RÉSUMÉ D'UNE VIE

En 1819, une jeune fille, Jeanne Le Perthuis des Vauds, quitte son couvent rouennais pour regagner la propriété familiale des Peuples, tout près d’Yport en Normandie. Pleine de rêves d’amour et d’espérances de réussite, elle goûte une vie libre et saine auprès de la mer, sa fidèle compagne. Mais son père lui présente le vicomte Julien de Lamare, un coureur de dot, dont elle tombe amoureuse. Elle se retrouve mariée à dix-sept ans.

Le jour de la cérémonie, Rosalie, la servante, sanglote sans que l’on sache pourquoi. Quant à Jeanne, elle vit sa nuit de noces comme un viol... Elle découvre cependant le plaisir au cours de son voyage de noces en Corse et connaît un bonheur éphémère avant de regagner la propriété normande des Peuples. Elle souffre alors d’autant plus de solitude et d’ennui que ses parents ont quitté le château. Julien, avare et parfois violent, ne lui apporte aucun réconfort. Un événement inattendu vient pourtant rompre la trame monotone du quotidien : Rosalie, qui dissimulait sa grossesse, accouche brusquement, refusant d’avouer le nom du père de l’enfant. Mais Jeanne surprend celle-ci dans le lit de son mari Au bord du suicide, elle apprend qu’elle est elle-même enceinte et va de désillusion en désillusion Rosalie lui avoue que Julien la trompait déjà au temps de leurs fiançailles

A dater de ce jour, la jeune femme se résigne à sa morne existence. Sa seule joie est d’accoucher à son tour d’un fils, Paul, qu’elle va entourer d’une affection exclusive qui confine à l’idolâtrie. Croyant avoir rencontré une amie sincère dans la comtesse Gilberte de Fourville, épouse d’un hobereau des environs, elle est à nouveau trahie : les chevaux de Gilberte et de Julien, attachés dans un petit bois, lui révèlent son infortune...

A peine l’annonce d’une deuxième maternité lui a-t-elle apporté quelque espoir que la mort de Julien, assassiné avec Gilberte par le comte de Fourville, provoque une fausse couche. La jeune veuve reporte alors toute son affection sur Paul. Mais le garçon, trop gâté, dépense son argent en parties de plaisir. Il cesse bientôt de voir sa mère et accumule les dettes. Il disparaît enfin à Londres avec une fille entretenue et dilapide l’héritage paternel.

Après la mort de son père, Jeanne, épuisée de chagrins, doit vendre les Peuples et s’installer dans une maison modeste avec Rosalie, revenue auprès d’elle en veuve enrichie et avisée. Guettée par la folie, elle traîne lamentablement son ennui jusqu’au jour où elle décide de retrouver son fils à Paris. Mais Paul est parti sans laisser d’adresse et Jeanne, après ce nouvel échec, sombre dans une profonde dépression. Le printemps et une lettre de son fils lui apporteront pourtant un regain de jeunesse : Paul, dont la compagne se meurt, lui apprend qu’il a une petite fille et le roman s’achève sur l’arrivée du bébé, qu’il lui confie. « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit », conclut Rosalie...

 I - LA DIFFICILE GENÈSE D’UN PREMIER ROMAN

Le projet romanesque d’Une vie, encouragé par Flaubert, a probablement été conçu par Maupassant dès 1877 «Flaubert s’est montré fort enthousiaste du projet de roman que j’ai lu, écrit le jeune auteur à sa mère. Il m’a dit:Ah oui, cela excellent, voilà un vrai roman, une vraie idée.” »

Toutefois, après une foisonnante période d’écriture au printemps 1878, Maupassant, peut-être accaparé par ses tâches administratives au ministère de l’Instruction publique, semble en panne d’inspiration : «Je me sépare de plus en plus de mon pauvre roman, confie-t-il à son maître j’ai peur que le cordon ombilical soit coupé... » Ce n’est qu’en 1881, après la mort de Flaubert et le succès de Boule-de- suif qu’il reprend son projet: il en publie deux parties sous forme de nouvelles, l’or un soir de printemps et Histoire corse.

