, trivial, mais un langage tel que « la discussion porte(rait) sur » ce qui est dit non sur « comment c’est dit », comme le poète l’expliquera à Dominique Arban, au cours d’une interview. Ce sera un langage de « tradition nationale » tel qu’il l’a expérimenté, déjà, dans le poème « Les Croisés », extrait du recueil Le Crève-Cœur et publié le 10 mai 1940. Eléonore d’Aquitaine, bannie de France, est l’emblème de la liberté après quoi les poètes soupirent. Ainsi, adoptant des figures de l’Histoire ou de la Légende, Aragon peut faire comprendre aux Français les enjeux de l’occupation :

« À partir de là j’ai pu commencer à parler aux Français, sans être gêné par le gouvernement de Vichy, me servant de moyens qui, considérés comme traditionnels, semblaient pour cette raison ne pas tomber sous le coup des lois. »

Et le poète fait son éducation dans « le domaine de la contre­bande, c’est-à-dire dans le domaine du sens ». Car le texte devient l’agent de la contrebande politique et surtout nationale. Ainsi, à l’initiative de l’amiral Esteva qui pensait naïvement soutenir le prestige de la France devant la Commission d’armistice alle­mande, paraît, dans un journal de Tunis, le poème « Plus belle que les larmes ».

Or ce que l’amiral ignore c’est qu’il s’agit là d’une riposte aux attaques virulentes de Drieu la Rochelle contre « l’équipe de mal­faiteurs » qui aurait « fonctionné » dans la littérature française de 1909 à 1939 et plus particulièrement contre Louis Aragon, quali­fié de « Chevalier Rouge », à une époque où le marxisme est puni de mort ! Dans ce poème, la forme classique du vers, le martèle­ment des mots scandent la conviction de l’écrivain, usant du pro­cédé le plus souvent utilisé par ceux qui ont redouté la censure, l’ironie ou l’antiphrase :

« 11 paraît qu’en rimant je débouche les cuivres et que ça fait un bruit à réveiller les morts » (p. 82, Seghers)

C’est déjà, comme par prémonition, une réplique à ceux qui, après la guerre, lui reprocheront l’emphase de ses vers de « mirli­ton » ! La poésie doit changer de registre et de forme pour répondre aux sollicitations des événements :

« Ah, si l’écho des chars dans mes vers vous dérange, s’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu c’est qu’à l’orgue l’orage détruit les voix d’ange.

Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs » (p. 82)

L’intonation sarcastique accentuée par l’absence volontaire de ponctuation fait résonner la clausule de la strophe. C’est un poème dont les accents peuvent rappeler la voix de Victor Hugo dans Les Châtiments, ou plus loin encore, celle d’Agrippa d’Aubigné composant Les Tragiques, au moment des guerres de religion. Et la protestation du poète s’élève par delà le « bâillon » que l’on essaie de lui imposer :

« Vous pouvez condamner un poète au silence. Et faire d’un oiseau du ciel un galérien. Mais pour lui refuser le droit d’aimer la France il vous faudrait savoir que vous n’y pouvez rien » (p. 83)

Dans ce poème, on peut lire ces quelques vers :

« Il y a dans le vent qui vient d’Ailes des songes Qui pour en parler haut sont trop près de mon cœur Quand les marais jaunis d’Aunis et de Saintonge Sont encore rayés par les chars des vainqueurs » (p. 84)

Or, ces « songes » étaient ceux qui étaient liés au congrès du parti communiste à Arles en 1937. Et nombre de lecteurs, sai­sissant l’allusion, ont fait parvenir à Aragon des lettres lui deman­dant comment faire pour retrouver le contact avec la Résistance.

Par delà le message politique, l’écrivain prétend édicter un « code d’honneur et d’espoir » pour redonner courage à tous les « géants humiliés », à ces « millions d’Archimèdes » de qui la France attend la venue (« L’Escale », p. 57).

