TEXTE SUPPORT: LE PERE GORIOT DE BALZAC 

En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurs hommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firent sonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchait machinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs, quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. Le premier était le chef de la police de sûreté, les trois autres étaient des officiers de paix.

— Au nom de la loi et du roi, dit un des officiers dont la voix fut couverte par un murmure d’étonnement.

Bientôt le silence régna dans la salle à manger, les pensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ces hommes qui tous avaient la main dans leur poche de côté et y tenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agents occupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à celle qui sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurs soldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade. Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur qui tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droit à lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemment appliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête de Collin toute son horreur. Accompagnées de cheveux rouge brique et courts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêlée de ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste, furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclairées. Chacun comprit tout Vautrin, son passé, son présent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de son bon plaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme de ses pensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout. Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’un chat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreint d’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris de terreur à tous les pensionnaires. À ce geste de lion, et s’appuyant de la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collin comprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, et donna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine. Horrible et majestueux spectacle ! sa physionomie présenta un phénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, et que dissout en un clin d’œil une goutte d’eau froide. La goutte d’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair. Il se mit à sourire et regarda sa perruque.

— Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de la police de sûreté.

Et il tendit ses mains aux gendarmes en les appelant par un signe de tête.

Messieurs les gendarmes, mettez-moi les menottes ou les poucettes. je prends à témoin les personnes présentes que je ne résiste pas.

Un murmure admiratif, arraché par la promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle.

— Ça te la coupe, monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regardant le célèbre directeur de la police judiciaire.

— Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’homme de la petite rue Sainte-Anne d’un air plein de mépris.

— Pourquoi ? dit Collin, il y a des dames. Je ne nie rien, et je me rends.

Il fit une pause, et regarda l’assemblée comme un orateur qui va dire des choses surprenantes.

— Écrivez, papa Lachapelle, dit-il en s’adressant à un petit vieillard en cheveux blancs qui s’était assis au bout de la table après avoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal de l’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers ; et je viens de prouver que je n’ai pas volé mon surnom. Si j’avais seulement levé la main, dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-là répandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de maman Vauquer. Ces drôles se mêlent de combiner des guets-apens !

Balzac, Le père Goriot,  Chapitre III

 

I- REPERES POUR L'ANALYSE DE L'EXTRAIT DU PERE GORIOT 

Le fait que Vautrin réapparaisse dans plusieurs romans contribue à lui donner sa dimension mythique.

La lecture du Père Goriot, de Splendeurs et Misères des courtisanes, et des Illusions perdues, permet de retracer son itinéraire, ce qui montre combien le personnage s’imposait à l’imagina­tion de Balzac.

Lorsqu’il est à la Pension Vauquer, il est évadé du bagne dans lequel il devait purger une peine de cinq ans pour avoir endossé les faux en écri­ture « d’un très beau jeune homme qu’il aimait beaucoup », Franchessini.

Après son arrestation à la pension Vauquer, il s’évade de nouveau, et dans Splendeurs et Misères des courtisanes, il remplit, auprès de Lucien de Rubempré, une fonction semblable à celle qu’il remplit auprès de Rastignac dans Le Père Goriot : c’est lui qui réussit à persuader Lucien de Rubempré d’abandonner l’amour d’Esther pour faire un mariage avantageux.

Séduit par les jeunes gens, convaincu que l’ordre social repose sur l’injustice et qu’il faut en profi­ter sans scrupule, il devient l’âme damnée des jeunes ambitieux qu’il remarque.

Le personnage de Vautrin a été inspiré à Balzac par Vidocq : c’est ainsi que Vautrin terminera sa carrière, en ancien bagnard devenu chef de la Sûreté.

Le personnage exerce sur son créateur une fas­cination ambiguë :

  • d’une part, il est son porte-parole, dénonçant l’immoralisme profond d’une société qui cor­rompt les individus ;
  • d’autre part, il est le diable, celui qui agit dans l’ombre et exerce un ascendant maléfique ; et l'on ne sait pas jusqu’où vont ses mystérieux et inquiétants pouvoirs.

    La succession des événements

  1. L'arrestation de Vautrin
  • Lignes 1 à 15 : la police fait irruption et bloque toutes les entrées, sans qu’on sache explicitement qu’elle agit contre Vautrin.
  • Lignes 15 à 38 : phase d’affrontement violent entre Vautrin et la police.
  • Lignes 37 à la fin : nouvelle tactique de Vautrin, la maîtrise non-violente.
  1. L’irruption de la police est déjà une surprise dont rend compte la réaction des témoins : « un murmure d’étonnement ».