Achevé en 1882, le roman sera publié en feuilleton dans le journal Gil Blas à partir de février 1883 : « C’est, lit-on dans l’annonce, l’histoire très intéressante d’une femme depuis l’heure où s’éveille son cœur jusqu’ à sa mort... » Paru en librairie en avril suivant, le livre connaît un réel succès : 25 000 exemplaires sont vendus, consacrant le succès de scandale du romancier, dont l’ouvrage est interdit dans les bibliothèques de gare, garantes de moralité en littérature...

II - UNE VIE... DES JOURS

Points de vue

Considéré comme le plus «flaubertien» des romans de Maupassant, Une vie repose sur un principe narratif qui rappelle Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale : l’évocation, par un narrateur « neutre », de la suite des événements qui composent, dans la linéarité de leur succession chronologique, la « vie» d’un personnage principal. Mais, contrariant l’existence de ce narrateur extérieur qui justifie le récit à la troisième personne, la primauté est sans cesse donnée au regard de Jeanne, à travers lequel le lecteur perçoit ou éprouve sensations et événements.

A la différence de ce qui se passe dans Pierre et Jean, il ne s’agit presque jamais ici d’une introspection intellectuelle des choses, d’une investigation psychologique des sentiments ou d’une analyse des faits par l’héroïne. C’est au contraire de l’émotion éprouvée, de la sensation perçue que se nourrit le plus souvent son point de vue. Ainsi, au moment du départ de ses parents, Jeanne se laisse-t-elle envahir par la présence « ressentie » des pommes, du cidre, de l’odeur de l’étable autant d’effets sensoriels qui provoquent, comme une douloureuse prémonition, «la sensation vive de l’isolement de tous les êtres que tout désunit ».

Répétitions et séries

Le pressentiment qu’éprouve Jeanne est représentatif de l’écriture d’ Une vie : baliser la « vie » et sa suite de «jours » indifférenciés par une multitude d’échos, de répétitions, de réminiscences qui créent pour le lecteur une sorte d’architecture implicite et démentent ainsi la succession explicite des quatorze chapitres du roman:

— des signes prémonitoires relient secrètement des scènes éloignées dans le temps : ainsi au chapitre 1, Jeanne découvre le rébus de son histoire désenchantée dans la légende de « Pyrame et Thisbé » qui sert de motif à la tapisserie de sa chambre.

— des « leitmotive » thématiques, comme les crises de larmes de Jeanne ou ses innombrables «stations » à la fenêtre (une quinzaine d’ occurrences) scandent le récit de leur retour obsessionnel;

— certains personnages secondaires, comme Rosalie, réapparaissent eux aussi épisodiquement : la tante Lison, vieille fille négligée de tous, est présente dans chacun des moments décisifs de la vie de Jeanne, comme si elle était son double lointain et solitaire, traversant, elle aussi, la vie comme un fantôme

— des scènes en miroir (deux passages aux Peuples, deux sorties à Yport, deux randonnées au petit bois, deux visites aux voisins), par le jeu des similitudes et des écarts, mesurent enfin l’usure du temps.



Accélérations et dilatations du temps

Une étrange phrase du roman souligne le rapport complexe que Jeanne entretient avec ces fragments de temps : «Une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu’elle avait fait [j elle parvenait parfois à retrouver un mois entier, reconstruisant un à un, groupant, rattachant l’un à l’autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement important. » Si la durée supposée de l’intrigue du roman nous conduit de 1819 aux environs de 1848, nous comprenons que l’écoulement du temps à l’intérieur du récit dépend de la façon dont Jeanne le perçoit.

Le premier chapitre, qui raconte l’arrivée de Jeanne aux Peuples, dilate la durée ; les chapitres suivants initient au contraire un processus d’accélération que mesure la modification des adverbes ou locutions temporelles : « le dimanche suivant », «deux jours après », e la semaine suivante », «régulièrement» et enfin «de jour en jour »... Plus parlante encore est la confrontation du rapport durée de vie/durée du récit entre sections du roman : une journée s’écoule dans le chapitre I, un an dans le chapitre XIII et, s’il faut huit chapitres pour dire une année de projets et d’espérances, il suffit des six derniers chapitres pour embrasser trente ans de désespérances...