Et Louis Aragon, poète de la Résistance, choisit tour à tour pour emblème l’aronde rétive qui résiste à la séduction de « l’aigle fait rossignol », la « Salamandre » qui chante à travers le feu :

« À travers le feu nous crions Notre chanson de Salamandre » (Pour un chant national, p. 77)

Il s’identifie à Lancelot, chevalier de la Table Ronde amoureux de la reine Guenièvre, pour vouer à la France même fidélité :

« Et pauvre qu’elle soit je porterai sa traîne, je n’ai d’autre azur que ma fidélité » (Lancelot, p. 91)

Plus allégoriquement dans le poème « l’Escale », Aragon est la « vigie » qui, dans cette nef des fous où l’on joue sur le pont « un jeu d’enfer », tandis que les mutins pourrissent dans la cale, voit à l’horizon une île qui retient prisonnière.

La France, « nouvelle Andromède » enchaînée au rocher, atten­dant sa délivrance d’un « moderne Persée » demande au poète de transmettre son appel tandis que « Méduse aux yeux d’argent » tourne autour d’elle.

 

Dans cette prosopopée, un pathétique dialogue se noue entre la France et la « vigie » :

« Va dire au monde sourd qu’une seule Andromède Qu’il croit au cœur des mers à jamais oubliée Peut esclave mourir à son rocher liée » (p. 57)

Car c’est de l’appel au peuple de France que retentissent les vers d’Aragon, comme dans le poème « Richard Cœur de Lion » où le chant du captif, comparé à l’étoile de Bethléem, s’adresse à « tous les bergers les marins et les images » (p. 74) pour les appe­ler à la résistance. 



3. « Poésie pure » ou « chant patriotique » ?

« Ah sourdra-t-il de la bataille une mélodie à la taille immense de nos horizons »  (Pour un chant national, p. 77)

Dans un pays ravagé par la guerre, « donner voix aux morts, aux vivants et plonger ses doigts dans la cendre y débâillonner les grillons » (p. 77), tel est le devoir de chaque poète. C’est dans ce contexte que se justifie l’écriture de cinq poèmes où, reprenant la tradition de la poésie didactique, il expose le rôle et les devoirs d’un écrivain dans un pays privé de liberté. Quatre de ces poèmes : « Richard Cœur de Lion », « Pour un chant national », « Contre la préssipure », « Ce que dit Elsa » sont rassemblés dans le recueil Les Yeux d’Eisa. Le cinquième, « Langage des statues », paraîtra plus tard, en 1943, dans En français dans le texte (Éditions Ides et Calendes). Les destinataires sont les poètes contemporains qui sont invités à adapter leurs activités poétiques aux exigences de l’époque. Chaque texte met l’accent sur des aspects différents de la poétique préconisée par Aragon et nécessite la recherche de clefs particulières. Le poète lui-même s’en expliquera en 1968 dans l’interview accordée à Dominique Acahn :

« J’expérimentais un vers dont le but était d’amener les gens à rechercher la clef, laquelle était pour bien des raisons plus facile à trouver pour ceux qui éprouvaient les mêmes sentiments que moi »

(Aragon parle avec Dominique Arban. Editions Seghers 1968)

« Richard Cœur de Lion » reprend le cri d’un prince captif au retour de la croisade, privé — comme Louis Aragon — de toute possibilité de s’exprimer autrement qu’à mots couverts :

« Je ne dois pas dire ce que je pense,/  Ni murmurer cet air que j’aime tant. » (p. 73)

Mais sa chanson « pure comme l’eau fraîche », « blanche à la façon du pain d’autrefois » (p. 74), franchira les murs de la prison pour porter son message à tout un peuple, celui des « bergers », des « marins » et des « mages »... qui répondra « au chant de Richard Cœur de Lion » (p. 74) et

« Quel que soit le nom dont nous l’appelions, / La liberté comme un bruissement d’ailes Répond au chant de Richard Cœur de Lion »

« Pour un chant national » répond sans doute à un recueil d’un jeune poète Alain Borne, intitulé Neige et 20poèmes (« Poésie 41 »).

Jouant sur le rapprochement de deux noms, Alain Borne / Bertrand de Born (troubadour du XIIe siècle), Aragon, parodiant les thèmes de la poésie élégiaque, affirme, non sans ironie, qu’il est temps de renoncer à une poésie amoureuse,

« Où les demoiselles choisies Comme au beau temps de l’unicorne Attendent un Bertrand de Born » (p. 75)

Il faut « partir pour la croisade » suivant, d’ailleurs, l’exemple de ce même poète qui sut, « lorsque vint la grêle », moduler son chant au gré des événements. Car « la flûte se perd dans les cuivres » (p. 77).

L’élégie doit céder la place à la poésie de combat, et Aragon entonne le péan, chant patriotique, inventé par les poètes grecs pour exciter le courage des soldats partant à la bataille : « O chanteurs enflez vos narines D’une musique alexandrine » (p. 78)

La poésie se fait discours ou harangue : « Mais qui saura ce cri reprendre ?» (p. 77)

L’exhortation de Louis Aragon s’adresse aux poètes qui, renon­çant aux « mots bleus dont nous nous grisons », sont invités à choi­sir une « poésie active », selon l’expression de Dominique Arban, et à inventer un langage adapté aux combats et à la révolte, un langage communicable à tous :

« Il faut une langue à la terre Des lèvres aux murs aux pavés Parlez parlez vous qui savez Spécialistes du mystère Le sang refuse de se taire » (p. 77)

Car la poésie ouvre accès à la connaissance et à la prise de conscience, à l’heure où « le malheur... étreint ».

Le troisième poème intitulé « Contre la poésie pure » pastiche, dans sa facture, tous les artifices d’une poésie prétendument raffi­née, éloignée de toutes les contingences de la réalité, et surtout celle de Paul Valéry pour qui Aragon semble n’éprouver que du mépris, surtout après la publication de « La cantate du Narcisse » dans la Nouvelle Revue française de Drieu La Rochelle. C’est à ce poème, d’ailleurs, qu’Aragon, à titre de raillerie, emprunte le décor, « la fontaine », et ses environs, et on y retrouve le mythe de Narcisse puisque l’eau est tour à tour, comme chez Paul Valéry, reflet et miroir :

« Doux mentir de tes eaux poésie ô miroir Fable entre les roseaux »... (p. 81)

En apparence donc, c’est une Ode à la poésie composée d’une succession de quintils qui ne comportent que deux rimes, dont l’une (féminine) est redoublée et prolonge la mélodie.

Ainsi s’esquisse, selon un rythme savant (à un décasyllabe suc­cèdent trois alexandrins prolongés par un octosyllabe plus concis), le tableau du paradis terrestre :

« Le passereau le merle et la mésange Le paon le rouge-gorge et le chardonneret Y donnent un .concert que les grands cerfs dérangent Et que jalousement dans leurs ailes les anges Surveillent du toit des forêts » ( p. 79)

La satire d’un « angélisme poétique » qui, selon l’expression de Wolfgang Babilas exigerait des adeptes de cette poésie la renon­ciation de tout contact avec le monde réel, dénonce ceux qui se font complices, par leur attentisme ou leur indifférence, des crimes de l’occupant. Mais ce monde idyllique ne peut satisfaire « l’aronde toute noire et son gorgerin clair » (p. 80), qui porte l’insigne du deuil. Elle est de toute évidence l’emblème d’une conception poétique qu’Aragon nommera dans les autres textes, « chant national » ou « poésie de circonstance ». L’importance de son rôle est soulignée par la pluralité des termes qui la désignent : « veuve », « aronde », « hirondelle », « Andromaque du vent » et « Chimène ». L’emploi de la métaphore « veuve » entraîne tout un réseau d’images comme « refus », « deuil », « fidélité ». L’hirondelle ne saurait se laisser séduire par « l’aigle » en qui l’on peut voir le porte-parole de la « poésie pure », ou même le représentant de l’Empire allemand visant à gagner les écrivains à une collabora­tion intellectuelle avec l’idéologie nazie :

« Au fond des asphodèles L’aigle fait rossignol chante pour l’hirondelle Un long minuit de vers luisants » (allusion métonymique à l’uni­forme des soldats allemands ? « Contre la poésie pure, » p. 80)

 En ce sens, ce dernier vers serait un exemple de la poésie de contrebande préconisée par Aragon, portant : « Un thème caché dans son thème », (« Ce que dit Eisa », p. 105)

 Le poète, comme l’« aronde », rejette, non seulement les séduc­tions idéologiques de l’ennemi, mais aussi l’attrait d’une poésie indifférente à l’égard des événements et susceptible de se mettre au service de l’occupant. C’est un message politique où Louis Aragon proclame sa fidélité aux valeurs de la culture française et met tout écrivain en demeure de prendre parti devant les « orages » qui s’abattent sur son pays.

