• L'aventure, résumé de texte type centrale: André Malraux, extrait du Démon de l'absolu.

La  liberté  est  une  idée  complexe,  mais  un  sentiment clair parce  que son contraire ne l'est que trop; l'homme se sent libre dans la mesure où il s’accorde à l’action où il est engagé, prisonnier    dans  la  mesure où il y est contraint. La société moderne est libre dans celle où elle donne  force de foi à l'idée:  «Le sens de la vie est d’accomplir un travail où  l'on  a  choisi  de  s'engager,  afin  de devenir  (ou de demeurer)  riche et honoré. » Mais pour quiconque met en question la valeur de cette richesse et de cette considération, la bourgeoisie est aussi prisonnière de sa liberté que les ouvriers le sont des machines. L’accusation que porte l'aventurier contre elle est pareille à l'accusation religieuse : « Quoi, une vie humaine, une vie qui ne se reproduira jamais plus, n'est-ce que cela ?».

La furieuse accusation romantique du bourgeois vise plus loin qu'il ne paraît d'abord. Au désir d'être riche et honoré, elle entend répondre :   le premier   désir de l’homme est de de satisfaire et d’incarner les parties de lui-même préférées par son imagination. Réponse d'autant plus virulente   que le bourgeois  vrai se  distingue   de  la caricature qu'en  fait l'artiste  en  ce  qu’il  ne  méprise  nullement ses rêves: il les craint. (Quel bourgeois se refuserait à être Tristan ou d'Artagnan, si la solidité de sa vie ne risquait d'en être compromise ?) En chacun, l'homme qui créa la fiction - l'artiste - et celui qui tente de la vivre - l'aventurier - trouvent un complice.  Incarnée en Cendrillon, ou en la dactylo qui épouse le fils du banquier au cinéma, en le marquis de Carabas, en « l’homme qui voulut être roi», ou en Charles Quint qui voulut ne pas l'être, la libération de la condition sociale éveille chez quiconque l'évoque une obscure Jalousie. Condition que nulle révolution ne saurait modifier radicalement,  et à quoi le riche  n’ échappe pas : qui implique  l'organisation de la vie en fonction de la vieillesse (l'aventurier est seul), la recherche d'une «place» (l'aventurier  est nomade), la prudence (l'aventurier est téméraire et, même  lorsqu’il  aime  passionnément   l'argent,  très  rarement avare); condition sociale qui reconnaît un ordre du monde.



Or l'aventurier s'oppose d'abord à l'identité : il ne change pas seulement d'état civil pour gagner une particule, mais souvent aussi pour perdre la sienne. Il semble toujours traqué par ce que les hommes ont fait de lui : « je ne suis pas mon nom,  je  ne  suis  pas  mon  métier, j’irai agir là où on ne me connaît pas, je rejette tout ce qui vous permettrait de me classer, tout ce qui me contraindrait à croire  que  je  ne  suis  que  cela. »  Son ennemi, c’est l’ordre du monde -- le réel.

Le réel se définissant par un domaine de résistances, implique une   action   ordonnée -- un travail.   Au plus profond de  nous-mêmes,  nous  le  ressentons  comme  un domaine  à  quoi nous  devons  ordonner  une  musique  sur laquelle  nous   sommes   contraints   de  danser. Toute sa structure est dans le mot faire. La perte du paradis contraint l’homme au travail.  On  a  beaucoup  interprété cette  idée  dans le  sens  de :  à  la  dureté  du  travail;  mais s’agirait-il du travail  le moins  dur, que le mythe conserverait  toute  sa  force:  l'Archange  condamne  l'homme  au réel. Disons que le réel est un système de rapports dont l’homme, qui ne peut le définir,   ressent   fortement la totalité. L’aventure, comme l'imagination, tend    à détruire ce système. Ce n’est point par hasard  si tous les aventuriers  sont  des  voyageurs,  même  aux  temps  où le voyage  ne  porte  aucun  prestige :  le  voyageur   regarde comme   un   spectacle   des  gens   qui  regardent la  vie comme une  action. Sauf  pour  l'homme  qui  ne  vit  en pays  lointain  qu'afin  d'y  exercer  son  métier, celui-là redevient semblable aux missionnaires, aux vieux voyageurs,  pour  qui  les  hommes  sont  au  fond  partout  les mêmes: si, aux  yeux  de  celui  qui  traverse  la  Chine, le chinois est un spectacle, aux yeux du commerçant qui y réside, c’est un client . Le métier referme sur le voyageur le monde que le voyage avait ouvert. Aussi, l'aventurier ne se liera-t-il- jamais à une profession, n’attendra-t-il jamais le moment où le métier l'engagerait à nouveau, le fixerait, dans l'univers dont il n'est venu chercher que la métamorphose ou la mobilité.                      .

Etre nomade des métiers -- comme des lieux, comme des états civils et comme, s'il était possible, de soi­-même -, c'est tenter de se placer, en face du réel, dans les conditions du merveilleux.

