A. Texte: Le pouvoir des fables, La Fontaine.

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur , voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les coeurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut
            A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes:
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout, personne ne s'émut;
            L'animal aux têtes frivoles,
Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter;
Tous regardaient ailleurs; il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants et point à ses paroles.
Que fit le harangueur? Il prit un autre tour.
« Céres , commença-t-il, faisait voyage un jour

            Avec l'anguille et l'hirondelle;
Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant,
            Comme l'hirondelle en volant,
Le traversa bientôt.» L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix: « Et Céres, que fit-elle?
            - Ce qu'elle fit? Un prompt courroux
            L'anima d'abord contre vous.
Quoi? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse!
            Et du péril qui la menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet!
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait?»
            A ce reproche l'assemblée,
            Par l'apologue réveillée,
            Se donne entière à l'orateur:
            Un trait de fable en eut l'honneur.

Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
            Si Peau d'Ane m'était conté,
            J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on: je le crois; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

La Fontaine, Fables "Le pouvoir des fables", Fable 4, Livre VIII

 B. Commentaire de l'apologue de La Fontaine

Dans ce texte qui est extrait de la fable 4 du livre VIII, La Fontaine mène une réflexion sur l’art de la fable en opposant la rhétorique à l’apologue.

I. L’inutilité de l’éloquence traditionnelle

1) Un auditoire indifférent

Les Athéniens sont présentés par la métaphore « animal aux têtes frivoles » qui fait écho aux adjectifs dévalorisants du vers 1, « vain » et « léger ». L’attitude des Athéniens confirme ce jugement. La Fontaine évoque leur désintérêt à l’égard d’une situation particulièrement critique (« sa patrie en danger ») et à l’égard du discours de l’orateur (« personne ne s’émut » ; « ne daignait l’écouter »). L’enjambement des vers 13-14 montre l’intérêt du public pour des choses secondaires. L’expression « combats d’enfants » est mise en évidence par le rejet et s’oppose à la nécessité de se battre pour sauver Athènes.

2) Une éloquence impuissante

L’orateur veut imposer son point de vue. L’expression « forcer les coeurs » désigne cette démarche. L’éloquence est dévalorisée : c’est « un art tyrannique ». Les efforts de l’orateur pour convaincre l’auditoire se traduisent par le recours aux procédés de l’éloquence : les figures de rhétoriques, « ces figures violentes / Qui savent exciter les âmes les plus lentes » ; la prosopopée : « Il fit parler les morts ». L’enjambement des vers 6-7-8 évoque les longues périodes de l’orateur. La violence de ses propos s’exprime par le réseau lexical de la violence : « violentes », exciter », « tonna ». Même si l’orateur est sincère, l’éloquence est trop formelle pour toucher le public.

II. L’efficacité de l’apologue

1) L’art du récit

Les animaux sont les personnages privilégiés des fables. Les personnages choisis sont antithétiques. Cérès constitue une allusion à la mythologie. Les dieux interviennent parfois dans les fables. Les personnages ont un intérêt dramatique.
L’action est importante. L’apologue suit une logique narrative. La quiétude du voyage est troublée par l’obstacle de l’eau. On passe de l’imparfait au passé simple. En ne parlant pas immédiatement de Cérès, l’orateur entretient un suspense et obtient la réaction du public.

2) Les objectifs de l’apologue

Il s’agit de susciter l’attention du public : « À ce reproche l’assemblée Par l’apologue réveillée ». La vocation pédagogique de l’apologue est respectée. L’orateur établit une analogie entre Cérès et Philippe. On le voit par la reprise de la question et du verbe « faire » aux vers 21 et 27.

3) Le plaisir des fables.

Le public éprouve du plaisir à écouter la fable et La Fontaine revendique ce plaisir dans sa morale qui constitue un plaidoyer en faveur de l’apologue. Avec son récit dans le récit, La Fontaine met en valeur l’art de la fable.


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