 « Ce que dit Eisa » laisse la parole à la femme, inspiratrice du poète, qui condamne l’obscurité de ses références poétiques empruntées aux chansons de geste : « laisse là Lancelot laisse la Table Ronde Yseut Viviane Esclarmonde » (p. 103). Elle lui conseille de renouer avec des sujets plus simples : « un ciel pur », « un enfant », « un chant dans la rue », « une fleur dans les prés » (pp. 103-104)

 Dans ce texte s’opposent les métaphores désignant la poésie épique, « l’orchestre des tonnerres », l’éclat des « cuivres », dont Aragon aime faire résonner son chant, et les accents d’une poésie lyrique naissant de la souffrance même du poète exifé : « Que ton poème soit le sang de ta coupure / Comme un couvreur sur la toiture/ Chante pour les oiseaux qui n’ont où se nicher »  (« Ce que dit Eisa », p. 104)

 Tous ces poèmes écrits la même année révèlent, comme l’écrit Wolfgang Babilas dans son excellent article consacré à la lecture d’un poème poétologique d’Aragon : « Contre la poésie pure », que l’écrivain parie pour « une poésie de la vie, de la réalité qui est dans les circonstances données, une réalité sanglante ». 

4. Un impératif pour combattre l’idéologie nazie : renouer avec le passé culturel de la nation

Pour redonner au peuple de France une conscience nationale, au milieu de tant de voix divergentes, il faut, face à ceux qui pro­clament la « décadence » du pays, retrouver les valeurs du terroir.

Car « jamais la poésie, la culture française dont nous sommes les indignes dépositaires, n’ont été à l’épreuve d’une époque pareille à celle-ci » écrit Louis Aragon à Max Pol Fouchet dans une lettre datée du 31 mai 1941.

Ainsi, idéologiquement, se justifie le recours au Moyen Âge, et plus particulièrement à la poésie du XIIIe siècle : c’est dans le patri­moine littéraire que le poète « à la recherche d’un langage qui soit celui de notre temps, de notre peuple, et à la fois de la plus haute vague » (Œuvre poétique, t. VI édition de 1990) trouvera des res­sources, quand la liberté est en danger et que règne la censure. Plusieurs textes importants sont écrits, à ce sujet, au moment de la guerre. « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », rédigée en juin 1941 et mise en appendice du recueil Les Yeux d’Eisa (Seghers), ainsi que la préface à ce même recueil datée de mars 1942 et intitulée, reprenant le vers de Virgile qui débute L’Enéide, « Arma virumque cano », puisent à cette source le modèle d’une « poésie nationaliste du vers » (p. 24). Dans le premier essai, ce qui revient à la mémoire de Louis Aragon stationné à Ribérac et qui, à l’annonce de la signature infamante de l’armistice par le maréchal Pétain, cherche une « issue pour revoir les étoiles » (p. 117), c’est le nom d’Arnaud Daniel, poète en langue d’oc, cité dans « le Purgatoire » de Dante comme le troubadour de la poésie courtoise, la fin amor.

En lui, l’écrivain moderne voit l’inventeur d’une nouvelle forme d’art, le « clus trover », poème énigmatique usant d’un lan­gage inaccessible au vulgaire dont il faut trouver le sens et la clé, et grâce auquel le troubadour peut chanter les beautés de la Dame élue en présence de son seigneur et mari... Louis Aragon le célèbre comme l’initiateur de la « poésie de contrebande » qu’il pratique lui-même pour déjouer les ruses des censeurs et tromper la vigilance ennemie, en un temps où « il faut redouter même le silence » (Richard Cœur de Lion, p. 73). Le choix de ce cadre poé­tique n’est donc pas innocent : pour Louis Aragon, le XIIe siècle est celui qui inventa les genres poétiques, les thèmes et les héros de la littérature française dont on trouvera l’écho dans sa poésie. « Dans un temps où (le) pays (était) divisé et par la langue et dans sa terre... où il y avait un roi de Paris, et un roi d’Angleterre qui tenait la moitié de la France » (p. 122), « Maître Arnaud » reste le poète qui permit que se développât « une poésie qui porta plus haut et plus loin que les étendards (des) princes, la grandeur fran­çaise » (La Leçon de Ribérac, pp. 122-123, Seghers).