La première réaction de Vautrin surprend par sa rapidité et sa force surnaturelle, même si une réaction violente pouvait être prévisible (« Il bon­dit... féroce énergie... cris de terreur ».)

Sa deuxième réaction surprend, elle, par son caractère inattendu, de même que par sa rapi­dité (« rapide comme un éclair »).

Puis le discours de Vautrin réserve lui-même quelques effets de surprise : il appelle par son nom celui qui est chargé du procès-verbal, il dévoile son identité...

      3- Intérieur et extérieur

Intérieur

Extérieur

silence (1.9)

bruit : « pas », « fusils »

acteurs dénombrés et identifiés

masse confuse

lien supprimé entre intérieur et extérieur par la garde des issues

 Vautrin: maître du jeu

  1. L'image initiale sous-jacente est celle du Diable : les « cheveux rouge-brique » sont sem­blables aux « feux de l'enfer », et de ce fait «ruse» et « intelligemment » se révèlent être des caractéristiques de la puissance maléflque. Ensuite, Vautrin est comparé au chat, qui dans certaines traditions est l’animal du diable. Puis, au moment où il manifeste sa force, c’est le métaphore du lion qui est utilisée : « rugit » ; «ce geste de lion ».La dernière image abandonne le monde animal pour une comparaison plus subtile avec la chau­dière. Dévolution des images suit l’évolution de Vautrin, de la rage simpliste à la complète maî­trise de soi.
  2. Les témoins ne font que murmurer. Quant aux membres de la police, ils ne prononcent que deux phrases très courtes (la première n’est même pas complète), et stéréotypées : « Au nom de la loi et du roi » ; « Allons, qu’on se déshabille ». Vautrin est en fait le seul à vraiment parler, jus­qu'à s’engager dans un discours, « comme un i dateur » (1.52). C’est le signe qu’il est le maître de la situation.
  3. Il ne peut redresser la situation à son avan­tage qu’en renonçant à employer les mêmes armes que l’adversaire : sur le terrain de la vio­lence, la police est la plus forte. Il se met à parler et prend le dessus en trois temps : il échappe à la violence en renonçant de lui-même à la violence (« je ne résiste pas ») ; il réussit à refuser de se déshabiller, en jouant au gentleman i lovant les dames ; il décide lui-même d’avouer, pour ne pas y être forcé.

Les figurants

  1. Les forces de police sont nombreuses : outre les officiers de police, les trois agents et les quatre gendarmes qui apparaissent, on sait que (l outres policiers ont encerclé la maison : « Le pas et les fusils de plusieurs soldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade ». Mais ils ont beau être nombreux, ils disparaissent tous rapidement du récit : il n’est plus fait allusion à eux que dans le discours de Vautrin : « Messieurs les gendarmes », « papa Lachapelle ». L'affrontement se transforme en un duel entre Vautrin et le chef de la police.
  2. On passa de l’étonnement (1.8) à la terreur (1.29) et à l’admiration (1.43), ce qui montre que les réac­tions des témoins dépendent des réactions de Vautrin : il est maître du public et le manipule.

III- ÉTUDES COMPLÉMENTAIRES AU TEXTE DE BALZAC

Qui est Vautrin ?

Un personnage aussi complexe entraîne de fré­quentes caractérisations directes ou indirectes, qui peuvent donner lieu à un fichier de citations. Vautrin se définit souvent par son propre discours, dans lequel il expose sa pensée et ses intentions. Devant Lucien de Rubempré, par exemple, à la fin des Illusions perdues, point de départ des futures Splendeurs et Misères des courtisanes : « Jamais l’argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j’assurerai le brillant édifice de votre fortune. J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi ! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous !... »

Souvent revient le discours sur la société qu’il dénonce (voir ci-contre), avec des accents par­fois hugoliens : « Pourquoi deux mois de prison au dandy qui dans une nuit ôte à un enfant la moi­tié de sa fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les circonstances aggravantes ? » (Le Père Goriot). Et cette attitude est caractérisée également par le narrateur : « Souvent une boutade de Juvénal, et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu’il gardait rancune à l’état social. » (Le Père Goriot)

Le personnage et son créateur

On peut se demander pourquoi un bandit cynique comme Vautrin fascine à ce point son créateur. On peut se demander pourquoi il choisit ce per­sonnage pour être, à un moment donné, son porto parole dans la condamnation de la société.

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