L'aventurier ne peut faire « qu’il advienne quelque chose ».  Mais il peut détruire tout ce qui empêcherait quelque chose d’advenir.  C'est-à-dire  se  placer  systématiquement   dans un  univers  où soit  donnée  toute   sa  force  à  l'adversaire  du   réel:   le hasard.

Quel hasard ?  L'aventurier est un personnage aux aguets. De quoi ? Il ne le sait presque jamais, encore qu'il le sente fortement. Pas seulement d’événements romanesques. Je dirai : d'une action dont le but soit partiellement inconnu.

La fraternité singulière qui unit un joueur, un prospecteur et Cortez vient du caractère à la fois vaste et confus de leur but, de ce que le profit qu'ils tireront de l'avoir atteint n'est proportionnel ni au travail, ni au talent, ni à l'intelligence exercés pour cela. Ce qui distingue  radicalement  l'action  d'un  Lyautey,  même  d'un Clive, de celle d'un Cortez, c'est que Lyautey sait ce qu'est le Maroc et ce qu'il veut en faire, Clive sait ce qu'est l'Inde ; Cortez ignore ce qu'est le Mexique : il sait seulement qu'il  en  attend  de  l'or. L'aventurier est l'homme que n'éclaire pas le soleil, mais la torche qu’il tient dans son poing.                                               .

Toute   activité   dirigée   vers   un   but   partiellement inconnu bénéficie du prestige de l'aventure, et parfois, se confond avec elle : l'activité des chefs militaires quand ils combattent pour leur propre compte ; celle du conquérant, de l’explorateur ; celle même des grands chefs capitalistes, d'un Rhodes, des burgraves de l’industrie américaine, d'un Stinnes -toute activité sous laquelle rôde le hasard.

Le jeu est le grand moyen de lutte contre la condition sociale. Toute la géographie de l'aventure s'ordonne autour de lui. L'émigrant est un aventurier en puissance ; qu'il devienne agriculteur, il cesse de l’être ; chercheur d'or, il le devient pleinement- surtout si, menuisier ou coiffeur jusque-là, il abandonne son métier pour la ruée vers quelque Klondike ; car un prospecteur professionnel ne l'est qu'à demi.

Le désir du gain rapide nous masque le vrai Joueur bien plus qu'il ne nous l'éclaire. Aucune passion ne s'explique par le profit que retire d’elle, à l’occasion, celui qui l'éprouve ; et la possibilité  de gagner  beaucoup d’argent  explique  le  jeu a  peu près  comme  celle d’avoir beaucoup d'enfants explique l'amour; Le mot jeu évoque d'abord les Jeux de hasard; or, dès que de grosses sommes y sont engagées, la fascination de la perte y devient  beaucoup  plus  intense  que  celle  du  gain ;  du grand   joueur.

Le joueur se met  en  Jeu à  travers  une  abstraction  qui ne masque que lui-même, l’aventurier à travers  une  profusion  romanesque;  jeu   et  aventure  ne  se  rejoignent  pas en  ce  qu'ils  sont, mais  en  ce  qu'ils  ne  sont  pas:la  soumission  au  réel.                                                                                   

Aussi est -il un sentiment que l'un et l'autre éprouvent d'une façon despotique : l’inassouvissement. Un homme engagé dans une aventure  n'est  pas  plus  un aventurier que n'est un joueur celui qui a pris un billet à la Loterie nationale; mais celui chez  qui l’aventure  est devenue ce qu'elle est en réalité, une passion, porte en lui le bûcher d'Hercule; et c'est par  là  qu'il  éveille  en tant  de cœurs, une communion  souvent  fraternelle.  S’il ne cherchait que la puissance, les hommes ressentiraient bien davantage, à son égard, le mélange d’admiration et de haine que leur inspirent toutes les royautés.  Mais, depuis le refus fanatique de la condition sociale jusqu’à  l’inassouvissement,  l'aventure  participe  de  la   révolte  contre l'ordre des dieux; et elle n'obsède les hommes que parce qu'ils se demandent s'ils ne  doivent  pas  reconnaître,  en ses   gestes  d'empereur,  de  héros ou d'extravagant,  la leçon de Prométhée .              .

L'échec  détruit  l'aventurier,  le  tue  ou  le   rend clochard; le succès l'intègre la condition sociale  dont  il entendait  s'affranchir;  aussi,  comme le Joueur ,  rejoue-t-il,  s'il  le  peut  et  parfois  contre  lui-même,  s'il  [ne peut plus ?] saisir d'autre partenaire. Le sentiment  qu’il ressent le  plus  despotiquement  -- soit parce  que le destin le lui  impose,  soit  parce  qu’il le  porte  en  lui-- c’est  l’inassouvissement .

André Malraux, Le démon de l’absolu, 1946 ; « Préface », Editions de La Pléiade T.II.

 

  • Consigne: résumez le texte de Malraux en 200 mots, avec une marge de tolérance de 10%. 

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