De nos jours, la conscience morale répugne à se soumettre à un absolu et semble préférer se confier au temps vécu. C’est dans les engagements proches et les contraintes du moment qu’elle trouve d’ordinaire la raison de ses actes, et qu’elle tente de s’en justifier, quand on l’accuse d’oublier ses devoirs ou quand elle s’en accuse elle-même. A telle époque, entend-on fréquemment, il m’était impossible d’agir autrement et de prévoir les conséquences, assurément regrettables, qui ont résulté de ma façon d’agir. Ou bien encore le milieu dans lequel je vivais ne me permettait pas une autre conduite ;j’ai agi comme tout autre personne de mon entourage aurait fait à ma place.

  Il est difficile de ne pas reconnaître que les circonstances peuvent souvent être invoquées pour excuser, sinon pour justifier, des comportements passés dont le caractère odieux ou fâcheux est reconnu par les auteurs eux-mêmes. Mais on aurait tort, semble-t-il, en tout cas pour soi-même, d’user d’indulgence à l’égard de lâchetés manifestes, car les exigences de la vie dépassent les pressions d’un moment et ne peuvent leur être sacrifiées. D’où la nostalgie souvent sincère qu’on éprouve pour la morale kantienne.

 

  Depuis un siècle, l’accord semble de plus en plus se faire sur l’idée que la morale ne consiste ni dans la seule pureté d’intention, ni dans le présomptueux calcul des conséquences, mais dans la prise au sérieux de la vie et dans la volonté de la respecter, de la promouvoir, et de la servir. Est bien ce qui permet à la vie de se développer, mal ce qui la blesse ou, ce qui est pire, la tue. Ces maximes s’appliquent au respect de la nature, et au respect des animaux, mais bien davantage encore au respect et à l’amour des hommes. Or, s’il s’agit des hommes, la matière de leur vie, en plus de leur existence biologique, c’est leur temps vécu, celui qu’ils passent avec et en grande partie pour les autres, celui qu’ils offrent et qu’ils défendent, celui qu’ils partagent en temps de travail, en temps d’intimité, et en temps de loisir.

  Une véritable attention au temps vécu, qui transcende la façon légère et superficielle d’y conformer par intérêt immédiat sa conduite, implique, semble-t-il, une claire compréhension de son propre passé (et éventuellement du groupe dont on assume la responsabilité), tout comme une courageuse attitude à l’égard de son avenir (le sien, et éventuellement celui d’autres que soi). Un temps humainement vécu est toujours un temps moralement vécu; il réclame une appréciation morale, qui peut rester secrète ou non, selon le degré de confiance que les personnes morales ont les unes à l’égard des autres…Encore faut-il du courage vis-à-vis de l’avenir, et ce courage moral est plus difficile que le courage physique, toujours nécessaire au premier. Or c’est là que l’individu trouve ses limites. Aucun projet d’envergure ne peut réussir sans l’aide et le soutien des autres, de ceux qui sont des (« frères» ou des « soeurs» dans «la foi ». C’est fort à propos que les Anciens faisaient l’éloge de l’amitié, celle, disaient-ils, «fondée sur la vertu ». Or l’amitié n’est pas seulement fondée sur la vertu, mais elle fonde aussi la vertu, car elle lui permet, par une exigence naturelle, de durer, c’est-à-dire d’exister. Nos amis sont les gardiens de nos vertus comme éventuellement de nos vices ; c’est avec eux, par leur vigilance ou leur complicité, qu’ils nous permettent d’acquérir les uns ou de sombrer dans les autres, de réussir notre existence ou de lui porter préjudice.

  L’amitié est d’ordinaire aussi médiatrice d’une autre forme d’attention au temps vécu. Il s’agit du temps qui a été vécu par ceux qui, dans le passé, ont partagé notre foi, notre idéal, nos raisons de vivre et d’espérer. Nous ne sommes pas les premiers à tenter d’être des hommes, à en connaître les difficultés et les combats, les espoirs et les désillusions. Dans les moments de désarroi et de doute, nous n’avons d’autre recours, bien souvent, que de mettre nos pas dans les sentiers, tracés par d’autres, mais qui nous ont toujours semblé être les meilleurs. C’est ainsi que s’opèrent la plupart des conversions, de ces tournants de vie, ou retournements, dont l’être humain, si faible soit-il, est capable, et qui jalonnent le cours de son temps vécu. Une conversion n’est pas seulement le choix d’un mode de vie, généralement différent de l’ancien, mais d’une tradition, dont la cohérence se manifeste alors, tandis qu’elle se dérobait jusque là à des regards tournés ailleurs. Malheur à’ qui prétend fournir alors une contrefaçon de cette tradition redécouverte!

  […] Aujourd’hui, le ciel étoilé ne nous livre pas, pour nous rabaisser, un enseignement qui serait contraire à celui de la loi morale, qui nous relève, comme le prétendaient en toute bonne foi Pascal et Kant. Si nous sommes des «poussières d’étoiles », c’est que les étoiles ont travaillé pour nous. Si l’Univers est si vaste, c’est que nous ne pouvions naître qu’à un moment assez tardif de son expansion. Si la matière n’a cessé de se complexifier au lieu de se cristalliser dans des structures d’équilibre, c’est qu’un principe mystérieux fait de la flèche cosmique une flèche historique, au bout de laquelle nous rencontrons la Terre, la vie, l’homme et la loi morale. Certes la loi morale n’est pas une loi physique — en cela Pascal et Kant ont tout â fait raison, aujourd’hui comme hier.

  Mais la loi morale nous apparaît aujourd’hui comme appartenant pourtant à un ordre secret de l’Univers en évolution, que les savants de l’Europe classique, à l’exception de Leibniz, semblent avoir perdu de vue. Elle est un appel à la perfection, dans un Univers qui a ménagé déjà un berceau pour la vie, et dont les énigmes s’offrent au cerveau de l’homme comme les procédés, qui seront peut être un jour découverts, d’un grand dessein auquel l’homme, doté d’esprit, a vocation de participer. Un temps bien vécu est un temps immortel, puisqu’il est déjà immortalisé dans l’épopée d’une magnifique Histoire.

Hervé Barreau, Le temps, PUF, 1996