III - UNE FEMME... DES SOUFFRANCES

Blessures du corps

Or, ces «rythmes biopsychiques » sont ceux d’un corps et d’une âme chaque jour, chaque saison, plus « souffrants ». A l’exception de très rares moments de bonheur, comme à l’ouverture du roman ou lors du voyage en Corse, la souffrance semble accompagner Jeanne et habiter d’abord ce corps qui pleure si souvent... Souffrance du corps féminin soumis à la goujaterie sexuelle d’un mari brutal déchirure insoutenable de l’accouchement...

Souffrances de l’âme

Mais c’est surtout la souffrance morale qui semble accabler un personnage écartelé entre rêveries et désillusions, « ivresse rêvée e et « félicité crevée », faisant de Jeanne un des personnages emblématiques du pessimisme de Maupassant. La liste est longue des humiliations et des désillusions de l’héroïne

— « étouffement » d’une jeune fille mariée selon les codes sociaux et familiaux d’une aristocratie de province dont la faillite a commencé;

— désenchantement d’une jeune mariée résignée à la juxtaposition de « deux personnes qui ne se pénètrent jamais jusqu’à l’âme» ;

— désarroi cruel d’une femme de petite noblesse trahie pour une bonne: «Oh sa vie était cassée, […] Autant mourir, ce serait finir tout de suite »

—« désespoir insondable » e d’une fille découvrant le double adultère de son père et de sa mère ;

—chagrins d’une mère flouée par les frasques d’un fils trop couvé;

— « ennui », « spleen» dans lequel toutes ces peines viennent s’abîmer pour ne former qu’une suite interminable de e misères» : «Elle restait là des jours enlier>, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant aller à l’aventure ses  Iamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misères» (chap. XIV).

 IV - UNE VIE : UN LIVRE... DES RIENS

 Jeanne, une « anti-héroïne »?

Comme l’a montré Henri Mitterand, comparant Jeanne aux autres « mal mariées » du répertoire contemporain, la courbe du destin du personnage de Maupassant est tout entière celle d’un enlisement. Jeanne, dans sa résignation passive, à l’abri même du tragique et du pathétique, est une « anti-héroïne avant la lettre ». Incapable de se révolter au nom de l’« idée du bonheur» que se faisaient encore Thérèse Raquin ou Gervaise, plus léthargique encore qu’Emma Bovary, Jeanne semble en effet happée par ce néant, par cette somme de «riens » qui constituent l’étrange matérialité de sa « vie » : «Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à taire, plus jamais rien à faire [...j. Voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre. Alors plus rien à faire, aujourd’hui ni demain, ni jamais. » « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui », aurait commenté Baudelaire...



Une Vie : d’un titre à une conclusion

Comment interpréter dans ce contexte la dernière phrase du livre : « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit» ? Ce « mot de la fin» promet-il, comme le suggère H. Mitterand, un «relèvement» de la courbe du destin de Jeanne, un sursaut de sérénité ? Ne fait-il au contraire que masquer provisoirement, comme le pense Marianne Bury, l’enfouissement fatal de Jeanne qui répète avec l’enfant de Paul les gestes qui ont fait d’elle une mère trahie?

Prononcée par Rosalie, cette phrase semble frappée au coin du bon sens, elle est pourtant empruntée à une lettre de Flaubert, «Les choses ne sont jamais aussi mauvaises ni aussi bonnes qu’on croit» (1878), et pourrait bien être un écho de la philosophie de Schopenhauer qui hante toute l’époque. Elle referme la parenthèse de tout le récit ouverte par un titre d’une complexe banalité : Une vie. Un titre qui ne désigne pas plus le personnage central qu’il n’en annonce le destin. Sans doute parce qu’il n’y a plus vraiment d’héroïne ; parce que l’écriture est demeurée au plus près de la trivialité d’un quotidien qu’on a du mal à appeler un «vécu» ; parce qu’une vie, ce n’est pas grand-choses , presque « rien » ou, si l’on veut encore, la seule expansion de ce « rien », de ce « néant» qui bégaye dans la conscience de Jeanne comme dans les mots de Guy de Maupassant.

« Ce que je voudrais faire, avouait Flaubert en écrivant Madame Bovary, c’est un livre sur rien […] qui se tiendrait tout seul, par la force interne de son style. » Jamais sans doute aucun autre écrivain du XIXe siècle ne sera demeuré au plus près de ce programme paradoxal : une vie pour rien ; une vie, rien que « les mots pour la dire ». 

Pour aller plus loin: