La notion de durée est la source vive de la méditation bergsonienne : « Quand nous cherchons à nous installer dans la pensée d’un philosophe au lieu d’en faire le tour », nous apercevons au centre de celle-ci « quelque chose de si extraordinairement simple, que le philosophe n’a jamais réussi à le dire », bien qu’il ait essayé toute sa vie de le traduire, de l’expliciter, notamment par le biais d’images à mi-chemin entre « la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent ». C’est autour et en vertu de cette simplicité de l’intuition concrète, « vision » insaisissable, que s’organise et se développe toute une philosophie. La durée est l’intuition fondamentale, matricielle, du Bergsonisme, la durée concrètement vécue, c’est-à-dire le temps de la conscience distingué du temps de la science qui se borne à symboliser la durée à l’aide de formules numériques ou de graphiques. La science utilise un artifice par commodité : elle abolit l’épaisseur de la durée en faisant du temps une variable à l’intérieur d’un système de relations. Ce faisant, elle nous livre du monde une image purement symbolique (symbolisme mathématique) dans laquelle le temps réel peut être annulé, dans lequel l’avenir le plus lointain est fictivement contemporain du présent : un monde, en somme, où le temps ne dure pas. La durée réelle est irréductible à la durée ainsi conçue comme le temps mesurable écoulé entre le début et la fin d’un phénomène ou d’un processus. Par durée réelle, Bergson entend au contraire un temps non mesurable quantitativement : c’est la dimension subjective et qualitative du temps. Il oppose ainsi la durée réelle non quantifiable et non mesurable au temps objectif et abstrait de la physique, spatialisé, homogène, quantifiable et mesurable. La durée s’obtient en dissociant le temps quantitatif du temps vécu et senti. Or leur association forme un mixte auquel nous sommes tellement habitués que nous prêtons à la durée les caractères mesurables du temps représenté par la médiation de l’espace. Il faut donc dissocier les deux éléments du mélange : d’un côté l’espace où s’inscrit l’aiguille des pendules ; de l’autre la durée que nous ne pouvons saisir que directement en nous. Nous passons alors de la perception courante et grossière du mixte à une saisie immédiate dont l’immédiateté n’apparaît que lorsqu’on a dépouillé notre représentation de la spatialisation, laquelle altère la durée pure vécue dans l’intériorité.

 

C’est du respect pour l’expérience que Bergson s’inspire dès ce premier ouvrage où il propose la description des états de conscience en prise directe, c’est-à-dire au moyen de l’introspection et de façon polémique à l’endroit de la psychologie positiviste, qui prétend rapporter les données internes de la conscience aux faits physiques externes. Or, les faits psychiques se déroulent dans une dimension qualitative que l’on ne peut rapporter à la dimension quantitative des faits physiques car on peut mesurer une stimulation, comme l’avait fait Fechner15, mais non pas une sensation. « Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds n’ont aucun rapport avec la quantité ; ils sont qualité pure ; ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou plusieurs, ni même les examiner de ce point de vue sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent est ainsi une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique ; caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer » (p. 102). Le temps concrètement vécu de la conscience est une durée réelle dans laquelle l’état psychique présent conserve le processus dont il provient tout en étant quelque chose de nouveau en même temps. Il n’y a pas de continuité linéaire entre les états de conscience : ils s’interpénètrent en donnant naissance à un amalgame en continuelle évolution. C’est précisément ce mouvement réel et vécu que la science ne peut expliquer par ses concepts abstraits et rigides. C’est la mémoire pure et spirituelle qui caractérise la vie profonde de la conscience : elle recueille tout notre passé et le conserve au fond de notre âme. La mémoire peut rappeler un souvenir en concomitance avec une perception. Elle est aussi à la base de l’imagination libre dans le rêve et dans les délires de la folie. Les deux extrêmes de l’esprit et du corps peuvent donc recevoir comme expression la mémoire et la perception : la première recueille la totalité de la vie vécue, dans toute sa spontanéité et sa créativité ; la seconde se concentre sur le présent, sur les nécessités de l’action, sur l’automatisme des schèmes intellectuels abstraits et des habitudes utiles pour la vie pratique. Le corps a « pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit » ; mais l’esprit déborde et transcende le corps, il le pousse au-delà du présent et du passé vers le futur, il le résorbe en sa propre durée.

Bergson est parti de l’idée qu’il s’agissait de réconcilier la philosophie avec la vie, faisant prévaloir la perception des choses mêmes sur leur conceptualisation, sans pour autant renoncer à celle-ci. Zénon peut bien raisonner à perte de vue sur la « flèche qui vole et ne vole pas », comme le dit Valéry, il ne peut empêcher que nous percevions un mouvement là où une logique raide prétendrait ne saisir qu’une juxtaposition d’arrêts. De cette référence au vécu qu’il convient de rappeler contre les raisonnements d’une raison toujours trop immature, Bergson tire l’assurance que le changement constitue la substance même de la réalité telle que nous pouvons l’expérimenter. Seul le contact avec le réel permet de restituer avec exactitude la nature du travail de la conscience attentive à elle-même.

Grâce à la durée s’éclairent d’un jour nouveau les grands problèmes métaphysiques : du moi et de la liberté, de la matière et de l’esprit, de la vie, de la morale enfin. Se placer dans la durée, y revenir sans cesse, tel est le conseil de Bergson à qui veut pénétrer sa philosophie.

                               France Farago, Le temps vécu, Armand Colin, 2013