Autre modèle encore choisi par Aragon pour s’opposer à Jean Giono qui avait déclaré préférer « vivre à plat ventre » à résister, celui de Chrétien de Troyes, créateur du « roman » où fusionnent « l’amour provençal » et la « légende celtique », « miroir de la société féodale française, de ses mœurs, de ses grandeurs et di­ses faiblesses » (pp. 133-134) et qui fut à l’origine du Roi Arthur et des mythes de la Table Ronde. Évoquant les figures de Lancelot du Lac et de Perceval, Louis Aragon y voit « la sublimation, le per­fectionnement aussi de cette morale courtoise qui devait gagner l’Europe à la France » (p. 126). Revendiquer ce passé, c’est donc faire l’éloge de la patrie et de son rayonnement à un moment où « la force brutale » l’opprime. Il est d’autres valeurs dont Aragon qui se veut l’émule des troubadours et des chevaliers proclame la pérennité. Pour lui, la morale courtoise n’est pas un abâtardisse­ment de la virilité, « une morale de midinette », comme semble le croire Henri de Montherlant, mais elle est « le prélude des idées qui feront plus tard de la France le flambeau du monde » (p. 128), et l’affirmation de l’unité du pays, par delà les dissensions des princes du moment. L’incarnation de cet idéal courtois c’est la figure légendaire de Perceval, « porteur de vérité », « le chevalier aux Armes vermeilles » (p. 135) qui peut servir de modèle aux combattants. Et, après avoir fustigé l’individualisme ou l’égotisme, incarnés par Maurice Barrés et André Gide, le poète réclame le droit de s’inspirer du Moyen Âge, non pour fuir le présent, mais « en un temps de valeur méconnue » pour proclamer sa fidélité à un héroïsme dont témoignent « des milliers d’exemples vivants » : « C’est eux que je salue en Perceval, le chevalier Vermeil » (p. 138). Renouer avec le passé littéraire de la France ce n’est donc pas se complaire à des « vieilleries poétiques » mais utiliser tous les thèmes et toutes les techniques dans le combat mené par les poètes résistants. Et si Louis Aragon préconise le modèle du « clus trover », de « l’art fermé » prôné par Arnaud Daniel, ce n’est pas dans le but de privilégier l’hermétisme de l’expression poétique au détriment de la clarté du sens, c’est, bien au contraire, pour donner à « chaque mot une importance exagérée » qui attirera l’attention du lecteur et fera appel à sa perspicacité.

Reprenant l’exigence d’Isidore Ducasse : « la poésie doit être faite par tous », Louis Aragon voit dans la reprise de l’histoire de la poésie française et du vers français (qu’il expose dans sa préface au Yeux d’Eisa, non pas « une leçon qui se répète bien apprise », ni des recettes à appliquer pour ceux qui cherchent les rimes dans

les dictionnaires, mais « le sanglot organique et profond de la t'rance... parler de toute la terre et de toute l’histoire dont chaque poète est l’héritier, l’interprète ». Chaque écrivain est redevable à ceux qui l’ont précédé. Tel Du Bellay prônant « l’innutrition » des textes antiques, dans sa Défense et illustration de la langue fran­çaise, Louis Aragon, nourri de culture médiévale et humaniste, n’hésite pas à imiter et à le dire : « car j’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées ». « Tout le monde imite tout le monde ne le dit pas » (p. 13). En parcourant le recueil, un lecteur attentif trou­vera plusieurs exemples de ces emprunts et de ces imitations, guidé en cela d’ailleurs par Aragon lui-même, multipliant les notes explicatives — autant de points de repères — au bas de sa préface. Mais ce n’est pas là « pure singerie » (Du Bellay) car chaque poème est adapté aux circonstances, ou aux idées défen­dues par le poète. « Bichard Cœur de Lion », souvenir de la « Complainte du prisonnier » écrite par le roi normand prisonnier en France, a été conçu lors de l’internement de Louis Aragon, à Tours et, si l’on y trouve des réminiscences, c’est que le poète, tel Richard Cœur de Lion, chante la Liberté.

« La liberté comme un bruissement d’ailes / Répond au chant de Richard Cœur de Lion » (« Richard Cœur de Lion », p. 74)

« Lancelot », reprenant la légende du « chevalier à la charrette » inventée par Chrétien de Troyes, est un prétexte pour affirmer la fidélité du poète à une Dame aux couleurs de la France :

« On me verra trembler mais non pas lui faillir » (Lancelot, p. 74)

Ailleurs, dans le recueil, dans le cycle « Les Plaintes », Louis Aragon retrouvera les accents de la « Canso », ce « chant » des troubadours, pour dire tour à tour le malheur du pays ou l’amour de la Dame.

 5. Les yeux d'Elsa d'Aragon : un nouvel art poétique

L’adoption de cette forme poétique, esquissée déjà dans un poème du Crève-Cœur : « Les Croisés », n’est pas uniquement le résultat de la pression des circonstances, mais celui d’un travail de longue haleine. Les Yeux d’Eisa, tout comme le Crève-Cœur, sont l’aboutissement d’une réflexion et d’un entraînement d’écri­ture, resté secret pour une grande part confie rétrospectivement Aragon à Dominique Arban. C’est l’aboutissement d’une longue recherche sur les vers français et sur les ressources de la rime.

Renonçant au vers libre, si pratiqué durant sa période surréaliste, Aragon en revient à une forme plus « classique » de la versifica­tion. Il réfléchit sur les ressources de la métrique, sur « la possibi­lité de créer une forme moderne de la métrique, qui fût en appa­rence, pour les gens, la métrique du vers régulier, sans l’être à proprement parler, avec des moyens d’expression qui n’étaient pas ceux de la métrique habituelle » (Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers). Ce n’est pas la recherche gratuite d’un poète érudit, mais le désir de forger un instrument répondant mieux aux exigences du moment : « Une lettre de plus à la rime, c’est une porte sur ce qui ne se dit point » écrit-il dans son essai la Rime en 1940, en préface au Crève-Cœur. Il faut briser la routine des « rimes classifiées » pour créer un effet de surprise, et provo­quer l’étonnement du lecteur.

Ainsi, il ne s’agit pas de codifier des règles poétiques, d’offrir aux écrivains un dictionnaire de rimes, mais d’inventer, selon l’expression de Guillaume Apollinaire, des prosodies person­nelles. Foin des détracteurs de la rime, « ces ignorantins qui croient qu’on joue du piano avec des pédales » (p. 15). Si la rime a été méprisée c’est faute de s’être renouvelée, imposant des modèles figés et « l’abus d’une pure gymnastique » (La Rime en 1940) dans lesquels un langage nouveau ne pouvait trouver place. Dans la lignée d’Apollinaire, il élabore une plus grande souplesse de la rime, cherchant à « redéfinir les rimes masculines et fémi­nines » (p. 17) sans hésiter à transgresser « les règles ou la mode ».

Et Aragon, tel « le prestidigitateur qui brûle ses tours sitôt faits » (p. 19) ne craint pas, dans sa préface aux Yeux d’Eisa, de livrer le secret de son art au public, ni de montrer comment il a composé une strophe en renchérissant sur les règles de la prosodie. Usant des ressources du vers et des rimes rédupliquées, Aragon com­pose, ainsi, une strophe à double lecture, dans laquelle est obtenu « un vestige du rythme et un vestige du sens » (J. Gaucheron, « L’homme par son chant traversé », article publié par la revue Europe en mai 1991).

« O revenants bleus de Vimy vingt ans après / morts à demi, je suis le chemin d’aube hélice qui tourne autour de l’obélisque et je me risque / Où vous errez Malendormis Malenterrés » (« La Nuit de Mai », p. 58)

Le poème propose, ainsi, une double lecture qu’explicite Aragon (pp. 19-20). La démarche de l’écrivain est de rendre la poésie émouvante grâce aux ressorts du métier poétique. Par ces

innovations, la poésie s’affirme, avant tout, comme l’art du lan­gage : « il n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage, et, à chaque pas, réinvention de ce langage » (Les Yeux d’Eisa, pré­face). Ainsi, la réflexion sur les ressources de la rime aboutit à une définition de la poésie, comme « cette alchimie » qui transforme en beauté les faiblesses du vers. Il suffit de multiplier les rimes intérieures, soit dans un même vers, soit tout au long d’une strophe pour pallier l’insuffisance de certaines rimes. Et l’expres­sion utilisée par Aragon, « faire de faiblesse beauté » évoque le but de toute poésie : « faire des faibles moyens du langage un instru­ment de force et de beauté » (J. Gaucheron). Ainsi en est-il pour ce quatrain extrait de la « Nuit de Mai » :

« Les vivants et les morts se ressemblent s’ils tremblent Les vivants sont des morts qui dorment dans leurs lits Cette nuit les vivants sont désensevelis Et les morts réveillés tremblent et leur ressemblent » (« La Nuit de Mai », p. 38)

La rime est composée de deux verbes conjugués au même temps et à la même personne ; pour « faire passer » cette rime jugée « faible », Louis Aragon multiplie les rimes intérieures créant ainsi un jeu d’écho où le son et le sens se conjuguent pour évoquer cet univers où les vivants et les morts se confondent. Les audaces de la versification permettent la recherche de l’insolite, de la surprise dans un autre poème qui fait briller la fulgurance de l’image, à la manière des surréalistes :

« On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande Des insectes défont leurs amours violentes / Je suis pris au filet des étoiles filantes » (« Les Yeux d’Eisa », p. 34)

C’est, dans Cantique à Eisa, l’explosion d’une virtuosité, palette des talents de l’artiste. Ainsi ce quintil où les allitérations et les assonances prolongent en écho l’évocation d’une poésie, hom­mage ou plutôt « gerbe » offerte à la femme par son amant : « Je tresserai mes vers de verre et de verveine / Je tisserai ma rime au métier de la fée / Et trouvère du vent je verserai la vaine / Avoine verte de mes veines / Pour récolter la strophe et t’offrir ce trophée » (Cantique à Elsa, « La constellation », p. 100)

Le rythme musical emporte le poète en une folle orchestration dans ce poème « Elsa-Valse » où l’impression typographique détache les séquences :

« Cette valse est un vin qui ressemble au Saumur,/ Cette valse est le vin que j’ai bu dans tes bras » (« Elsa-Valse », p. 110)

Poème du souvenir où la nostalgie de ce qui n’est plus se module en une sorte de lamento...

« Puis la vie a tourné sur ses talons de verre Le tzigane du sort changea le violon » (p. 111)

La poésie se fait « bel canto ».  Et la résonance des textes d’Aragon tient à ce chant qui court d’une strophe à l’autre : non point les échos d’une « chanson populaire » héritée du folklore « Mais vrai, je n’ai jamais vu écrire des chansons »... mais les res­sources du « carmen », « image magique » autant qu’ « image musicale » : « je chante l’homme et les armes et en ce sens, oui je chante, et je n’ai forgé mon langage pour rien d’autre, de longue date, pour rien d’autre préparé cet instrument chantant » (préface au recueil, Les Yeux d’Eisa, p. 30). Comme la « canso » des trouba­dours, les poèmes d’Aragon sont faits pour être déclamés afin de saisir la trame lyrique qui les parcourt. Ainsi, dans cette strophe extraite du poème : « Plainte pour le grand descort de France », les reprises anaphoriques des mêmes tournures syntaxiques, le réseau des assonances prolongent la mélancolie de la complainte : « S’il se pouvait un chœur de violes violées S’il se pouvait un cœur que rien n’aurait vieilli Pour dire le descort el l’amour du pays S’il se pouvait encore une nuit étoilée S’il se pouvait encore » (Plainte pour le grand descort de France, p. 67)

« Chant », « chanson », « complainte »... le champ lexical se poursuit tout au long du recueil pour qualifier l’art du poète. C’est par son chant repris par les vaincus que le « poète-vigie » de l’Escale exhorte les Français humiliés :

« Ah soulevez le ciel millions d’Archimèdes Qui chantez ma chanson géants humiliés » (p. 57)

L’appel lancé par Richard Cœur de Lion est « une chanson pure »... « sachant monter au-dessus de la crèche, si bien, si haut que les bergers la voient » (p. 74).

Telle l’étoile de Bethléem. « Flûte », « orgue » ou « cuivres », le poème résonne sous le coup des événements et la violence des émotions. Et soudain, le langage commande, comme si l’autono­mie de son mouvement prenait le pas sur l’intention poétique : « le poème grandit m’entraîne, tourbillonne. / Ce Saint Laurent pressant le Niagara voisin. / Les cloches des noyés dans ses eaux tourbillonnent. / Comme un petit d’une lionne, il m’arrache à la terre aux patients raisins ». (« La constellation », p. 100)

Tourbillon des rimes, des sonorités, variété étourdissante des strophes utilisées, tels sont les ressorts de « cette poésie ardente » pour reprendre l’expression d’Apollinaire. Devant l’explosion de cette virtuosité, le lecteur — comme l’auteur — est pris de « ver­tige ». « Je n’ai rien demandé à ce que je lis que le vertige », voilà ce que déclare Louis Aragon, au début de son essai J’abats mon jeu (Éd. EFR, 1959). Ce vertige est obtenu par le travail d’« un extraordinaire faiseur » ( J. Gaucheron). Il naît dans la libération de l’imagination, dans l’initiative laissée aux mots soudainement rassemblés, comme dans ce quatrain des Yeux d’Eisa, inaugurant le recueil :

« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire / J’ai vu tous les soleils y venir se mirer / S’y jeter à mourir tous les désespérés / Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire »  (.Les Yeux d’Eisa, p. 35)

Car le poète adapte tous les modes, tous les styles pour faire chanter son texte. Poésie complexe à l’extrême que celle d’Aragon ! C’est l’emploi des distiques qui dans « La Nuit de Dunkerque » permet, à la manière des impressionnistes, une suc­cession de tableaux qui se déroulent devant les yeux du poète :

« Dans la mer où les morts se mêlent aux varechs, les bateaux ren­versés font des bonnets d’évêque » (p. 39)

« Il monte dans le soir où des chevaux pourrissent comme un pié­tinement de bêtes migratrices » (p. 39)

Dans un poème plus acrobatique, Louis Aragon, pour évoquer le désarroi et la déroute, joue sur une reprise homophonique dont le retour lancinant est accentué par la brièveté du mètre choisi : l’octosyllabe :

« J’ai traversé les ponts de Cé C’est là que tout a commencé »

Parfois, la strophe se fait plus savante, comme dans le poème « L’Escale », composé de huitains sur un système de deux rimes embrassées, mais disposées en chiasme (abba/baab) :  « Les voyageurs d’Europe entre eux parlaient d’affaires, Les yeux de la vigie adoraient l’horizon Dans la cale où valsaient d’obscures salaisons Le rêve des mutins se tordait dans les fers Oublions qu’ils ont soif puisque nous nous grisons Sur le pont promenade on joue un jeu d’enfer Des marchands de bétail que les vents décoiffèrent En quatre coups de dés perdaient leurs cargaisons »        (« L’Escale », p. 56) 

Dans cette allégorie se devinent les allusions à la réalité contemporaine où des gouvernants bradent leur pays pendant que les combattants meurent dans les fers. Le chant prend corps et forme dans cette réalité même « si rugueuse à étreindre » (« Le Fou d’Eisa »). Il est « l’espoir qui dit “ À suivre... ” au bas du feuilleton sinistre de nos pas » (« Ce que dit Eisa », p. 104).

 Partant d’une réflexion sur la prosodie classique et ses écarts, inventant de nouveaux rythmes pour vivifier son inspiration, Louis Aragon prend conscience de la dimension lyrique de sa poésie, « profération à pleine voix », selon l’expression de J. Gaucheron.

Marie-Laurence Montals